Le son riche en infra-basses de la vacum-tech emplissait le casque de Cobb. Le spationaute pouvait pousser le son à fond, dans le Vide personne ne vous entendait crier. De plus, la musique le dispensait du babillage électronique de ses droïdes. Ceux-ci ressemblaient à deux énormes coléoptères aux carapaces taillées en pans coupés. Ils s'accrochaient, tels des parasites affamés, au monstrueux amalgame d'eau gelée et de résidus stellaires qui dérivait devant Cobb. Les éclats incandescents de leurs torches à plasma se reflétaient sur la visière polarisée du spationaute qui orbitait en retrait. Des propulseurs disséminés sur son scaphandre gris, blanc et noir orné de larges bandes rouges sur ses membres s'allumaient par intermittence. Les jets de gaz le maintenaient en positionnement dynamique au-dessus des machines qui découpaient d'énormes blocs de glace, qu'elles déposaient ensuite dans un filet destiné à les remorquer.
Cobb aurait préféré se trouver ailleurs que dans le champ inextricable d'astéroïdes et de poussière d'étoiles qui entourait l'amas de Purcell. La nébuleuse se situait dans la Bordure qui jouxtait les Conglomérats. Cette barrière naturelle ainsi que sa situation garantissaient l'immunité aux criminels qui s'y réfugiaient. À moins de posséder les codes d'accès aux balises qui jalonnaient les différents accès à l'enclave, seul un pilote suicidaire se risquerait au milieu des bras spiralés constitués d'astres morts qui entouraient le cœur de la nébuleuse. Cobb s'y trouvait parce qu'il bénéficiait d'un karma en composite déclassifié. Sa vie n'était qu'une succession de hauts et de bas. Sauf que le spationaute surfait le creux de la vague depuis trop longtemps à son goût et qu'il ne voyait pas comment faire tourner la chance en sa faveur.
— … !
La stridulation électronique en forme de juron arracha Cobb à ses pensées dépressives. Il s'approcha du chantier. Les lampes frontales disposées de chaque côté de son casque balayèrent les revêtements éraflés bleu lagon de ses droïdes. Sur leurs flancs barrés de trois larges chevrons jaunes, différents avertisseurs holographiques concernant leur mise en service brillaient dans l'obscurité du Vide. Les semelles magnétiques du spationaute adhérèrent au dos de l'une des deux machines. Bien qu'équipé d'un scaphandre lourd asservi par un exosquelette, il paraissait minuscule en arpentant l'échine du robot.
— Doucement, Hercule !
— …
En théorie, les droïdes pouvaient travailler seuls mais Cobb doutait de la subtilité des algorithmes développés par les ingénieurs de chez HWI® — Une durabilité à toute épreuve. En dépit des risques inhérent au Vide, il supervisait toujours les travaux d'Hercule et Achille. Surtout lorsqu'il s'agissait d'extraire une glace pure à quatre-vingt-onze pour cent. Cette récolte lui permettrait d'ignorer les prochaines requêtes des Embraseurs — le clan de pirates qui contrôlait l'amas de Purcell. La Dame de Pique et ses sbires menaient la vie dure aux indépendants qui échouaient dans la nébuleuse. La législation de l'Interplan ne s'appliquait pas dans l'enclave mais certains aspects du code des flibustiers se révélaient bien pires. S'il tenait à conserver son remorqueur, Cobb devait s'acquitter d'un certain nombre de tâches. L'approvisionnement en eau n'était pas la pire d'entre elles.
Quand une alarme bipa en rythme avec le clignotement d'une icône dans la couche de réalité augmentée de son exovision, le spationaute donnait de nouvelles directives à Hercule, qui butait sur sa dernière découpe. Dérivée d'un modèle de chez Armacorp® — Toujours là en dernier recours, sa combinaison pressurisée lui permettait de séjourner dans le Vide aussi longtemps qu'il respectait les directives de son intelligence artificielle et la durée de vie de ses piles à hexalium. Le logiciel ne le lâcherait pas tant que ses constantes ne colleraient pas aux moyennes admises. Le pilote saisit entre ses dents l'embout qui lui permettait d'aspirer de longues gorgées d'une boisson énergétique contenue dans l'un des réservoirs de son scaphandre. Il allait continuer jusqu'à ce que le témoin de déshydratation cesse de clignoter, mais une voix féminine aux inflexions qui n'avaient presque plus rien de synthétique supplanta le dj set de Carbon Systema.
— Cobb ?
— Oui, Adève, articula-t-il la paille coincée entre les dents.
— Je suggère que les droïdes et toi retourniez à bord sans tarder.
La sensualité exagérée dans l'intonation de la conscience artificielle du vaisseau ne masquait pas l'urgence de sa requête.
— Hercule ! Achille ! On remballe, intima Cobb.
— …
— …
— Assez discuté ! Au Borussia, et vite !
Dans l'espace, la précipitation signifiait à coup sûr une mort prématurée. Cobb s'agenouilla afin de se cramponner à la carapace dorsale d'Hercule. Un réflexe inutile car l'aérodynamique n'entrait pas en ligne de compte ici. Cependant, l'adoption de cette posture tempéra l'angoisse grandissante du mineur pendant que les droïdes manœuvraient de façon à agripper les extrémités du filet contenant la glace.
Le scaphandre cessa de diffuser de la musique et le bruit du souffle court de Cobb accentua l'urgence de sa situation. À chacune de ses expirations, un halo de buée se formait en partie basse de la visière. Un moyen courrier à la silhouette élancée et étincelante, qui fonçait droit vers sa zone de prospection, se matérialisa dans un angle de son exovision. La collision semblait inévitable. Elle engendrerait un chaos indescriptible dans l'équilibre précaire qui maintenait les astéroïdes entre eux. Si le pilote et ses droïdes n'atteignaient pas le Borussia avant l'impact, ils se retrouveraient broyés par les astres morts qui les entouraient.
Au Vide, la cargaison de glace !
— Achille ! Hercule ! Larguez le filet, ordonna-t-il.
Une boursouflure déforma les flancs du vaisseau de ligne, avant que l'un de ses moteurs n'explose en projetant du gaz et des liquides qui gelèrent instantanément dans l'espace. L'éjection de matière agit comme un monstrueux propulseur d'étrave qui déclencha un roulis démentiel de l'appareil. Cobb se concentra sur la trajectoire qui s'affichait en surimpression dans son afficheur tête haute. Celle-ci le conduisait jusqu'à son remorqueur.
Débarrassés de leur fardeau, Achille et Hercule redoublèrent de vitesse. Dans le sillage des droïdes, le crash du vaisseau de ligne creusait un sillon parmi les astéroïdes. Une onde de choc titanesque se propagea dans un silence effrayant autour du point d'impact. Bousculés dans leurs errances délicates, les premiers astres morts s'entrechoquèrent avec une violence contenue depuis des éons. Pareils à des navigateurs ivres dans un spatio-bar, l'affrontement se propagea chez leurs voisins. Les blocs de glace et de minerais explosèrent en fragments plus petits qui se fracassèrent à leur tour les uns contre les autres. Croissance exponentielle d'un chaos dévastateur qui atteindrait bientôt le pilote et ses droïdes.
Le Borussia ; étoile à six branches asymétriques couleur corail parsemée de tâches délavées et d'anciennes traces grisâtres de pourriture fondante, reposait au fond d'un cratère. Achille et Hercule obliquèrent dans sa direction tandis que le remorqueur quittait son abri. Le spationaute activa le bouclier énergétique de son scaphandre afin de se protéger des plus petits fragments qui fusaient en travers de leur trajectoire. L'un d'entre eux explosa sans bruit contre le flanc gauche d'Achille qui ne dévia pas de sa trajectoire.
Quand un autre de ses projectiles aveugles frappa Cobb, la grande ouverture rectangulaire de la soute du Borussia semblait à porter de main. Le choc déséquilibra le pilote. Ses semelles magnétiques ne purent le retenir plus longtemps sur le dos d'Hercule. Bien que sa dérive en tournoyant sur lui-même à une allure incroyable réveilla l'écho de souvenirs enfouis par la thérapie post-trauma, il s'efforça de rester calme afin de stopper son roulis infernal.
— Adève ? lâcha-t-il entre ses dents serrées.
— Trois secondes.
Cobb n'en aurait pas une de plus. Il s'éloignait bien trop vite du Borussia. De nouveaux fragments en plus grand nombre et en taille le rattrapaient déjà. Un scintillement fugace attira son regard. Même préparé, le choc avec le grappin lui coupa le souffle et lui froissa peut-être deux ou trois côtes. Quand Adève actionna le treuil, une nouvelle secousse menaça de lui briser les cervicales. Le trajet jusqu'au remorqueur s'amorça comme dans le retour accéléré d'une holo-vid. Au bout de la ligne de vie, le spationaute se replia en position fœtale afin d'offrir le moins de surface possible aux débris fous qui le frôlaient. Des bribes de souvenirs de son crash pendant l'assaut sur Barantyne crevaient la barrière du conditionnement thérapeutique. La terreur lui serrait la gorge au point de l'étouffer, tandis que des tremblements irrépressibles secouaient son corps et le faisait claquer des dents.
En dépit des calmants injectés par le médipack du scaphandre, il fallut de longues minutes pour que Cobb retrouve ses moyens. Il percevait le vrombissement des propulseurs à travers la superstructure du Borussia. Adève faisait tout son possible afin de les sortir de la zone à risques. Des bruits sourds résonnaient également à travers le remorqueur ; l'écho des chocs répétés des astéroïdes qui s'écrasaient contre les écrans de coque. Le spationaute s'extirpa à la hâte de l'épaisse combinaison sous les regards inertes d'Achille et Hercule qui reposaient à présent dans leurs racks de maintenance.
Cobb emprunta les coursives hexagonales aussi vite que le lui permettait la torpeur cotonneuse des antalgiques. Il déboucha dans le cockpit pourvu d'une grande baie vitrée lenticulaire donnant l'illusion que le fauteuil du pilote flottait au sein du Vide. Adève tirait le maximum des propulseurs afin de les sortir du champ d'astéroïdes aux comportements rendus fous par le crash du vaisseau de ligne. Le spationaute leva les bras dans un geste aussi vain qu'inutile alors qu'un énorme bloc de glace explosait devant le poste de pilotage.
— Merde ! jura-t-il en se glissant dans son berceau. Adève, je prends le relais !
La prothèse en alliage carboné sombre qui remplaçait son bras droit s'emboîta dans la prise en forme de main de la liaison neurale. La conscience de Cobb fusionna avec la ligne de commande cybernétique du Borussia. Son pouls adopta la cadence des pompes à hexalium. Sa tension grimpa en flèche tandis que des flots furieux de carburant inondaient les chambres à combustion. Sa perception s'étira jusqu'à la limite de portée des détecteurs. Ses poils se hérissèrent à chaque fois qu'un astre mort frôlait la coque.
Adève avait fait du bon boulot. Cobb n'imprima que quelques corrections à leur trajectoire afin de s'extraire du bras spiralé de débris cosmiques. Après une inspection rapide des systèmes du remorqueur, sa formation de sauveteur reprit le dessus. Il survola la zone d'impact à la recherche d'éventuels survivants. Une tâche compliquée tant que le secteur ne retrouverait pas une stabilité relative. Cependant, le pilote comptait sur la précision des détecteurs du Borussia. Dans ce genre de situation, le temps jouait en la défaveur d'éventuels rescapés du crash.
Quand ils captèrent l'écho d'une balise de détresse, Adève terminait de cartographier la zone du crash et Cobb désespérait de trouver des survivants. Il fallut quelques minutes supplémentaires au spationaute pour positionner le remorqueur selon un angle lui permettant de lancer son grappin. Un soupir de soulagement dissipa une partie de la tension contenue dans ses muscles alors qu'il touchait sa cible.
— Adève. Prends le relais, ordonna-t-il en s'extirpant de son fauteuil.
Cobb courut jusqu'à la soute. Il assista à l'arrimage de la capsule de sauvetage derrière le hublot de la porte du sas. Le sauveteur s'impatienta jusqu'au rétablissement de la pressurisation avant de se précipiter vers le module de survie cylindrique, qu'un bras manipulateur déposait en douceur sur le plancher.
— Cobb ?
— Oui, Adève.
— Une communication entrante.
— Pas maintenant !
— Elle provient de la Chienne enragée.
Fait chier !
Le faciès d'un inhumain envahit son champ de vision.
— Salut, Boogie, lança Cobb en s'efforçant de paraître heureux de voir le Bragsien.
Celui-ci collait la caméra de si près que Cobb pouvait presque compter les poils ras brun clair qui couvraient son épiderme tandis que le souffle de sa truffe humide projetait de la buée sur l'objectif. En dépit d'un aspect rustre, les petits yeux sombres cernés de tâches couleur chocolat de l'Embraseur pétillaient de malice.
— Cobb. Déjà sur le coup, s'amusa l'inhumain.
— Je collectais de la glace pour la Dame quand le crash a eu lieu.
Boogie caressa pensivement ses joues pendantes avec sa main droite aux ongles courbes et noirs.
— Bon. Voila le topo. Le tarif habituel au kilo collecté, reprit le pirate de sa voix gutturale. Et, Cobb. Tu connais le code. Pas de prisonniers.
Le spationaute déglutit avec peine en songeant à la capsule de sauvetage.
À dix unités fluigiciel le kilo de débris collectés, le vaisseau de ligne de plusieurs tonnes représentait une petite fortune. Cobb disposait d'un avantage sur l'homme de main de la Dame de Pique, Adève connaissait les emplacements exacts des plus beaux morceaux de l'épave. Le spationaute et ses droïdes ne chômeraient pas pendant les prochaines heures. Qui sait ? Sans doute ramasserait-il assez de fric afin de racheter sa liberté à la régente de l'amas de Purcell ? Le sauveteur se détourna de l'écoutille du module de survie. Il déciderait plus tard du sort de son occupante.