1. Ellie

Notes de l’auteur : Découvrez Ellie !

Il y avait du monde dans la rue, d’habitude si tranquille. Ellie s’y était attendue. C’était évident qu’il y aurait un maximum de personnes présentes le jour où sa vie partirait en lambeaux. C’était un peu comme si tous avaient décidé de faire un petit détour pour la regarder. Elle avait l’impression d’être un accident de la route attirant tous les voyeurs. Il faut dire qu’elle ne payait pas de mine assise sur un tas de valises, occupant une partie du trottoir devant l’immeuble numéro 4. Elle se demandait ce que les gens voyaient et analysaient. Avaient-ils fait le lien entre elle et la porte rouge derrière son dos ? Celle-ci semblait luire d’un tas d’émotions et Ellie refusait de se retourner. Elle l’avait fermée, avait jeté la clé dans la boîte aux lettres et s’en était éloignée le plus possible. Comptaient-ils le nombre de bagages ? Il y en avait trop pour indiquer un départ en voyage, mais pas assez pour qu’elle possédât des choses de grande importance. Elle représentait un entre-deux gênant, mais d’autant plus intriguant pour les passants. Au bout d’un moment, elle sortit un livre de son sac. Elle ne parvint pas à lire un seul mot, mais au moins elle pouvait prétendre ne pas remarquer les regards curieux. Il lui suffisait de rester calme, posée et attendre.

Mais Jean était en retard, comme d’habitude.

Comment était-ce arrivé ? Ces dernières semaines, cette question semblait avoir été gravée au fer rouge dans sa tête. Elle n’avait rien vu arriver, était tombée de très haut et ramassait encore les morceaux qu’elle trouvait éparpillés un peu partout. Est-ce que ça avait commencé à l’enterrement ? Elle avait du mal à croire que leur dispute ce jour-là, dont la nécessité lui échappait encore, compte-tenu du fait qu’elle venait de perdre un être qui lui était très cher, avait enclenché leur rupture. Non, ça avait certainement débuté plus tôt, mais c’est seulement ce jour-là qu’elle avait remarqué que quelque chose n’allait pas. Tout ça, à cause de la cabane à la plage[1].

Il avait fait beau, ce jour-là. Bien sûr, elle aurait aimé qu’il pleuve en accordance avec son humeur, mais oncle Jimmy aurait été heureux. Il avait souhaité que tout le monde s’amuse à ses funérailles, car selon lui, il avait eu une belle vie et il fallait la célébrer. Il avait tout organisé avant sa mort : la décoration, la nourriture, la musique rock des années 60 qu’il aimait tant. Et le noir avait été banni. Comme toute sa vie durant, d’ailleurs. Il l’avait appelé la Règle Blackpool, en hommage à la ville où il avait le plus détesté vivre. C’était très simple : si une personne portait du noir à ses funérailles, il devait être jeté dans la piscine[2]. Et c’était arrivé : à John. A bien y réfléchir, c’était peut-être là que tout avait commencé.

Un moment, John sirotait du champagne à côté d’elle, l’instant d’après un cousin lui rentrait dedans et il atterrissait dans l’eau. Ellie n’avait pas pu s’en empêcher ; elle avait ri. Et ça lui avait fait un bien fou ! Toute la pression de ses épaules, déposée là par plusieurs jours de chagrin, s’était envolée en éclats. Mais ça n’avait pas plu à John. En plus d’avoir été humilié devant toute la famille de sa petite amie, d’avoir mouillé son costume préféré et ruiné ses cheveux impeccables, le fait qu’elle rit l’avait mis hors de lui. 

— C’est un Dior ! s’était-il exclamé d’une voix presque aigue.

— Je t’avais dit de ne pas porter du noir, John, avait-elle répondu en essuyant ses yeux de larmes.

— Je ne pensais que cette règle allait être prise au sérieux. Il faut être cinglé ! Et puis, qu’est-ce que tu as à rire comme ça à des funérailles ? C’est comme si t’étais contente qu’il soit mort !

Elle n’avait pas vu la claque partir. Elle l’avait vu atterrir sur sa joue, ça oui. Le bruit avait été plus fort que la douleur, mais il s’était calmé. Se rendant compte de ce qu’il avait dit, il s’était excusé et elle l’avait pardonné. Ils s’étaient rendus à la lecture du testament en se tenant la main, pensant que tout allait pour le mieux. Puis, la cabane à la plage avait été mentionnée.

— Je lègue à Elinor Knight, la fille de mon frère, Peter Knight, née le 22 septembre 1988, la cabane à la plage à Port Urchin, affectueusement appelée la Cabane du Bonheur.

La voix monotone du notaire n’avait en rien tempéré la vague d’émotions qu’Ellie avait ressenti. Elle n’avait pas vraiment été surprise. Si la Cabane du Bonheur devait appartenir à quelqu’un, c’était bien à elle, mais en même temps, elle ne s’y était plus attendue. Cela faisait plusieurs années qu’elle n’y était pas allée. Une ou deux fois après l’université, mais c’est tout. Au départ, oncle Jimmy l’avait invitée tous les ans, puis il avait fini par abandonner et avait plutôt décidé de déménager en ville pour être plus proche de sa famille. Elle lui avait rendu visite toutes les semaines, mais quelque part, le voir à Londres et non sirotant un thé sur les dunes lui avait toujours brisé le cœur. Hériter de cette cabane avec tant de souvenirs heureux, mêlés à la honte, l’avait bouleversé.

Mais elle n’avait pas eu beaucoup de temps pour se réjouir. Quelques jours plus tard, John lui avait donné le numéro d’un ami agent immobilier en Cornouailles.

— Mais je ne veux pas vendre.

— Tu plaisantes, j’espère. Qu’est-ce que tu veux faire avec cette cabane ?

— Y aller en vacances, par exemple. C’est très joli là-bas, tu sais ?

— Je préfère autant aller dans un hôtel cinq étoiles aux Caraïbes ou en Indonésie.

— On le fait déjà tous les ans ! On pourrait changer un peu de temps en temps. Et c’est tellement paisible. Si un jour on a des enfants, je suis certaine qu’ils vont adorer.

Ça avait été probablement la chose à ne pas dire. Mais pourquoi pas, en fin de compte ? Elle avait trente-trois ans. Ils étaient ensemble depuis bientôt six ans. Tous deux travaillaient pour la même boîte et avaient de bons salaires, ils habitaient dans un appartement spacieux très bien localisé. Tout était en leur faveur. Tout, sauf peut-être l’essentiel.

— Des enfants ? Tu veux avoir des enfants alors que tu réagis encore comme une gamine et que tu me fais une scène à cause d’une satanée cabane ?

— Une scène ? Il s’agit d’une cabane, John, pas d’un squelette dans le placard.

— Je ne te comprends pas, c’est tout ! Tu préfères passer tes journées à lire ou à te promener dans le parc, tu collectionnes les coquillages et le sable des plages que nous avons visitées, tu sèches des feuilles et des fleurs entre les livres…

— Je suis comme je suis ! Pourquoi est-ce que ces petites choses te gênent autant ?

— … et tu te plains de nos vacances de luxe pour une cabane ! Tu n’es adulte que dans ton corps et tu parles d’enfants !

— Excuse-moi de ne pas correspondre à l’image que tu te fais d’une adulte ! Et quelle importance ont les hôtels de luxe comparé à l’essentiel ?

—  Mes stagiaires ont dix ans de moins que toi et sont plus matures !

—  Ah, parce que tu crois que c’est par conviction qu’elles partagent ta vision des choses ? Mais tu fourres le doigt dans l’œil ! C’est juste pour faire plaisir au patron au portefeuille rempli.

— Eh bien ça marche et c’est ce que je veux.

A ces mots, le sol s’était dérobé sous son cœur et il avait fait une chute de plusieurs étages. Pas d’un simple appartement, mais bien ceux d’un gratte-ciel.  

— Qu’est-ce que tu veux dire par « ça marche » ? avait-elle demandé à mi-voix.

John s’était passé la main sur le visage, puis les cheveux, regrettant ses mots, mais ayant tout de même l’air soulagé de les avoir prononcés.

— Rose.

— Quoi, Rose ?

— Rose Ingals. Ça marche avec Rose Ingalls.

 

Un coup de klaxon la sortit de ses souvenirs douloureux. Ellie leva la tête et aperçu Jean se garer devant le trottoir, puis sortir de la voiture. Elle ferma son livre et le rangea dans son sac, pendant que sa meilleure amie lui balançait ses excuses habituelles.

— Excuse-moi ! Si tu savais le monde fou qu’il y a à cette heure-ci ! Bon, faut dire que je ne m’y suis pas prise à l’avance, comme tu le sais. Mais tout de même ! Les gens devraient avoir moins de voitures ; c’est mauvais pour l’environnement !

— Peut-être que tu pourrais donner l’exemple.

— Mais j’ai besoin de ma voiture, moi ! Ce n’est pas le cas de la plupart de ces imbéciles.

Ellie hocha les épaules. Cette conversation, elle la connaissait. L’instant d’après, Jean l’enlaça fort. Trop fort. C’est bien pour ça, et uniquement à cause de ça, qu’Ellie eut soudain les larmes aux yeux.

— Comment ça va ? demanda-t-elle tout bas.

Un nœud douloureux se forma dans la gorge d’Ellie. Elle repoussa gentiment son amie et lui accorda un sourire si triste que Jean n’eut pas besoin de plus d’explications. Cette dernière attrapa la première valise et la rangea dans le coffre de sa Mini Cooper verte.

 

Dans l’appartement de Jean, tout est nickel, et pourtant elle a toujours été bordélique. Jusqu’à ce qu’elle rencontre Laura, très à cheval sur la propreté. L’amour fait des miracles. Il paraît. Cette dernière rentra du travail juste quand Jean and Ellie eurent terminé de monter toutes les valises. Comme d’habitude, Ellie fut à court de mots à sa vue. C’est que Laura était un spécimen absolument magnifique. Elle était rousse avec des taches de rousseur à faire envier n’importe qui, surtout Ellie, dont le visage particulièrement dénué d’une quelconque marque l’ennuyait ferme. Elle était toujours très soignée, portant des accessoires assortis à ses vêtements. Mais principalement, c’était sa bonne humeur qui charmait. Ce dont Ellie avait besoin. Mais en la voyant, les yeux de Laura se remplirent de pitié. Elle la serra fort dans ses bras avant de s’élancer dans la cuisine en s’exclamant joyeusement :

— Un de perdu, dix de retrouvés !

Ellie grimaça.

— Elle a raison, tu sais, lui dit Jean.

— Je sais, mais je ne suis pas encore prête à l’entendre.

— ça ce n’est pas à toi d’en décider ! Si cela ne tenait qu’à toi, tu serais déjà en train de creuser ta propre tombe. Comme tu as changé depuis l’école.

Jean secoua la tête. Ellie la pencha sur le côté, perplexe.

— J’ai changé tant que ça ?

Son amie la dévisagea un instant, cherchant les mots adéquats. Quelque chose dans son expression indiqua à Ellie que Jean essayait également de déterminer si elle devait être gentille ou directe dans sa formulation.

— Disons ça comme ça : si je ne te connaissais pas depuis la maternelle et je devais te rencontrer maintenant, je ne serais pas ton amie.

Option deux, alors.

— Aïe !

— Qu’est-ce que tu lui as encore dit ? cria Laura depuis la cuisine.

— Rien que la vérité !

Puis, plus bas à l’attention d’Ellie.

— Viens, on va la rejoindre, sinon elle va être triste qu’on ne l’inclue pas dans notre conversation.

Elles trouvèrent Laura acharnée aux fourneaux. Elle avait sorti un grand wok, dans lequel grésillaient déjà plusieurs légumes. Jean se faufila derrière elle, en glissant au passage un baiser sur sa joue, et attrapa trois verres de vin, qu’elle remplit généreusement.

— Dis, Laurie, tu serais amie avec Ellie si ce n’était pas ma meilleure amie ?

La jeune femme hésita et prit son temps pour ajouter les épices à son plat avant de se tourner vers Ellie d’un air désolé.

— C’est bon, j’ai compris, lança Ellie dans une veine tentative d’éviter d’achever son égo.

— Tu es si triste et terne, Ellie. C’est comme si rien ne t’amusait.

Elles s’étaient bien trouvées, ces deux-là, à dire leurs vérités au visage des gens.

— Mais elle n’était pas comme ça, figures-toi ! Non, c’était une fille créative, pleine d’énergie, des rêves plein la tête, le rire facile et très intéressante, énonce Jean en comptant sur ses doigts.

Ellie aurait bien aimé le nier, mais elle avait un vague souvenir de correspondre à ce portrait dans le passé, mais de ne plus y voir une seule trace quand elle se regardait dans la glace. Et pourtant, c’était bien de gamine que John l’avait traité, elle qui avait tellement changé pour lui, pour ressembler le plus possible à la vision qu’il avait d’une femme adulte. Et ça n’avait pas été assez. Elle était écœurée. Dégoûtée d’avoir perdu autant de temps, en colère avec elle-même se s’être perdu en chemin. Il ne l’avait jamais aimé pour qui elle était et elle avait commis la plus grosse erreur de sa vie, six années durant.

Jean enfonça le couteau dans la plaie.

— Tu as pris un sacré coup de vieux, ma vieille ! Bon, pas physiquement, puisqu’on te donnerait dix ans de moins et tu sais que je te hais pour ça, mais ta personnalité a perdu toute sa jeunesse !

Ellie prit une grande gorgée de vin et se regarda dans la grande glace du salon. C’est vrai qu’elle ne faisait pas son âge, elle ne l’avait jamais fait d’ailleurs. Elle était encore à l’université qu’on lui demandait si elle avait de bonnes notes à l’école. Au lycée, les garçons ne s’intéressaient pas à elle, parce qu’elle avait l’air d’être au collège. Maintenant, à l’âge de trente-trois ans, elle avait non seulement hérité de la belle peau de sa mère qui ne ridait presque pas, mais avait des attributs qui la rajeunissaient. Ses cheveux blonds miel qui s’éclaircissaient vers les pointes étaient attachés en une queue de cheval et les mèches de sa frange rideau lui encadraient le visage au teint clair. Deux énormes billes bleues lui renvoyaient son regard. Elle n’était pas une beauté comme Jean et ses cheveux bruns soyeux comme de la soie et ses yeux verts, mais elle était jolie. Enfin, elle aurait été jolie si quelqu’un ne lui avait pas refilé un filtre Instagram de tristesse. Non, pas quelqu’un ; si elle ne s’était pas elle-même imposée ce filtre de grisaille sur son visage.

— Ce qui m’écœure le plus c’est d’avoir autant changé pour un mec qui a fini par me tromper pour une pimbêche, dit-elle enfin après avoir accepté l’assiette de nouilles asiatiques que lui tendait Laura.

Ellie attrapa les bâtonnets et prit une première bouchée. Quel délice ! Le mélange des épices était très réussi et se mariaient à la perfection avec les légumes et le poulet sauté. Elle pointa son assiette du doigt d’un geste appréciatif. Puis, ayant enfin avalé ce qu’elle avait dans la bouche, elle lança :

— C’est de ça que j’ai besoin ! J’ai besoin de bonne nourriture, de bons moments, de…

— … de sexe ! s’exclame Jean, un sourire coquin sur les lèvres.

Ellie rougit.

— Ne sois pas bête.

— Je suis on ne peut plus réaliste ! Il va te falloir beaucoup de sexe et de plaisir pour retirer tout ce gris ! Et je te parie que Port Urchin est bondé de mecs célibataires à la recherche d’une jolie fille. Nick pourra te les présenter !

Ellie s’étouffe dans ses nouilles.

—  Ton petit frère est à Port Urchin ?

—  Je ne te l’avais pas dit ? Il est apprentis charpentier de marine là-bas.

Ellie grimaça et Laura leva un sourcil en la voyant.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’aimes pas Nick ?

— Je me souviens de lui comme d’un gamin qui nous embêtait tout le temps, répondit Ellie.

— Bon, c’est vrai qu’il pouvait être chiant, surtout quand on voulait parler de trucs de filles, mais on s’entendait tous très bien.

— On a sept ans de différence et la dernière fois que je l’ai vu c’était un adolescent. Les adolescents, surtout les garçons, n’ont jamais été ma tasse de thé.

— Il avait dix-neuf ans.

— Ce n’est pas parce qu’il était officiellement un adulte que ce n’était plus un adolescent. Il muait encore !

Jean et Laura éclatèrent de rire. Elles levèrent alors leur verre.

— Revenons aux choses importantes : au plaisir !

Ellie leva le sien.

— J’ai besoin de plus de vin si je dois trinquer à ça sans rougir.

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Gwenifaere
Posté le 06/03/2023
Bon, les romances ne sont pas forcément ma tasse de thé alors je ne sais pas si je vais t'être d'une grande aide sur ce coup, mais en tout cas je vais découvrir les aventures d'Ellie avec plaisir ! J'ai beaucoup aimé l'image de la pauvre en train d'attendre sur sa pile de valises, c'était à la fois un peu drôle et touchant.
MarenLetemple
Posté le 07/03/2023
Et pourtant, tu en as écrit une ! Et ton avis est toujours le bienvenu, tu le sais bien :)
Ah, la pile de valises : j'ai beaucoup aimé cette image aussi, ce côté matériel qui pourtant montre à quel point on ne possède presque rien, car tout tient dans des valises.
Fauxy Writer
Posté le 06/03/2023
C'est un début qui donne envie de connaître la suite. Les personnages sont attachants car très réalistes. L'écriture est fluide. Elle donne l'impression d'être aux côtés des personnages et d'assister au dîner qu'ils partagent entre eux. La couverture a très vite attiré mon attention. La plage est également sur la couverture de ma nouvelle dont le titre est L'homme aux petits pas. Je me suis dit, tiens ça devrait me plaire ! Et je n'ai pas eu tort.
MarenLetemple
Posté le 07/03/2023
Merci d'être passée par là ! Très heureuse que mon écriture te plaise ; c'est pas facile tous les jours d'être fluide ^^ Je passerai voir ta nouvelle, à l'occasion :)
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