Sitôt remise de leur voyage dans l’archipel de Mas, Hayalee avait repris le chemin de la salle d’entraînement, bien décidée à combler ses lacunes. En dépit de sa motivation, l’évidence l’avait vite rattrapée : se contenter d’allumer des bougies et des feux de cheminée ne l’aiderait pas à progresser. Elle devait s’exercer à utiliser le Feu dans des situations de crise, avec la peur au ventre et entourée de gens, comme ça avait été le cas à Uwata. Sans quoi, sa prochaine mission pourrait bien être la dernière. Si tant est qu’on l’envoie en mission.
Elle avait toujours du mal à croire qu’on laisse une gamine aussi empotée qu’elle intégrer l’Alliance. Plus le temps filait, plus Hayalee redoutait qu’Iltaïr revienne sur sa décision, l’assigne en cuisine ou à l’éclairage. Son objectif n’était pas de se prélasser sur l’île, mais bien d’apprendre à survivre à l’extérieur.
Une matinée supplémentaire à passer sa frustration sur des bûches et Hayalee s’était résolue à aller déranger Iltaïr, tant pour écarter ses doutes que pour lui demander des conseils sur son entraînement. Malheureusement, Iltaïr était aux abonnés absents. Hayalee ne le trouva nulle part dans les souterrains, et personne pour la renseigner. Saru lui-même ne se montra pas de la journée. Décidant de prendre les choses en mains, elle monta sur la plage.
L’après-midi était chaud et radieux, le ciel limpide. Bien que le soleil ne soit pas aussi agressif qu’à Mas, l’été rayonnait sur l’île, en cette troisième décade de yahohan. Face à l’océan, dos aux pâturages, Hayalee ôta bottes et chaussettes, retroussa son pantalon et avança jusqu’à ce que l’eau lui lèche les mollets.
Elle n’avait peut-être pas les moyens de s’exercer à affronter des tueurs sanguinaires, mais elle pouvait travailler sa puissance et son endurance – deux choses qui lui avaient fait défaut. Dans la pluie et le vent, Hayalee s’était sentie d’une inutilité cuisante. Elle avait réussi à se surpasser à la dernière minute, certes, mais vaporiser l’eau, dans la jungle, lui avait demandé une volonté et une énergie folle. Si Lisandra ne s’était pas arrangée pour empoisonner le mercenaire en le blessant avec le couteau de Saru, Hayalee était convaincue qu’il serait revenu à la charge ; et elle n’aurait alors pas eu la force de lever un doigt. Se préparer à faire face aux éléments lui semblait être un bon début.
Hayalee ferma un instant les yeux, savourant la caresse du soleil, profitant d’un brin de paix intérieure. Avant de réveiller le Feu.
C’était comme un grondement, qui montait de ses entrailles jusqu’à sa gorge. Quand il fut trop puissant pour être contenu, elle rouvrit les paupières et le lâcha sur les vaguelettes scintillantes. La fraîcheur qui enveloppait ses pieds s’effaça et, tout autour, l’eau se mit à frémir. Des panaches de vapeur s’élevèrent ici et là, des bulles glougloutèrent à la surface de l’océan. Mâchoires et poings serrés, muscles tendus, Hayalee fit bouillir l’eau aussi fort et aussi loin que possible. Elle sentait les courants froids brasser les flots de chaleur qu’elle déversait, balayer son énergie et son travail. Elle maintint l’effort quelques secondes supplémentaires qui mirent tout son organisme à l’épreuve, puis relâcha.
Une vague de froid l’envahit et la tête lui tourna. Aveuglée par les derniers tourbillons de vapeur qui montaient de l’eau, elle tituba puis se laissa retomber sur le sable. Le sang battait à ses tempes. Elle se sentait aussi étourdie et nauséeuse que si elle venait de piquer une course effrénée.
L’océan avait déjà cessé de fumer. Hayalee n’avait pas l’impression de s’être beaucoup dépassée. Elle avait engendré plus de vapeur que ça, à Uwata. Bras autour des genoux pour étouffer ses frissons, elle leva le visage vers le soleil. Il lui paraissait nettement plus brûlant – délicieusement brûlant. Elle se gorgea de sa chaleur, enfouit ses orteils dans le sable, jusqu’à ce que le froid ne soit plus qu’un mauvais souvenir, puis elle se remit debout. Elle n’avait pas dit son dernier mot.
Elle retourna dans l’eau et essaya de raviver les émotions qui l’avaient secouée, face au mercenaire. La peur, la détermination… la rage de vaincre, surtout. C’était de là que le Feu tirait sa force. Si Hayalee souhaitait vraiment repousser ses limites, elle devait s’attaquer aux vagues avec l’ardent désir de les détruire. Elle inspira, expira et se déchaîna.
Une épaisse traînée de vapeur fendit la surface de l’eau en sifflant, comme sous le coup d’un tisonnier géant. Une douleur aiguë pulsa sous son crâne, mais Hayalee refusa de rendre les armes. Elle voulait aller plus loin, déchirer les entrailles des vagues, les faire hurler.
— Tu as l’intention de faire évaporer l’océan ?
Hayalee eut le mauvais réflexe de se retourner au moment où elle suspendait ses efforts. Prise de vertiges, elle pataugea sur trois pas puis s’effondra dans les remous. Elle regagna la plage en toussant, les yeux et la bouche pleins de sel.
Un homme l’observait, une main dans la poche. Hayalee l’avait déjà aperçu dans les couloirs des souterrains, qui discutait avec Iltaïr. Elle le reconnut à sa veste ample aux pans ornés de vagues écumantes, bleu sur blanc, et à ses drôles de sandales en bois montées sur sabots. Sa bouche était cernée d’un bouc et ses cheveux noir de jais tirés en arrière, coiffés en un petit chignon. À sa ceinture pendaient d’un côté une vieille épée, de l’autre une belle hache reliée à une chaîne qu’il portait enroulée contre sa cuisse, à la manière d’un fouet. Cette dernière arme était faite d’un métal aussi noir que le charbon.
— Tu dois être Hayalee Taorenn.
— Euh… oui.
Il avait l’air fatigué, les yeux si plissés qu’ils s’en trouvaient réduits à deux fentes – ou peut-être était-il simplement ébloui par le soleil. Il leva la main à ses lèvres et y coinça une feuille séchée, roulée en cigarette : du tabac ? L’homme tira un bon coup dessus, expira la fumée par le nez et dit très sérieusement :
— Les poissons t’ont offensée ?
— Non, rétorqua-t-elle, piquée au vif. Je m’entraîne.
— Pour quoi ?
Pour quoi ? Hayalee ne s’était pas préparée à devoir se justifier auprès d’un inconnu et elle peina à trouver ses mots, bien que la réponse lui paraisse évidente.
— Pour… maîtriser mon pouvoir. Pour pouvoir me défendre et… – elle faillit dire « ne plus être un danger ». Aider les gens, acheva-t-elle.
— Hum… je vois.
Il tira une nouvelle fois sur sa cigarette. Son stoïcisme avait quelque chose de dérangeant. Impossible de savoir s’il trouvait son initiative et ses réponses stupides ou sensées.
— Si tu veux apprendre à mieux maîtriser ton pouvoir, ce n’est pas sur la puissance que tu devrais travailler.
— Euh… d’accord.
— Suis-moi.
Il tourna les talons et fila le long de la plage. Hayalee resta interdite. Qui était ce type ? Iltaïr l’avait-il envoyé la chercher ? Si c’était le cas, ne devrait-il pas plutôt prendre la direction des souterrains ? Elle se décida à ramasser ses bottes et pressa le pas pour le rattraper. Dans le doute, mieux valait obéir.
— Excusez-moi, souffla-t-elle en trottinant dans son ombre. Euh… monsieur… ?
— Frowin. Liem.
Où avait-elle entendu ce nom-là ?
— Commandant en second de la section 01.
Hayalee trébucha sur un morceau de bois flotté. C’était donc lui, le second qu’Iltaïr avait mentionné ? Celui que Cogh respectait ? Elle lui aurait bien demandé ce qu’il lui voulait, mais la mine fermée du commandant n’invitait pas beaucoup aux questions. Des caractères semblables aux idéogrammes des pays de l’ouest étaient brodés au dos de sa veste. Était-il Hinodien ? Psamien ? Il y avait quelque chose, dans les traits de son visage ou dans ses petits yeux plissés, qui semblait attester d’un métissage. Les Psamiens s’exprimant avec des intonations différentes d’un bout à l’autre du pays, Hayalee ne pouvait pas se fier à l’accent qu’elle croyait percevoir.
Ils marchaient dans le sable et les cailloux depuis déjà dix bonnes minutes quand la curiosité et l’impatience eurent raison d’elle :
— Où est-ce qu’on va ?
— Dans un endroit plus approprié, répondit-il.
— Plus approprié… pour quoi ?
Frowin tourna son regard fatigué vers elle et délogea sa cigarette de sa bouche.
— T’entraîner, dit-il. Iltaïr m’a demandé de reprendre les choses en main.
Hayalee entrouvrit les lèvres. Savoir qu’Iltaïr n’avait pas oublié son entraînement était une agréable surprise, mais l’idée d’être supervisée par quelqu’un d’autre avait de quoi la rendre nerveuse. Elle avait appris à faire confiance à Iltaïr. Il ne la brusquait jamais, lui expliquait les choses avec patience et justesse. Liem Frowin semblait plus… flegmatique et direct.
Ils longèrent la côte un bon moment, si bien qu’Hayalee en vint à se demander si Frowin avait décidé de commencer l’entraînement par de la marche. Le profil arrondi de la seconde île finit par apparaître contre l’horizon, signe qu’ils atteignaient l’extrême sud. Il n’y avait rien ici, hormis un ponton et deux barques. S’il comptait l’emmener jusqu’à Ryilni, pourquoi ne pas être passé par les souterrains ? Un peu agacée, Hayalee se préparait à devoir marcher encore un moment, mais Frowin prit la direction du ponton. Elle s’arrêta net.
— Où est-ce qu’on va ? redemanda-t-elle, suspicieuse.
— Là-bas, dit Frowin en pointant la seconde île du doigt. Il n’y a aucune infrastructure en surface. Pas de cultures ni de bétail… l’idéal pour laisser libre cours à un pouvoir comme le tien.
La perspective d’une traversée en barque ne fut pas pour la ravir, et celle de laisser libre cours à ses pouvoirs était aussi séduisante qu’intimidante, mais Hayalee hocha la tête d’un air entendu. Au moins, l’océan était calme.
À sa grande surprise, Frowin ignora les bateaux et marcha d’un pas résolu jusqu’au bout de la jetée. Arrivée sur la dernière planche, il sauta à l’eau.
Hayalee étouffa une première exclamation, puis une seconde lorsqu’elle vit le visage du commandant réapparaître au-dessus du ponton. Ce qu’elle découvrit en approchant acheva de la laisser sans voix.
Frowin se tenait sur une plaque de glace. L’eau avait gelé sous ses pieds, figée en vaguelettes et tourbillons entre les poteaux de la jetée. Si Hayalee s’était attendue à ce qu’il soit un Descendants, le spectacle n’en était pas moins surprenant.
— Je te conseille de remettre tes bottes.
Hayalee referma la bouche et faillit avaler sa langue lorsqu’elle comprit où il voulait en venir.
— Vous voulez qu’on traverse… à pied ?
Il sortit un briquet de sa poche et fit tourner la roulette, embrasant la mèche d’amadou.
— Je n’ai aucune envie de ramer, dit-il après s’être allumé une nouvelle cigarette.
Hayalee fut tentée de rétorquer qu’elle serait heureuse de s’en charger, mais Frowin la lorgnait avec impatience, alors elle ravala ses protestations et renfila chaussettes et bottes.
Elle approcha du bord, où elle resta aussi figée que l’eau, l’estomac noué. La glace paraissait épaisse et son attache au ponton l’empêchait de dériver, mais Hayalee l’entendait craquer et grincer, la voyait osciller sous le mouvement des vagues. S’imaginer là-dessus au milieu du bras de mer qui séparait les deux îles suffisait à la liquéfier de l’intérieur.
— Si tu ne peux pas faire ça, alors tu n’es clairement pas prête pour ce qui t’attend sur le continent.
Hayalee releva les yeux vers Frowin.
— Je vais être direct, dit-il en tirant sur sa cigarette. Envoyer quelqu’un de ton âge en mission, issu de ton milieu, avec ton histoire et ton inexpérience, c’est une décision que peu vont approuver. Sauf cas particulier, l’Alliance ne recrute pas en dessous de seize ans. Mais Iltaïr semble penser que tu as du potentiel…
Un avis que lui, Frowin, ne partageait pas, à l’évidence. Il regardait Hayalee et, comme ses maîtres et camarades de l’académie, comme la plupart des gens, ne voyait qu’une gamine effacée et maladroite, sans grand intérêt.
— Enfin bon, soupira-t-il en lui tournant le dos. Je serai là-bas, si jamais tu te décides. En attendant, ça me donne une excuse parfaite pour faire la sieste.
Les ailes du nez frémissantes, Hayalee s’assit au bord du ponton et descendit sur la glace. Elle n’était peut-être pas la plus capable, mais il se fourrait le doigt dans l’œil s’il pensait qu’elle allait renoncer aussi facilement.
La sensation était comparable à celle qu’on éprouvait en mettant le pied sur un bateau. Les bottes calées entre deux crêtes gelées, Hayalee dressa le menton en direction de Frowin qui l’observait par-dessus son épaule.
— C’est tout décidé.
Elle ne l’aurait pas juré, mais elle crut voir la commissure de ses lèvres frémir.
— Marche dans mes pas.
Le commandant avança et, devant lui, un vent glacé se leva, soufflant la surface de l’eau qui gela instantanément. Des blocs de glace émergèrent ainsi sous ses pas, déroulant un chemin à mesure qu’il progressait. Hayalee dérapa sur la surface inégale de la glace avant de trouver les empreintes laissées par Frowin. Un surplus de givre s’était formé là où il avait posé le pied.
La traversée ne fut pas une mince affaire. Frowin faisait de grandes enjambées qu’elle peinait à imiter et, plus ils s’éloignaient du rivage, plus leur chemin de glace se montrait instable. C’était comme marcher sur des flotteurs. Hayalee couina quand la glace se fractura dans son dos et glissa à plusieurs reprises en voulant rester au plus près de Frowin. Les mois passés à bord de l’Ilmari se révélèrent néanmoins salvateurs. Avec de la concentration, Hayalee se surprit à garder l’équilibre en dépit des vagues qui roulaient sous leurs pieds.
Lorsqu’ils regagnèrent la plage, d’interminables minutes plus tard, ses muscles tremblaient sous les effets combinés de l’émotion, du froid et de l’effort. Elle n’était pas sûre de survivre à la suite. Frowin, lui, affichait toujours le même flegme. Il lui accorda deux minutes de repos qu’il mit à profit pour finir sa cigarette, puis il l’entraîna vers un coin de forêt, au bout du haricot que formait l’île.
Il n’y avait effectivement aucune construction sur la seconde île, rien qu’une végétation éparse et une crête rocheuse trois fois moins haute que le volcan qui trônait sur sa grande sœur. Frowin s’immobilisa non loin de la plage, parmi les bosquets d’arbres.
— Ça fera l’affaire.
Il ôta sa veste, la plia avec des gestes soigneux et la posa en travers d’une branche basse. Puis il revint faire face à Hayalee, tira une étoffe pourpre de sa poche et déclara :
— Tu vas te battre contre moi.
— Pa… pardon ?
— Tu gagnes quand tu auras réussi à détacher ce bandeau, je gagne… disons, quand tu ne seras plus capable de te relever.
Il décrocha l’épée à sa ceinture, la planta dans le sol et noua l’étoffe à la base de la lame, sous l’œil alarmé d’Hayalee.
— C’est juste une lame d’entraînement, dit-il, on couperait difficilement du beurre avec.
— Je peux en avoir une, moi aussi ?
— Tu sais te servir d’une épée ?
— Non, mais… ce serait l’occasion d’apprendre ?
Le sourire crispé d’Hayalee fondit comme neige au soleil face au regard ennuyé que lui adressa Frowin.
— Pourquoi crois-tu que l’Alliance préfère envoyer des Descendants en mission, même de ton âge ?
— À cause de nos pouvoirs ? devina-t-elle.
— Hun… Dans beaucoup de pays, le port d’armes est réglementé. Mais nous, nous sommes armés sans l’être. C’est un énorme avantage. Sans compter que les soldats auxquels tu feras face, les mercenaires et autres… eux, ils auront des épées, et ils seront préparés à affronter des adversaires avec des épées ; mais ils ne seront pas prêts à faire face à ton feu. C’est la meilleure arme que tu pourras jamais avoir, faite sur mesure, c’est pourquoi tu dois apprendre à la manier en priorité.
Tirant la lame de la terre, il pointa le bout arrondi vers Hayalee qui se retint de partir en courant. Les pans du foulard flottaient au vent autour de la garde.
— Je n’utiliserai pas mes pouvoirs pour t’attaquer, je ferai autant que possible comme si je n’étais pas un Descendant. Toi, utilise ton feu comme bon te semblera. Pour le moment, ne te soucie pas des dégâts que tu pourrais causer.
Insinuait-il qu’elle pouvait… l’enflammer ?
— Je ne risque pas de vous blesser ?
— Si tu y arrives, je t’offre mon poste. Assez discuté maintenant. Prépare-toi.
À quoi ? Comment ? Hayalee ne trouvait pas qu’ils aient assez discuté du tout, mais Frowin ne se donna même pas la peine de compter jusqu’à trois. Il avala la distance qui les séparait en une enjambée et lui abattit le plat de l’épée sur la tête, sans qu’elle ait pu remuer un doigt. La douleur lui donna l’impression qu’on lui avait fendu le crâne. Pliée en deux, Hayalee tituba, la vision trouble et les oreilles bourdonnantes.
— Ça fait mal ! s’exclama-t-elle, les mains plaquées sur la tête et les yeux pleins de larmes. Vous étiez obligé de frapper si fort ?
— Tu crois que les soldats retiendront leurs coups ?
Dents serrées pour ravaler ses gémissements, elle leva un regard noir vers le commandant. Il voulait qu’elle décroche ce stupide foulard ? Très bien. Il avait baissé sa garde. Hayalee en profita pour plonger sur l’épée. Elle pensait le surprendre, mais Frowin pivota et lui crocheta le pied, l’envoyant s’étaler dans l’herbe.
— C’est tout ce que tu peux faire ?
Bouillonnante, Hayalee bascula sur les fesses et lâcha le Feu. Le sol s’enflamma sous le nez de Frowin. Elle n’eut pas le temps de s’en réjouir qu’il avait bondi de côté pour s’écarter du tapis de flammes, puis en avant, droit sur elle. L’épée s’abattit encore, la frappant à l’épaule cette fois. Hayalee s’effondra sur le flanc en laissant échapper un cri de douleur.
Frowin fit tournoyer son arme tandis qu’elle se massait le bras. Elle sentait déjà bosses et hématomes palpiter sous sa peau.
— Reste couchée et tu es morte.
Il empoigna l’épée des deux mains et piqua vers Hayalee. Elle eut le bon réflexe de rouler dans l’herbe, non sans glapir de frayeur, et la lame s’enfonça dans la terre. Très peu pressée de reprendre un coup, Hayalee se releva et courut vers les arbres, espérant s’y abriter le temps de trouver une stratégie. Frowin ne lui fit pas cette fleur.
Il s’élança à sa suite et elle dut faire un écart derrière le premier arbre venu pour éviter l’épée qui frappa l’écorce. Hayalee jeta un œil par-dessus son épaule. La pointe en acier revint vers son visage. Elle se pencha en arrière, esquivant in extremis. Frowin était toujours sur elle et elle réalisait que lui tourner le dos pour s’enfuir l’exposait à un bon coup d’épée. Le cœur battant à tout rompre, elle n’eut d’autre choix que de reculer devant la lame qui fendait l’air sous son nez, encore et encore.
— Tu comptes riposter un jour ?
La pointe lui frôla le menton. Hayalee cessa d’hésiter ou de réfléchir. Frowin avait dit qu’elle pouvait l’attaquer sans se soucier de le blesser. Poings et mâchoires serrés, elle se concentra et lâcha le Feu sur le commandant, espérant embraser le foulard au passage.
La chaleur avait à peine commencé à monter que Frowin lui fonça dedans, épaule en avant, envoyant Hayalee s’écraser sur le dos. Lorsqu’elle releva la tête, elle trouva la pointe de l’épée entre ses yeux.
— Pas assez rapide. Le temps que la température monte suffisamment pour me blesser, j’ai déjà riposté. Au corps à corps, tu es désavantagée, il faut que tu prennes tes distances.
— J’essaye, mais vous ne me laissez pas faire !
— Ce n’est pas à moi de te laisser faire, c’est à toi de faire.
Les entrailles en ébullition, Hayalee embrasa le sol sous ses mains et ses pieds. Frowin recula devant le feu. Hayalee bondit sur ses jambes, élargissant le brasier à mesure qu’ils s’écartaient l’un de l’autre. Les flammes grimpèrent sur un arbre d’un côté, s’attaquèrent à des buissons de l’autre. C’était le moment ou jamais. Frowin était assez loin cette fois, il n’aurait pas le temps de l’atteindre. Entre les panaches de fumée, Hayalee repéra le bandeau noué autour de la garde. Elle le fixa et concentra toute sa chaleur.
Mais elle avait surestimé l’espérance de vie de son départ d’incendie. Si le feu brûlait toujours dans les feuillages des arbustes, au sol, les flammes étaient presque mortes, faute de plus d’herbe à consumer. Frowin n’hésita pas à s’élancer et Hayalee perdit sa cible de vue avant de l’avoir atteinte.
Le commandant fonçait sur elle. Elle voulut reculer, mais son dos rencontra un tronc. Frowin ne ralentit pas et brandit son arme. La lame fila vers elle.
Fila trop vite. Il allait lui fracasser les os. La panique s’empara d’Hayalee et, avec elle, une chaleur inouïe. Toutes les fibres de son être se contractèrent et quelque chose s’y heurta. Elle eut l’impression qu’un gong résonnait sous son crâne. Tout devint flou ; elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien, ne sentit plus rien en dehors du Feu qui se déversait comme un torrent de lave. Avait-elle été frappée par l’épée ? Sa tête lui faisait mal.
Un froid mordant vint se mêler à la fournaise. Le Feu sembla d’abord redoubler de férocité, puis une souffrance indicible traversa Hayalee comme une flèche et tout s’arrêta. Elle ne sentit plus le Feu, comme si le lien qui les unissait avait été tranché net. Ses forces s’étiolèrent avec la chaleur et, tandis qu’elle sombrait dans les bras engourdissant du froid, elle crut voir une lumière d’une intense couleur bleu-violet danser dans les ténèbres.
Ce fut la fumée qui la réveilla. Toussant, les poumons et les yeux irrités, Hayalee rouvrit difficilement les paupières. Elle était couchée par terre. Elle enfouit son visage au creux de son coude et se redressa à genoux. Les panaches de vapeur et de fumée qui s’élevaient ça et là se dissipèrent, dévoilant un décor méconnaissable.
Cristallisée dans son agonie sous une pellicule de givre, la végétation était calcinée. L’arbre dans le dos d’Hayalee n’arborait plus une feuille, ses branches tordues changées en charbon. Devant elle, l’herbe avait été soufflée et les buissons roussis. Le peu de vert qui subsistait avait gelé.
Frowin se tenait à dix pas de là, un genou à terre, la main tendue vers Hayalee. L’air et le sol scintillaient autour de lui. Une seconde plus tard, ses épaules se relâchèrent, il laissa retomber son bras et se releva.
— Eh bien, si j’avais été quelqu’un d’autre, tu m’aurais carbonisé, dit-il en faisant craquer la glace prise dans ses vêtements.
Un puissant frisson secoua Hayalee. Elle s’aperçut avec horreur qu’elle ne portait presque plus rien. De sa tunique ne subsistait qu’une jupe et une banderole de tissu. Quant à son pantalon, il s’était transformé en culotte courte. Elle s’empressa de refermer les bras sur sa poitrine, autant pour se couvrir que pour se protéger de la morsure du froid. Loués soient les anges, il restait encore un peu de tissu aux endroits les plus sensibles.
Frowin, qui fouillait les buissons, se redressa. Il brandit un objet en fer qu’Hayalee ne reconnut pas immédiatement : l’épée.
La lame noircie avait été pliée à quarante-cinq degrés. Stupéfaite, Hayalee se demanda d’abord sur quoi et avec quelle force monstrueuse Frowin avait bien pu frapper pour mettre l’arme dans cet état. Puis elle réalisa la stupidité de sa pensée : une épée ne se pliait pas comme ça. Il aurait fallu la chauffer très fort pour obtenir ce résultat. Hayalee se sentit blêmir.
— Comme je le disais, ce n’est pas la puissance qui te manque, souffla le commandant en retournant l’arme fumante dans sa main. Tu as une force que tu ne soupçonnes pas. À la rigueur, il faudrait entraîner ton corps à la supporter… Mais avant ça, tu dois apprendre à utiliser ton feu sans tout ravager, ou tu seras plus un danger qu’une aide pour tes alliés.
Elle serra les dents, la gorge nouée. Frowin abandonna l’épée et soupira :
— Restons-en là.
Il s’en alla récupérer sa veste. Hayalee s’avachit sur ses bottes racornies aux coutures déchirées. Elle s’était rarement sentie aussi frigorifiée, épuisée et, surtout, amère. Elle n’arrivait à rien avec ce pouvoir. Peut-être valait-il mieux pour tout le monde qu’elle reste en dehors des affaires de l’Alliance ? Elle entendit le sol givré craquer sous les pas du commandant qui revenait, mais elle ne trouva pas le courage de relever le visage pour encaisser ses remarques.
Frowin lui lâcha sa veste sur la tête. Émergeant de sous le tissu, Hayalee lança un regard interloqué au commandant, qui s’asseyait en tailleur.
— Ne l’abîme pas, j’y tiens, dit-il, soudain fasciné par les buissons.
— Merci, souffla-t-elle en se drapant dans le vêtement.
Après plusieurs secondes d’un silence gênant, Frowin se gratta sous le chignon et demanda :
— Est-ce que tu peux me donner ce qu’il y a dans la poche intérieure ?
Elle y trouva une liasse de feuilles séchées ainsi qu’une boîte remplie de tabac. Il récupéra le tout et, avec des gestes appliqués, garnit une feuille qu’il roula aussi serré que possible. Il sortit le briquet à amadou des tréfonds de son bermuda. L’objet était complètement gelé.
— Mendôkusai… marmonna-t-il, sa cigarette entre les lèvres.
Il tourna un drôle de regard vers Hayalee.
— Ça ne t’ennuierait pas de me l’allumer ?
Elle hocha la tête en signe de négation, mais ne réagit pas lorsqu’il la lui tendit. Elle n’était pas sûre d’avoir assez de force… La douleur battait à ses tempes. Et si elle faisait encore un malaise ? Pire, si elle ravageait tout une nouvelle fois ?
— Tu veux savoir quel est ton problème ? dit Frowin. Tu as peur d’utiliser ton pouvoir. Tu lâches les chevaux, et puis tu serres le frein. Forcément, ça ne peut que t’envoyer dans le mur.
Il remit la cigarette au coin de sa bouche.
— Si Iltaïr m’a demandé de t’entraîner, c’est pour que tu puisses dépasser tes blocages sans risques. J’ai plus d’expérience que toi, ton feu ne prendra jamais de vitesse ma glace… tu l’as bien vu ?
Là-dessus, il se leva, ramassa l’épée tordue et la lui jeta sous le nez.
— En plus, je ne vois pas pourquoi tu boudes : tu as gagné.
Hayalee cilla, puis baissa les yeux sur l’arme. Le foulard avait disparu.
— L’idée, à terme, est de t’apprendre à désarmer quelqu’un. Pour en arriver là, il va falloir aiguiser tes instincts, travailler tes réflexes ; et pour ça, il va falloir te débarrasser de tes hésitations. Tu me suis ?
Elle entrouvrit les lèvres. L’exercice prenait tout son sens. Si elle pouvait insuffler suffisamment de chaleur à une arme pour la rendre brûlante, elle pourrait désarmer n’importe qui en un clin d’œil. Elle pourrait se battre sans tuer. Elle déglutit et dit :
— Oui.
— Alors, lève-toi.
Hayalee s’exécuta. Frowin ne prenait pas de gants, mais il avait raison. Elle devait arrêter d’hésiter. Elle devait arrêter dès à présent.
Inspirant à plein poumon, elle se concentra sur la cigarette du commandant : l’extrémité s’embrasa. La surprise lui fit arquer le sourcil. Il tira une bonne bouffée, tourna ses petits yeux noirs vers elle et, pour la première fois, lui sourit. Hayalee sourit en retour, le cœur plus chaud.
— Ici, même heure, demain.
— Oui m’sieur !
Le retour jusqu’aux souterrains ne fut pas glorieux. Les pieds saucissonnés dans ses bottes rétrécies, Hayalee n’eut pas fait dix pas que l’épuisement eut raison d’elle. Les vertiges la saisirent et elle s’effondra. Frowin dut la porter pour lui faire traverser la mer. Hayalee n’avait pas éprouvé une telle gêne depuis la fois où elle s’était laissée surprendre en pleine classe par ses menstruations et avait dû courir chez elle les fesses rouges. Heureusement, de retour sur l’île principale, elle avait retrouvé assez de force pour marcher et elle s’épargna la honte d’être vue à moitié nue dans les bras du commandant. Elle n’en attira pas moins les regards dans les souterrains. Cramponnée à la veste qui lui tombait sur les cuisses, couverte de suie, de terre et de sable, elle s’empressa de filer dans sa chambre, puis vers la salle de bain.
L’eau, délicieusement chaude, lui fit l’effet d’un baume. Les bleus, hématomes et bosses qui la tiraillaient une seconde plus tôt s’endormirent et son corps cessa enfin de trembler lorsqu’elle s’immergea. Elle ne se décida à sortir que quand le bain lui parut tiède.
Après ça, elle se sentit mieux ; à nouveau elle-même. Elle n’avait plus mal nulle part et, la peau débarrassée de sa crasse, elle se surprit à découvrir des bleus moins marqués que ce qu’elle avait redouté. Son corps ne réclamait plus qu’une chose : manger.
C’était l’heure du dîner et la Taverne était bondée de monde. Les tables dépareillées étaient presque toutes occupées par des groupes de rebelles qui discutaient et riaient bruyamment. Hayalee dut tendre le cou pour apercevoir Saru, assis à leur table favorite, dans l’angle de la pièce. Elle alla réclamer une bonne assiette de ragoût d’aurochs, en garnit une seconde d’une miche de pain accompagnée de toutes les variétés de fromage disponibles, puis elle s’empressa de le rejoindre.
Saru était entouré de livres, de carnets et de parchemins. À en juger par l’écuelle vide qui traînait au centre de la table, il avait déjà mangé. Plume à la main, il était si concentré sur ce qu’il écrivait qu’il ne remarqua pas Hayalee avant qu’elle ait déposé ses deux assiettes.
Elle s’assit, le salua, puis se jeta sur le ragoût sans perdre une seconde.
— Où est-ce que t’étais passée ? demanda-t-il.
Hayalee voulut répondre, mais elle trouva plus pressant d’enfourner de gros morceaux de pain et de fromage de mùflon dans sa bouche.
— Eh beh, t’as pas mangé depuis trois jours ou quoi ?
— Me suis battue, articula-t-elle après quelques secondes de mastication laborieuse. Avec Frowin.
Le sourcil droit de Saru grimpa si haut qu’il disparut sous les mèches folles de ses cheveux.
— Tu plaisantes ?
Hayalee fit non de la tête.
— C’est Iltaïr qui lui a demandé de m’entraîner.
La surprise passée, Saru s’exclama :
— T’as dû te prendre une sacrée déculottée !
L’idée lui procurait un peu trop de satisfaction au goût d’Hayalee. En dépit des moqueries qui lui pendaient au nez, elle consentit à lui raconter comment Frowin l’avait abordée, puis conduite sur la seconde île pour la rosser à coups d’épée. D’abord amusé par l’image d’une Hayalee couinant, tombant et courant en tout sens pour échapper à un Frowin blasé, Saru cessa de sourire lorsqu’elle lui rapporta comment elle avait perdu le contrôle et tout carbonisé sur un rayon de dix pieds.
— Ça devait être quelque chose, commenta-t-il. Mais bon, faut pas te prendre la tête, Frowin a le pouvoir parfait pour contrer le tien.
— Oui, j’ai remarqué.
Si les ravages qu’elle pouvait causer n’étaient pas sans l’effrayer, la douleur qui avait coupé le Feu dans son élan destructeur l’inquiétait davantage. Hayalee avait l’habitude d’être sujette aux maux de tête après avoir abusé de son don, mais jamais encore la souffrance n’avait été aussi intense. Jamais le Feu ne s’était tu de cette façon. L’espace d’une seconde, il lui avait semblé le perdre.
Était-ce dû aux pouvoirs de Frowin ? Le froid qu’il avait jeté sur elle avait dû être si pénétrant qu’il avait mouché tout le reste… ça se tenait. Si Hayalee ne voulait pas revivre une expérience aussi désagréable, elle devait rapidement progresser.
Comme il fallait s’y attendre, Saru éclata de rire quand elle acheva le récit de ses mésaventures par sa traversée des souterrains en pantalon raccourci et brassière rétrécie.
— Bon sang… j’aurais bien aimé voir ça ! dit-il en essuyant les larmes au coin de ses yeux, hilare.
— Voir quoi ? les interrompit une voix familière.
Ils tournèrent la tête d’un même mouvement. Lisandra se tenait près de leur table, un gobelet à la main, une assiette de ragoût dans l’autre.
— Vous permettez ? demanda-t-elle en désignant la chaise libre entre eux.
Aucun d’eux ne réagit, trop surpris de la trouver là. La jeune femme poussa les livres de Saru – dont le regard tourna à l’orage – et s’installa comme si de rien n’était.
— Qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna Hayalee.
— Là à cette table, dans cette taverne ou dans les souterrains ? Sois plus précise.
— Les trois, grommela Saru.
— J’ai reçu une dérogation pour venir assister mon père dans la présentation de ses travaux. Il est doué pour élaborer des protocoles expérimentaux et émettre des hypothèses, mais il n’a jamais été un très bon orateur.
— Tu comptes rejoindre l’Alliance ? interrogea-t-il, curieux. Travailler à la section scientifique ?
— C’est ce qui a été convenu pour mon père, répondit Lisandra en grignotant un morceau de courgette. En ce qui me concerne, j’ai d’autres projets.
Hayalee allait lui demander en quoi consistaient ces projets, mais elle enchaînait déjà.
— Quant à savoir pourquoi je mange ici en dépit de la mauvaise qualité de la nourriture, dit-elle en écartant un dé de viande particulièrement gras, j’évite ma mère et son humeur irritable. Elle ne digère toujours pas qu’on ait dû venir ici.
— Vous êtes bien installés, au moins ? s’enquit Hayalee.
— Tout dépend ce que tu entends par là. On nous a attribué une minuscule maison dans le centre, avec des murs penchés, un sol qui s’affaisse et des infiltrations dans tous les coins. Mais il y a de nouvelles maisons en construction dans le quartier sud et ma mère a négocié pour nous en réserver une.
L’air ennuyé par ces sujets triviaux, Lisandra en changea sans transition et lança à l’adresse d’Hayalee :
— Je vois que tu n’as pas rendu ton matricule.
— Non, dit-elle en tirant sur sa chaîne pour tripoter les petites plaques de métal qui y pendaient. Ça peut paraître idiot, mais… la mission à Mas, ça m’a donné envie d’en faire plus.
Elle lança un coup d’œil incertain en direction de Saru. Elle lui avait fait part de sa décision juste après en avoir discuté avec Iltaïr et, à sa grande surprise, le garçon ne s’était pas moqué d’elle. Pas plus qu’il n’avait essayé de la dissuader. Ils avaient beau avoir le même âge, Saru était plus coutumier du danger et indéniablement plus débrouillard. Hayalee, avec ses deux mains gauches, sa trouille et son ignorance du monde, n’était pas la meilleure recrue qu’on puisse imaginer. Pourtant, Saru s’était contenté de hocher la tête et s’était lancé dans une conversation sur ce qu’impliquait de travailler pour l’Alliance, comme si le choix d’Hayalee était tout à fait sensé.
Il ne commenta pas plus maintenant, ce dont Lisandra ne se priva pas.
— Faire plus ?
— De missions.
Hayalee se remplit la bouche de pain pour s’épargner la peine d’avoir à entrer dans les détails. Elle n’avait aucune envie de débattre de ses motivations avec Lisandra. Pressentant qu’elle n’était pas à l’abri d’une nouvelle question, elle se tourna vers Saru.
— Et’oi, qu’est-ce que as fait ’jourd’hui ?
Elle avala sa bouillie de pain et ajouta :
— Je t’ai cherché ce matin.
— J’étais à l’académie, répondit-il en piquant du nez sur le parchemin étalé devant lui. Pour faire le point sur le programme, récupérer tous mes devoirs en retard…
Hayalee tiqua. Elle savait que l’île comptait une académie, mais Saru n’avait jamais parlé de s’y rendre. Les premiers jours après son arrivée, elle l’avait supposé dispensé de cours. Pour cause, Iltaïr l’avait chargé d’aider Hayalee à trouver ses marques. Par la suite, elle ne s’était plus posé la question, absorbée par ses propres problèmes. À quatorze ans néanmoins, Saru avait encore l’âge d’être sur les bancs de l’école.
— Mais… tu vas à l’académie ? interrogea-t-elle.
— Seulement quand j’arrive pas à comprendre avec les livres.
— Comment ça se fait ?
Il feuilleta un de ses ouvrages pour consulter un tableau rempli de nombres, soudain plus passionné par son travail que par la discussion.
— J’y suis allé quand j’étais plus jeune, répondit-il évasivement, ça s’est… pas bien passé. C’est juste pas fait pour moi, je préfère étudier seul.
— Tu as bien raison, commenta Lisandra. D’un point de vue du strict apprentissage, étudier en classe n’est pas ce qu’il y a de mieux. C’est une perte de temps pour ceux qui apprennent plus vite que la moyenne, et ceux qui apprennent plus lentement sont laissés derrière.
Bien que Saru ne la contredise pas, Hayalee eut la nette impression que son problème était tout autre.
— Je me suis mis d’accord avec Iltaïr, dit-il. Tant que je rends les devoirs et que j’ai de bonnes notes aux examens, il me force pas à assister aux cours. De toute façon, avec les missions, ça va devenir de plus en plus compliqué.
— Et toi ? demanda Lisandra en observant Hayalee par-dessus son gobelet. Tu ne vas pas à l’académie ?
La question lui froissa le cœur plus que de raison. Peut-être parce qu’elle rappelait à Hayalee ce qu’elle avait perdu : une vie ordinaire. Trois mois plus tôt, décrocher son diplôme de fin d’études était une de ses préoccupations principales. Aujourd’hui, ça lui semblait tellement insignifiant. L’idée que ça ait pu être une source d’angoisse lui donnait envie de rire.
— Pour quoi faire ? J’ai pas l’intention de rester ici pour toujours, et je crois pas qu’un diplôme obtenu sur une île qui n’est pas censée exister ait la moindre valeur ailleurs.
Saru opina du chef, mais Lisandra arqua un sourcil.
— Qu’est-ce que tu fais de la connaissance ? Entre nous, ça ne te ferait pas de mal de te remplir un peu la tête.
Hayalee résista à une violente envie de lui fourrer du crottin de mùflon dans le nez. Pour ne rien arranger, Saru eut l’audace de pouffer.
— Tu n’es même pas curieuse de connaître l’Histoire vue d’un œil extérieur à Psamias ? insista Lisandra. J’ai lu quelques-uns de vos manuels — néamh, que c’est aseptisé ! Je ne sais pas où vos maîtres trouvent assez de matière pour enseigner sur six ans… À ta place, je me serais efforcée de lire tous les livres qui se trouvent ici.
— C’est pas que ça m’intéresse pas, marmonna Hayalee. Mais je suis déjà assez occupée à apprendre à utiliser mes pouvoirs sans tout réduire en cendre autour de moi. Et puis…
Elle hésita une seconde, consciente que formuler sa pensée à haute voix, ici, entourée de dizaines de rebelles n’était peut-être pas la chose à faire. Mais la Taverne était assez bruyante et Saru et Lisandra n’étaient pas du genre à mal interpréter ses propos.
— J’ai découvert que le gouvernement de Psamias nous mentait… Même si j’ai envie d’y croire, qu’est-ce qui me prouve que la version de l’Histoire de l’Alliance est plus juste ? Si c’est si facile de déformer la vérité.
Les pièces et les couloirs des souterrains étaient couverts de tableaux et de tentures représentant des scènes qui revisitaient l’Histoire qu’Hayalee connaissait, quand ils ne contaient pas des événements totalement étrangers. Sur le mur à sa droite, une femme aux longs cheveux roux et aux yeux d’un bleu violet aussi intense que des milhilites brandissait une épée sous un halo de lumière divine. À ses pieds gisait un roi renversé de son trône – un roi qui ressemblait aux monarques psamiens. Mais comment savoir quelle était la part de vérité ?
— Tu vois, dit Lisandra, tu as parfois des éclairs de pertinence. C’est ce qui me fait penser que tout n’est pas perdu pour toi.
— Merci du compliment…
— Mais je te l’ai dit : la meilleure façon de s’approcher de la vérité est de récolter un maximum de données, recouper les informations et faire travailler son esprit critique.
Là-dessus, elle ramassa ses couverts, se leva et lança à Saru :
— Au fait, il y a une erreur dans tes calculs.
Il baissa le nez sur son parchemin et fronça les sourcils. Le temps qu’il se décide à ouvrir la bouche pour réclamer plus de précisions, Lisandra était déjà repartie. Il maugréa.
— Tu sais quoi ? On n’aurait jamais dû la ramener.
Me revoilà enfin sur cette histoire, et ça fait grave plaisir <3 Franchement, j'avais un peu peur d'avoir du mal à raccrocher les wagons vu que ça faisait longtemps, mais ça passe tout seul !
J'aime beaucoup le nouveau personnage introduit avec le commandant, le côté très flegmatique. On a une Hayalee tout feu tout flamme et un créateur de glace tout flegmatique, ça va bien ensemble :p Au début, je comprenais pas trop non plus où il voulait en arriver avec sa balade, mais j'ai beaucoup aimé la façon dont tu dévoiles son pouvoir =D La baston aussi, après avec Hayalee qui crame tout, c'était prévisible ='D Bon, je me doute que le commandant devait s'y attendre, vu qu'il a tout fait pour les isoler, mais est-ce qu'il pensait que ça serait à ce point et qu'il faudrait utiliser ses pouvoirs pour contrer ? Je me demande ^^
Bref, j'aime beaucoup le personnage, et j'ai beaucoup aimé toute cette scène ! Pareil pour les trois ensuite qui se retrouvent, j'ai tout de suite retrouvée les dynamique, on en apprend plus, c'est beaucoup trop choupi <3 Et j'aime beaucoup Lisandra et ses commentaires ='D
Voilà, pas grand chose à dire, mais j'ai vraiment beaucoup aimé et ça me fait grave plaisir de me replonger là-dedans ^^
Je me disais justement ce matin que ça vaudrait peut-être le coup que je cale des petits résumés en début de chaque mouvement, histoire que les lecteurs s’y retrouvent même si ça fait un moment qu’ils ont pas lu. M’enfin, je suis contente si t’as réussi à raccrocher les wagons sans !
Contente également que le commandant te plaise. C’est un ajout de la réécriture. À la base, j’avais prévu de le faire apparaître plus tard et pis, en y réfléchissant, je me suis dit que ce serait logique (et méga intéressant) qu’il reprenne un peu l’entraînement d’Hayalee.
Chouette si la scène fonctionne ! J’aime bien les scènes d’entraînement dans les univers de fantasy, voir le héros galérer et apprendre doucement à connaître et maîtriser ses pouvoirs… mais ça peut aussi devenir chi*nt si ça traîne trop. Faudra pas hésiter à le dire, si ça devient ch*ant.
Frowin avait anticipé qu’il y aurait beaucoup cramage, pour le reste… va savoir.
Mais mais, merci beaucoup. <3 Je crois bien tu es la première lectrice à découvrir ce troisième mouvement réécrit (sans avoir lu l’ancienne version, j’entends). La première dont j’ai vent, en tout cas (tu seras donc mon cobaye, mouahah (si tu le veux bien)).