Kalan se réveilla en sursaut. Il n’avait même pas pensé que des gardes pourraient être à leur trousse. Il s’était endormi si naïvement et il s’affolait maintenant qu’il s’en rendait compte.
— Calme-toi. Popi et moi, on peut monter la garde tout en somnolant, lui murmura la voix d’Ahia dans sa tête.
Il tourna les yeux vers ses jambes. Une magnifique louve noire au front décoré d’un losange argenté se reposait sur lui et son frère. Elle lui tenait chaud et son poids avait quelque chose de réconfortant.
— Vas-y, lui dit-elle.
— De quoi tu parles ? questionna-t-il.
— De caresser ma fourrure. Je sens que tu en meurs d’envie. Vas-y, elle est douce et j’adore ça.
Intimidé, il glissa ses doigts dans le pelage de son amie. Cela lui paraissait bizarre d’avoir un geste aussi intime avec elle. Elle grogna de plaisir au moment où il lui gratta l’arrière des oreilles. En fin de compte, cela n’avait rien de différent que de caresser Popi. Les Elfes étaient trop réservés les uns envers les autres et n’osaient même pas se gratter en public. Sentir ce doux pelage le réconforta. Il s’en ouvrit à son amie :
— Je ne pensais pas que ça pouvait à ce point réchauffer le cœur de caresser un autre animal.
— C’est pareil pour Ness, alors même qu’il n’est pas conscient. C’est en partie pour ça que j’ai pris une forme canine. Et aussi parce que les facultés des loups sont parfaites pour monter la garde.
Ahia avait traversé le royaume à tire d’ailes, les avaient sortis de prison en attaquant tout un bataillon, encaissant les sensations que son Empathie lui avait livrées puis elle avait englouti des kilomètres en pleine forêt loin des chemins praticables. Et elle prenait encore sur elle pour surveiller les environs lors de leurs pauses. Kalan sentit sa gorge se serrer tant son amie était une véritable héroïne. Cependant, il ne trouva pas les mots pour le lui exprimer et espéra que son Empathie lui transmettrait tout ce qu’il ne savait dire.
— Merci pour ta surveillance, reprit-il. J’ai dormi longtemps ?
— Quelques heures, je pense. J’ai eu le temps de voler jusqu’à la lisière et de revenir me reposer. Il n’y a aucun garde à proximité, notre leurre a dû fonctionner. On est tout proche de Ruke, ce village de brigands où on pourra trouver des vivres et du matériel pour Nessan.
— Dans cet état, on ne pourra rien lui faire avaler, commenta Kalan.
— Je pense qu’il va revenir à lui. Enfin, dans cet état second où il n’est ni réveillé ni endormi et peut assouvir ses besoins. Si ce n’est pas le cas, j’emploierai toute mon Énergie à le maintenir dans un état d’esprit proche de la limace.
— Tu ne te moquerais pas des limaces ? Elles font partie de tes espèces je te rappelle, la taquina Kalan.
— Pour sûr ! Des êtres qui ne valent pas moins que d’autres. Disons que c’est rare que les limaces s’inquiètent de leur état mental, d’où ma comparaison…
— Je vois. Et tu t’en sens capable ? Ça ne m’a pas l’air facile.
— Je m’en sens incapable, mais je ferai tout pour y arriver si c’est le seul moyen de le maintenir en vie. Et il s’est déjà montré dans cet état quand il a fallu absolument qu’il descende pour se vider la vessie. Ce besoin a dû le pousser à se mettre sur ses pieds pour se soulager. Enfin, heureusement que tu étais là pour l’aider.
Kalan n’était pas très à l’aise avec ce souvenir où il avait dû soutenir son frère pour uriner. Une fois soulagé, Nessan était à nouveau tombé dans les pommes. Ni Ahia ni lui ne parvenaient à comprendre ses changements d’état. Kalan songea qu’il n’avait aucune envie de revivre la scène dramatique de son dernier éveil. Il en vint presque à tolérer sa condition entre sommeil et râles, à moitié conscient.
— Si on y allait au lieu de ruminer ? proposa Ahia. On devrait se rapprocher de Ruke pour le cacher, j’aimerais mieux qu’on ne s’éloigne pas trop de lui. Popi m’avertira en cas de danger.
— Tu es capable d’avoir un lien mental avec Popi à distance ? s’étonna Kalan.
— C’est assez faible, mais oui, je devrais pouvoir maintenir un lien. Par contre il ne pourra pas me dire ce qu’il se passe avec exactitude, on devra rappliquer en vitesse au moindre signalement.
— C’est mieux que rien. Sinon, je vais à Ruke pendant que tu surveilles Nessan.
— Hors de question, tu es trop faible pour que je te laisse aller dans ce lieu tout seul. Je te rappelle qu’il ne s’agit pas d’un village d’enfants innocents ! Tu risquerais de te faire vider les poches.
— Je n’aurai pas l’air plus costaud si tu m’accompagnes.
— Non, mais tu auras l’air d’un propriétaire de chien qui ne rigole pas. Je montrerai les crocs et ferai semblant d’obéir aux moindres de tes ordres.
— Alors je pourrais te demander n’importe quoi et tu le feras ? demanda-t-il, un grand sourire aux lèvres.
— Même les grands maitres ont des cicatrices de morsures, ne l’oublie pas !
Elle se releva et poussa Popi de la truffe afin qu’il en fasse de même. Elle reprit sa forme de jument et attendit que Kalan la selle et lui confie Nessan. Popi partit devant, plein d’énergie pour découvrir les odeurs de cette nouvelle partie de forêt. Ahia eut moins de difficulté à naviguer entre les arbres, n’ayant plus qu’un seul passager à bord. Elle les emmena dans un recoin de forêt proche de Ruke à l’abri des regards. Là, les deux camarades installèrent Nessan le plus confortablement possible et le confièrent à Popi, qui sembla prendre son rôle très au sérieux. À peine le chiot s’était-il assis que sa truffe et ses oreilles s’étaient mises en action. Jamais il n’avait paru aussi consciencieux pour garder l’entrepôt d’Armekin. L’après-midi touchait à sa fin et Kalan espéra que les boutiques ne fermaient pas trop tôt dans ce village malfamé. Avec une grande inspiration, il se mit en marche en direction des habitations, Ahia louve sur les talons. Le village ne semblait pas paisible, un brouhaha leur parvint rapidement aux oreilles, composé de voix fortes et tonitruantes.
— Qu’est-ce que tu sais de ce village ? demanda Kalan.
— Peu de choses, si ce n’est que les Elfes qui ne trouvent pas leur place dans Linone viennent y vivre. On dit que ce ne sont que des criminels, mais toutes ces personnes ne sont pas si mauvaises, elles ont surtout souffert et n’arrivent pas à vivre paisiblement. Du moins, c’est ce que j’ai ressenti en observant ce village une journée, je suis loin d’avoir tout saisi.
Elle fut interrompue par les aboiements d’un chien qui arrivait vers eux en courant. Apparemment, il considérait que des étrangers avaient pénétré son territoire sans son consentement. Kalan se raidit, tandis qu’Ahia le devança et attendit le chien, les oreilles dressées. Elle frémit de la queue, comme pour montrer ses bonnes intentions. Le chien arriva, le poil du dos hérissé et renifla Ahia dans le cou. Puis les deux animaux se tournèrent autour, se reniflant l’arrière-train comme le voulaient les coutumes canines. Kalan sentit ses joues chauffer. Il n’avait jamais jugé les manières des chiens, mais voir son amie sentir le derrière d’un inconnu le mit soudain mal à l’aise.
— Il me fait comprendre qu’il est chez lui, que je suis la bienvenue si je ne vole pas sa nourriture et qu’on est le deuxième groupe d’inconnus à se montrer ce soir. Il trouve les premiers arrivants étranges, mais ses Elfes n’y prêtent pas attention, il les a donc laissés passer.
— Comment arrives-tu à avoir des conversations avec des animaux dénués de langage ? réalisa soudain Kalan qui était surpris de toutes ces informations.
— Ce ne sont pas des mots, mais des échanges d’odeur, de vision et de sensations. Un échange facilité par mes dons d’Hypnose et d’Empathie. Tu viens ? Il va nous escorter pour montrer à ses Elfes qu’il nous a à l’œil.
— Très bien, allons-y tous les trois dans ce cas.
Le Sombre et l’Omnifaune trouvèrent de nombreuses boutiques ouvertes. Elles étaient toutes dans des états à la limite du salubre, mais leur permirent d’acquérir des couvertures et de la nourriture grâce aux économies d’Ahia, Kalan n’en demanda pas plus. En sortant de leur dernière boutique, le chien du village observait deux personnes en grognant. En dehors de leur grande cape foncée, qui pouvait s’expliquer par la fraicheur qui s’abattait en fin de journée, Kalan les trouva tout à fait ordinaires. Des inconnus qui voyageaient, rien de plus. Il n’arrivait pas à comprendre que le chien soit intrigué par ces Elfes.
— Allons-y, on a tout ce qu’il faut, déclara-t-il.
Ahia ne lui répondit pas et ne le suivit pas. Il se demanda si elle avait coupé leur lien mental, mais elle finit par lui répondre.
— Ces Elfes sont étranges. Leur odeur et leurs émotions… Il y a quelque chose qui cloche.
— Je n’ai jamais vu personne d’aussi banal pour ma part.
— Justement, tout le monde a l’air de les ignorer. Même nous, on a eu le droit à un ou deux regards en coin. Ces Elfes-là passent inaperçus alors que le chien de garde les grogne.
— Qu’est-ce que tu veux y faire ?
Kalan commença à s’éloigner, mais Ahia ne le suivit toujours pas. Il se sentit un peu bête dans son rôle de maitre canin. Il revint discrètement sur ses pas et caressa la louve.
— Ahia ?
— Il faut qu’on les suive de loin. Si ce sont des gardes à notre poursuite, on devrait les surveiller.
— Quand les mauvaises idées ne viennent pas de moi, c’est toujours mauvais signe, pesta-t-il.
Il regarda à nouveau les deux suspects avec une étrange difficulté et dut admettre que quelque chose ne tournait pas rond.
— Bon, mais ensuite, on file le plus vite possible. Essaie de ne pas montrer tes capacités. Tu as déjà dû t’occuper des gardes de la prison.
— Seulement en cas d’urgence, promis. Je déteste blesser les gens. Ou pire…
Elle s’en alla à pas de loup. Kalan ne sut ce qu’elle communiqua au chien de Ruke, mais il accepta de se taire et de laisser les deux suspects tranquilles. Faisant mine de s’intéresser aux deux chiens, Kalan observa du coin de l’œil les deux personnes sortir de l’enceinte du village. Pourtant son regard peinait à les fixer. Il les suivit discrètement, Ahia ouvrant la marche.
— Je sens leurs auras, pas besoin de les coller de près, prévint-elle.
Les deux camarades longèrent l’arrière d’un entrepôt quand la louve se stoppa net.
— Je les sens venir vers nous ! Recule doucement, préconisa son amie.
Kalan s’efforça de ne pas se précipiter en arrière et de marcher silencieusement.
— Qu’est-ce que… ? s’étonna Ahia.
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une silhouette apparut, accrochée au toit. Elle n’y resta qu’une fraction de seconde avant de tomber lourdement sur Kalan. Celui-ci s’effondra, le souffle coupé. Il n’eut pas le temps de comprendre ce qui se passait qu’il était sur le ventre, les bras maintenus dans le dos.
— Dis à ton molosse de se calmer ou tu es mort, prévint une voix qu’il aurait qualifiée de féminine.
Kalan vit Ahia qui grognait l’inconnue.
— Du calme. Tranquille. Couché, marmonna Kalan qui peinait à respirer.
Par chance, Ahia fit semblant de lui obéir et se plaqua sur le ventre.
— Qui es-tu et que nous veux-tu ? demanda la voix.
— Je n’arrive pas… parler, souffla-t-il.
La pression sur sa cage thoracique s’allégea quelque peu. Il ne pouvait pas bouger, mais au moins il ne mourrait pas d’asphyxie. Il profita de reprendre son souffle pour communiquer à Ahia, espérant qu’elle avait maintenu leur contact mental :
— Ne fais rien de dangereux, s’il m’arrive quelque chose tu devras t’occuper de Ness ! Pas de bêtise, elle a l’air puissante et elle n’était pas seule.
Ahia gémit pour toutes réponses.
— Alors ? s’impatienta son assaillante.
— Je ne suis qu’un pauvre Sombre d’un village voisin qui a échoué dans l’élevage de chiens. Ma compagne que tu vois là m’a désobéi et est partie sur vos traces, à toi et ton acolyte. Je n’ai fait que la suivre pour la rattraper. Apparemment, vous lui plaisez.
— Je ne te crois pas, le chien du village nous a aboyé et personne n’a bronché. Tu es le seul à avoir dépassé l’ordre de nous ignorer. Qui t’envoie ? Le Roi ? Esli ?
Lui, un envoyé du Roi ou de l’armée ? C’était le comble de l’ironie. Malgré la gravité de la situation, Kalan ne put s’empêcher d’avoir un rire jaune.
— Tu m’as l’air mieux formée que moi pour faire partie des gardes. Je ne sais pas qui tu es, mais il y a réellement des Sombres dans l’armée aussi faibles que moi ?
Kalan n’était généralement pas particulièrement faible, mais il n’avait aucun entrainement guerrier, était de petite taille et revenait d’un rude séjour de prison. Comment pouvait-elle le prendre pour un garde ?
— Tu as bien résisté à l’Hypnose pour un faible, cracha-t-elle.
— L’Hypnose ? Mais… Tu n’es pas une Sombre ?
— C’est une Sombre, mais moi non, je suis une Hypnotique, confirma une voix derrière Kalan.
Il détestait ne rien pouvoir voir et être immobilisé. Un grognement fit trembler la gorge d’Ahia.
— Dis à ton chien de se tenir tranquille, prévint l’Hypnotique. Je vais sonder ta mémoire pour vérifier que tu ne mens pas. Si vous faites un geste, je détruis ton esprit, c’est clair ?
— Du calme ma belle. Ce n’est rien. Un moment désagréable à passer, c’est tout, dit-il en s’adressant à Ahia.
Puis il poursuivit à l’attention de ses attaquantes :
— Et qu’est-ce que vous allez faire ? Quand vous comprendrez que je ne suis pas de la garde, vous me laisserez tranquille ?
— Tu n’es pas en position de demander quoique ce soit, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, cracha la Sombre.
— Je te promets que je ne veux pas perdre de temps avec un Sombre qui ne me met pas en danger, répondit l’Hypnotique.
Kalan n’avait pas réellement attendu leur réponse, il gagnait simplement du temps pour demander à Ahia :
— Elle va découvrir que tu es une Omnifaune ou appelle ça comme tu veux ! Je fais quoi ?
— L’Hypnotique est trop puissante pour fuir, elle t’anéantirait l’esprit même à bonne distance. Essaie de penser le plus vite possible à tes souvenirs de prison et de passer rapidement sur l’évasion, en ne pensant qu’à ta fuite sur Luzerne. Ça ne suffira pas, mais elle va croire que tes souvenirs sont fragiles. Personne ne sait que les Omnifaunes existent, je doute qu’elle y comprenne quelque chose !
Leur conversation s’arrêta là, déjà une petite main blanche s’approchait de son crâne. Il eut l’impression qu’un couteau traversait son front et ne put s’empêcher de hurler. La Sombre qui le maintenait lui fourra un tissu dans la bouche pour diminuer ses cris. L’esprit de l’Hypnotique viola sa pensée avec une aisance accablante. Kalan ne devait pas s’y attarder, il devait penser de toutes ses forces à la prison et à son évasion. Là, il fut impuissant à contrôler totalement ce qu’il revoyait. L’Hypnotique repassait ses souvenirs au peigne fin. Bien qu’elle sautât des passages, il eut l’impression de revivre l’enfer de la purge d’Indigo, la douleur des cris de Nessan. Puis la délivrance. Il ne put cacher tous les détails d’Ahia, mais il parvint à éviter plusieurs étapes pour se retrouver sur le dos de Luzerne. Son inquiétude pour son jumeau et les tourments qui lui avaient été infligés prirent toute la place. Ce que la présence d’Ahia avait tari explosa dans son être de manière douloureuse. Sa petite flamme d’espoir qu’il avait ravivée avec l’aide de son amie sembla étouffée, absorbée dans le néant.
— C’est bon, il n’est pas dangereux, conclut l’Hypnotique.
— Sans blague, railla Kalan dans un souffle quand la Sombre lui retira le tissu de la bouche.
Une migraine déchirante lui enserrait le crâne et son estomac se rebiffa. Il essaya de se relever, mais la Sombre était toujours sur lui. Il n’eut donc pas d’autre choix que de vomir la tête appuyée contre le sol.
— C’est bon, j’ai dit, tu peux le lâcher, s’énerva l’Hypnotique.
Kalan fut libéré, mais n’eut pas la force de faire autre chose que de s’éloigner de la flaque de son vomi en toussotant
— Si tu le dis, marmonna la Sombre. Je le laisse là ?
— Tu veux l’amener à un sanctuaire peut-être ? Il n’y en a même pas dans ce village.
— Non, ce n’est pas ce que j’avais en tête.
— Alors, laisse-le tranquille ! Suis-moi.
Les deux Elfes s’éloignèrent. Kalan n’y comprenait rien. Qui étaient-elles ? Pourquoi fuyaient-elles le Roi ? Il avait trop mal au crâne pour chercher la réponse. Il roula sur le côté, regardant les formes floues des silhouettes encapuchonnées s’éloigner. Il ferma les yeux et poussa un râle. Ahia couina en s’approchant de lui. Elle se roula en boule et se serra contre son ami. Sa présence apaisante, sa fourrure, et une sorte de magie qui ne pouvait s’échapper que d’Ahia détendirent son corps. Il laissa sa conscience meurtrie prendre congé et sombra dans le sommeil derrière cette bâtisse morne d’un village malfamé. Qu’importe, Ahia monterait la garde.