1. En quête d'aventure

 

Est-ce trop tard pour reculer ? Dans quoi est-ce que je m’embarque ? Quand j’ai lu l’annonce dans le journal « Vieille dame intrépide cherche compagnon de voyage pour prendre le large », j’ai sauté sur le téléphone sans vraiment réfléchir. C’était l’occasion ou jamais de réaliser mon rêve de gosse, de devenir aventurier, et je n’avais pas grand-chose à perdre à me laisser tenter. Alors, me voici au point de rendez-vous sur le port, face au voilier L’Intrépide, à me demander si je ne ferais pas mieux de rentrer chez moi pour regarder un énième épisode de Goldorak. Je ne sais pas à quoi m'attendre. Une vieille dame, voilà tout. La valise que je traine depuis la gare commence à se faire lourde. Ignorant notre destination, j'ai fourré la totalité de mon placard à l'intérieur. Je suis prêt pour le Pôle Nord comme pour les tropiques. Dans la poche de mon manteau, mon passeport trépigne d'impatience, prêt à recevoir les coups de tampons les plus exotiques sur ses pages misérablement vierges depuis sa venue au monde. J'espère seulement qu'il va véritablement servir, car après tout, peut-on vraiment « prendre le large», sans au moins traverser la frontière ?

Un coup d'œil à ma montre m'apprend que j'ai cinq minutes d'avance. Juste le temps d'observer paisiblement le soleil se rapprocher de l'horizon, ses rayons orangés danser sur l'écume des vagues, se refléter sur la voile d'un bateau qui rapetisse petit à petit.

— Vous êtes en retard !

Je sursaute et me retourne. Personne. Etrange. Je suis pourtant sûr d’avoir entendu quelque chose.

— Mais aidez-moi, enfin ! Cette valise ne va pas monter à quai toute seule ! 

Cette fois, j'identifie d'où provient cette voix criarde et pleine de vigueur ; j'aperçois une touffe de cheveux blancs cachée derrière une valise rose bonbon. Abandonnant mes affaires, je me précipite vers le voilier et me saisit de la valise, plus légère que je ne l'aurais cru. Je la dépose sur le quai, tends la main à la vieille dame et l'aide à s’extirper du voilier. Nous nous dévisageons un instant. Elle a l'air surprise de me voir. Enfin, non, elle sait très bien ce que je fais là, sur ce quai, mais elle ne devait pas s’attendre à se retrouver face à un quinquagénaire avec un début de calvitie et qui a visiblement un peu trop abusé de la charcuterie ces derniers temps. D'un autre côté, moi non plus je ne m'attendais pas à me retrouver face à une petite vieille vêtue d'un ensemble de jogging rose fluo, les cheveux blancs retenus par une broche en plastique noir en forme d'oiseau. Elle arbore un médaillon en or sur lequel tintent les rayons du soleil couchant. Et ce regard... J'ai la désagréable impression que ses yeux bleus perçants peuvent lire à travers moi, que si elle le voulait, elle pourrait aspirer mon âme.

— Bien. Allons-y, jeune homme. 

« Jeune homme. » J’en reste bouche bée. Pas le temps de réagir, la vieille dame est déjà lancée. Pas de présentation, pas de « Bonjour, merci d'être venu. Ça s'est bien passé le voyage ? ». Je me saisis de la valise rose et me lance à sa poursuite, récupérant ma propre valise au passage.

— Alors, on va où ?  je demande une fois arrivé à sa hauteur, haletant.

— Tu as un passeport ?  répond froidement la vieille sans un regard.

Je tapote la poche de ma veste. Oui, il est bien là, prêt à l'emploi. Cependant, cela ne répond pas à la question. Je la pose une nouvelle fois, mais la vieille dame m'intime sèchement de me dépêcher pour arriver à l’heure à l’aéroport. Il y a des gens, comme ça, qui sont incapables de répondre à une question simple par une réponse simple.

— Euh...Je m'appelle Edgar. Et vous ? 

Cette fois, la vieille dame ne prend même pas la peine de grommeler. C'est vrai que se présenter, c'est tellement cliché. En fait, elle agit comme si je  n'étais qu'un simple porteur. Elle ne se retourne pas lorsque je bataille pour monter sur le trottoir après avoir traversé la route, elle ne m'attend pas lorsque je range les valises dans le coffre du taxi, elle ne me répond pas non plus lorsque je lui demande à quelle heure est notre vol.

***

C'est donc tout naturellement dans le même silence pesant que nous attendons l'ouverture du guichet d'enregistrement. Outre le nom lambda de la compagnie aérienne, je n'ai toujours aucun indice quant à notre destination et, de peur d’être déçu, je n’ose me prêter à des suppositions. Alors, le visage plongé dans mon passeport, j’occulte le brouhaha des voyageurs et je pense à mes deux enfants. Ils sont grands maintenant, ils vivent leur vie, loin de tout, loin de moi et de mes tracas. Ils m'appellent de temps en temps, mais c'est surtout pour parler de leurs petits soucis du quotidien, des prix qui augmentent, de la petite qui rentre en maternelle et du petit qui a attrapé la varicelle. Et puis, toujours la même question qui revient : « Alors papa, toujours pas de travail ? ». Et toujours la même réponse qui se fraie difficilement un chemin à travers mes lèvres : « Non, mais je cherche toujours. J'ai bon espoir. » Mensonge éhonté. Pas la recherche; je me démène comme un fou, envoie CVs et lettres de motivation à tour de bras, téléphone à mes contacts, réponds aux petites annonces. Mais l'espoir, ça fait déjà longtemps qu'il a disparu, qu'il a fait sa valise lui aussi, et qu'il est parti se boire un cocktail sous les cocotiers. Que voulez-vous, à cinquante ans passé, on est plus bon à rien dans cette société. Et malgré toute sa bonne volonté, les regards apitoyés et compatissants de la conseillère du Pôle Emploi sont loin de me convaincre du contraire. Cette annonce dans le journal, c'était un coup du destin. Je venais d'apprendre que mes allocations chômage se terminaient dans un mois. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas partir à l'aventure ? Après tout, je ne manquerai à personne. Mes enfants sont grands, ma femme m'a quitté il y a des années, et mon chien a passé l'arme à gauche juste avant mon licenciement économique. La seule personne susceptible de se rendre compte de mon départ, c'est mon banquier. Pas sûr qu'il apprécie de constater que j'ai vidé mon compte épargne.

— Eh oh, mon coco ! Ma valise ne va pas se trainer toute seule ! 

Je relève le nez, lance un regard réprobateur à la vieille dame qui m’attend au guichet, les lèvres pincées Je pose les deux valises sur le tapis roulant à la demande de l'hôtesse et lui tend mon passeport avant d’avoir le temps de regretter mon geste.

— Madame Rose, Monsieur Dubois. Voici vos billets. Je vous souhaite un bon séjour. 

Je souris à l'évocation du nom de famille de la vieille dame, dont le jogging et la valise de la même couleur prennent soudain un caractère humoristique particulier. Elle doit être un peu monomaniaque. Avec un sourire satisfait, je récupère mon passeport dans lequel est glissé mon billet. Malheureusement, je n’ai pas le temps de voir ce qui est écrit dessus ; la vieille s'accroche à mon bras et me traine vers le poste de sécurité pour passer les contrôles. Je ne sais pas trop comment ça fonctionne d’ordinaire, ces choses-là. A la télévision, on fait passer son sac dans la machine à rayon X, on passe le portique, et c'est tout. Mais moi, on me fait enlever ma ceinture, ma veste, ma gourmette en argent. Puis, un agent me pose tout un tas de questions.

— Vous allez où ?

— Euh, je ne sais pas trop. Ça doit être écrit sur mon billet, je réponds en tout innocence.

— Comment ça, vous ne savez pas trop ?

— ...

L’argent fronce les sourcils et plisse les yeux. Je n’aime pas ça.

— Bon, et vous partez combien de temps ?

— Euh...ça aussi, je ne sais pas trop.

— Attendez monsieur, vous vous fichez de moi, c’est ça ? s’énerve l’agent.

— Non non non, euh... Je vais vous expliquer. En fait, euh... C'est une surprise. Pour mon anniversaire. Je suis avec ma mère, la vieille dame en jogging rose, là-bas. Vous n'avez qu'à lui demander si vous voulez des détails. 

Je ne sais pas pourquoi j'ai menti. Ce n'est pas dans mes habitudes, vraiment, mais ça m'a paru beaucoup plus simple – et d'une certaine façon, plus crédible – que la vérité. L'agent me lance un regard suspicieux, la main portée à sa ceinture où se trouve son talkie-walkie. Je commence à m'empourprer. Je n'ai pas répondu à cette annonce dans le journal pour me retrouver menottes aux poignets dans un centre de police en attendant qu'on vérifie si je ne suis pas un criminel en fuite. Heureusement, l'agent ne semble pas avoir envie de s'embarquer dans une procédure longue et compliquée. Ou alors, je dois avoir une bonne tête, on me le dit souvent. Il lâche son talkie-walkie, me rend mon passeport et appelle le passager suivant sans même un au-revoir.

A peine passé le portique de sécurité, je sors le billet de mon passeport et cherche l'intitulé de la destination.

SGN. Saigon. Vietnam.

***

Saviez-vous qu'un passeport français vous autorise à séjourner au Vietnam pour une durée de quinze jours sans demande de visa préalable ? Eh bien moi non plus. Pourtant, je suis sûr qu'un grand nombre de voyageur serait ravi de profiter de ce beau pays, plutôt que de s'agglutiner sur une plage thaïlandaise pleine de touristes. Enfin, cela n'engage que moi. Trois jours auparavant, jamais je n'aurai pensé visiter un jour cet endroit, autrefois partie intégrante de l'Indochine. Et pourtant me voilà, attablé devant un bol de soupe pho dans un petit boui-boui, à discuter avec Madame Rose. Je ne connais toujours pas son prénom, qu'elle refuse pertinemment de me révéler, mais je me suis fait à l'idée que je ne le connaîtrai probablement jamais.

— Alors comme ça, vous étiez couturière ? demandai-je, légèrement sceptique face à sa robe à froufrou vert pomme qui laisse entrevoir une partie de sa poitrine ridée.

— Eh bien quoi, mon petit coco, vous ne me croyez pas ? 

« Mon petit coco. » Encore l’un de ces petits noms affectueux dont elle use à tort et à travers et qui sonnent presque comme une insulte dans sa bouche. Quelque part, je suspecte qu’elle a simplement oublié mon prénom – ou plutôt, qu’elle n’a aucune envie de s’en souvenir – mais d’un autre côté, comment en vouloir à une mamie de quatre-vingt-deux ans de vous traiter comme un enfant ? 

— Si, si, je vous crois Madame Rose. Et donc, comment avez-vous fini par habiter sur ce voilier ? Votre mari était marin ? 

Le regard de la vieille dame se perd dans le vide alors que ses doigts se portent à son médaillon. Je n'y avais pas vraiment prêté attention au début, mais j'ai remarqué que cela lui arrive souvent. En particulier lorsque j'évoque son mari, ou que je lui demande pour la énième fois — toujours sans réponse à ce jour— ce que nous faisons au Vietnam. Je ne vous cacherai pas que j’ai bien failli sauter dans un avion direction la France pas plus tard qu’hier. Après deux jours de visites effrénées à travers la ville, je n’en pouvais plus de me demander ce que je faisais là. Enfin, à part servir d’homme à tout faire pour madame. J’ai même regardé les prochains vols sur internet, mais finalement, je me suis dit « même si Madame Rose n’est pas facile à vivre, c’est toujours mieux que de rester enfermé chez toi à te morfondre ». Je me suis dit « au moins ici, c’est l’aventure, tu découvres des choses, c’est excitant. » Alors, j’ai fermé la page internet et je suis allé me coucher. Je me demande toujours autant ce que je fais là, mais au moins, j’essaie de profiter du voyage.

— En fait, mon bonhomme..., commence Madame Rose.

J'attends patiemment. Elle a l'air d'hésiter à me parler, à se confier, comme si tout était un secret d’état. Depuis notre arrivée, je n'ai eu droit qu'à des questions en guise de réponse, puis à quelques bribes d’informations dont je ne peux rien faire, comme un puzzle dont il manque des pièces. Avec Madame Rose, tout n’est que mystère. Le peu de choses dont j'ai connaissance, comme son âge et sa carrière de couturière, c'est elle qui me l'a dit d’elle-même, comme une récompense après une bonne journée de visites touristiques. Dès que je pose une question, je suis sûre de ne pas avoir de réponse. Alors, comme j'aurai dû m'y attendre, Madame Rose laisse sa phrase en suspens. Je n'aurais pas dû évoquer son mari.

La vieille relâche le médaillon et interpelle un serveur pour commander un chè, une boisson-dessert le plus souvent à base de haricots rouges, de lait de coco ou de banane. Vision étrange que cette vieille dame à la peau blanche et aux yeux bleus qui s’exprime dans un vietnamien parfait. Evidemment, elle n'a pas répondu non plus lorsque je lui ai demandé d'où lui venaient ces facultés linguistiques, mais vu son âge et si mes calculs sont bons, j’ose supposer qu’elle a dû habiter ici quelques temps, durant son enfance.

Le serveur revient avec les deux boissons. C'est bon, c'est tiède, c'est sucré. Je n'en demande pas plus, ça change de toutes ces soupes aux nouilles de riz qui se déclinent en plusieurs dizaines de recettes différentes. Moi, je ne fais pas la différence, et pour tout dire, je commence déjà à saturer. Je salive à chaque fois que j'aperçois sur une table un bon barbecue à la vietnamienne, à base de bœuf et de crevettes, ou alors de petites galettes jaunes fourrées au porc et au soja. Malheureusement pour moi, Madame Rose ne jure que par les soupes aux nouilles. Je salive, mais je me tais ; j’ai bien vite compris que je n'avais pas mon mot à dire dans cette aventure. « Dans mon annonce j'ai écrit compagnon de voyage, pas pleurnicheur qui veut tout contrôler, il me semble », m’avait répondu Madame Rose lorsque j'avais osé proposer de s'arrêter pour boire un thé oolong dans un café climatisé avant de s'engouffrer dans les tunnels de Cu Chi. Malgré la chaleur accablante, je frissonne à ce souvenir. Les tunnels de cette ville souterraine qui ont servi d'abri pendant la guerre sont si étroits que j'ai bien failli rester coincé dans l'un d'entre eux. On nous avait pourtant expliqué qu’ils avaient été élargis pour les visiteurs... Fort heureusement, j'ai réussi malgré mon embonpoint – et les grognements peu encourageants de Madame Rose qui voulait m’abandonner là pour continuer la visite – à regagner la surface, avec en prime une soudaine motivation pour reprendre le sport et une admiration sans borne pour tous les habitants de cette cité enfouie.

— Eh oh ? Y'a quelqu'un la dedans ? On y va !

Une robe vert pomme à fanfreluche se dresse devant mes yeux. Je suis de retour sur la terrasse du boui-boui. J’avale une dernière gorgée de chè pour reprendre mes esprits et m’empêcher de l’envoyer balader.

— Oui, oui, j'arrive, je réponds en grommelant.

***

Nous montons à l'arrière d'un taxi équipé d'un GPS qui nous permet de suivre le trajet. Cela n’empêche pas les touristes de se faire arnaquer mais si le but est de les rassurer, ça fonctionne. Je comprends vite que nous ne nous rendons pas dans une énième pagode et que nous ne rentrons pas non plus à notre hôtel pour une petite sieste car Madame Rose ne lâche pas son médaillon du trajet. Je l'interroge du regard, mais ne prononce pas un mot.

Une trentaine de minutes plus tard, nous nous trouvons dans un quartier résidentiel en bordure de la ville. Ici, ce n'est pas comme en France. Pas de grandes barres d'immeubles, pas non plus de grandes maisons sur trois étages. Ici, les maisons sont pratiques, chaque pièce à sa fonction, et tout ce qui se trouve à l'intérieur en a une également. C’est minimaliste. Les portes sont grandes ouvertes, un signe d'accueil chaleureux, légèrement intrusif à mon goût. J'essaie de détourner le regard, mais je ne peux pas m'empêcher de regarder à l'intérieur. Des enfants courent pieds nus après des poulets en liberté alors que leur mère ou leur tante s'affaire derrière les fourneaux. Un homme sirote une bière, allongé dans un hamac à l'ombre d'un arbre aux feuilles immenses. On entend des gens chanter sur un air populaire, d'autres se disputer, un peu plus haut. Il y a plus de vie dans la rue que dans les maisons de tôles. C'est étrange, je n'ai pas l'habitude, et pourtant, je m'imagine bien vivre ici, jouer aux cartes avec mes voisins au milieu de la rue et des poulets en sirotant un thé glacé. Mais je n'ai pas le temps de m'attarder. Madame Rose m'entraine vers une maison un peu plus loin qui est en bien meilleur état que les autres. Ses murs, bien que jaunis par le temps, tiennent toujours debout. La maison a l’air inhabité, voire carrément à l’abandon. Le portail qui l'entoure est grand ouvert, mais il n'y a pas de boite aux lettres. D'ailleurs, il ne me semble pas en avoir vu depuis mon arrivée. Comment les vietnamiens reçoivent-ils donc leur courrier ?  

— J'ai habité ici, il y a très longtemps, déclare soudain Madame Rose.

Je suis content que ma théorie d’une enfance vietnamienne soit juste, mais aussi soulagé de comprendre un peu mieux notre présence ici. Madame Rose avait vécu dans cette maison, peut-être même y était-elle née. Retrouver sa maison d’enfance un demi-siècle plus tard...Que peut-il donc se passer dans sa tête, là, maintenant ? Impossible à dire. Sa voix était posée, sans amertume, ni nostalgie. Elle avait dit ça comme si elle avait dit « Demain, il va faire chaud. » Seule la trahit ses doigts sur son médaillon qui, sans prévenir, s'entrouvre. J'aperçois furtivement la photo en noir et blanc d'un homme brun qui disparait prestement avec un léger clac lorsque la vieille dame referme le médaillon. Elle me lance un regard glaçant, peut-être pour vérifier si j’ai vu quelque chose, sûrement pour m’intimer de ne pas poser de questions. Non pas que j’en ai eu l’intention, de toute manière. Sans un mot, elle retourne au taxi qui nous attend toujours, le compteur qui tourne. Ça va couter une fortune, mais bon, ce n’est pas moi qui paye. Soudain, une voix, une jeune femme, qui nous crie quelque chose que je ne comprends pas. Madame Rose, elle, se retourne et lui répond. Elles échangent ainsi quelques paroles en vietnamien, sous l'œil éberlué du chauffeur qui ne doit pas avoir l’habitude de voir une mamie occidentale parler aussi bien sa langue natale. Puis, la vieille me rejoint à l'intérieur du taxi sans me donner aucune explication. Pour changer.

 

***

Assis sur mon siège, je croise les jambes, les décroise, me tourne vers la droite, vers la gauche, m'affaisse, me redresse. Chaque position est plus inconfortable que la précédente. Cela fait déjà cinq heures et demie que nous sommes assis dans ce bus d’après-guerre, aux suspensions au bout du rouleau. Nous étions censés arriver à destination en moins de trois heures, et je commence à désespérer d'arriver un jour. Madame Rose, elle, n'a pas décollé son nez de la vitre une seule fois, m'empêchant par la même occasion de profiter pleinement du paysage qui est pourtant magnifique. Une déclinaison de vert, du plus pâle au plus sombre, qui s'étend sur des kilomètres et des kilomètres, sous toutes les formes. Forêts, montagnes, pâturages, rizières, rivières... C'est magnifique, bluffant, presque émouvant. Nous sommes bien loin de la palette gris-noir de ma ville de béton morose. Même si je ne vois pas grand-chose à travers les cheveux blancs de Madame Rose, toujours attachés par la barrette en forme d’oiseau, je ressens pour la première fois depuis notre arrivée au Vietnam cette bouffée d'air frais à laquelle j'aspirais tant en me lançant dans cette aventure. L'oiseau de la barrette en plastique noir m’apparait alors comme un symbole. Envolés les soucis d'argent, envolée la tristesse de voir partir mes enfants et mon chien, envolée la rancœur que j'éprouvais envers mon ex-femme et mon ancien employeur.

 

***

Un champ de pierres tombales enfoui sous un nuage d'encens.

C'est pour cela que nous avons fait tout ce chemin. Accroupi devant un bloc de marbre, Madame Rose s'incline deux fois, les mains jointes, et plante quelques bâtons d'encens dans de petits pots sur la pierre tombale avant d'en ajouter dans ceux des tombes voisines. Un signe de respect, m’explique-t-elle. Interdit, je me tiens en retrait. Devant une scène si solennelle, je n'ose m'approcher, au risque de commettre un impair et de fâcher les dieux. Mais la vieille dame ne l'entend pas de cette oreille. Elle me prend la main et me place face à la tombe, sur laquelle se dessine le visage d'une vieille dame aux traits asiatiques, décédée il y a quelques années déjà. Je ne connais rien de cette femme, si ce n'est son nom et son visage, et pourtant, ma gorge se serre face à ces yeux rieurs, emplis de bonté.

— Je te présente Edgar Dubois, dit Madame Rose d'une voix faible en serrant son médaillon. C'est grâce à lui, que je suis arrivée jusqu'à toi. Et c'est grâce à lui, que je peux enfin te rendre ceci. 

Lâchant son médaillon, la vieille dame détache sa barrette en plastique et la dépose délicatement sur le marbre, à côté de l'encens.

— Excuse-moi d'être si en retard. Il m'aura fallu soixante-dix ans, mais j’espère que tu ne m'en voudras pas. 

Et soudain, Madame Rose se met à pleurer à chaudes larmes contre mon épaule. Je ne comprends pas. Qui est cette femme enterrée là, pourquoi avoir fait tout ce chemin pour une simple barrette en plastique, qui est cet homme dans ce médaillon... Je suis perdu, mais à cet instant précis, je ne pense plus à rien d'autre qu'à cette femme âgée qui pleure dans mes bras. Cette femme, si dynamique et revêche, si «intrépide»...Cette femme qui fait de toute sa vie un mystère et qui sans prévenir, vous tombe dans les bras et se laisse aller. Je retiens mes larmes, de peur de lui voler ce moment ou de me faire taper dessus pour manque de virilité.

Madame Rose reste ainsi quelques minutes, se mouche plusieurs fois dans ma veste, puis fini par s'assoir sur le sol terreux. Je m'accroupis près d'elle, prêt à écouter son histoire.

— C'était il y a soixante-dix ans, presque jour pour jour, dit-elle d’une voix qui se voulait forte mais que l’on devinait cassée par les larmes. Mon père était militaire de carrière, et ma famille a vécu à Saigon pendant plusieurs années, j’y ai passé toute mon enfance. Linh, notre voisine, était ma meilleure amie. C'est elle, qui m'a appris à parler le vietnamien, qui m'a introduit dans sa famille, qui m’a invité à célébrer avec eux le nouvel an lunaire et à partager leurs repas. La femme d’hier m'a expliqué qu'elle était devenue enseignante après la guerre et qu'elle faisait du bénévolat dans un orphelinat. Je ne suis pas surprise. Je l'aimais beaucoup et j'avais beaucoup d'admiration pour elle.

« Elle portait souvent cette barrette en corne de buffle, et je lui demandais sans arrêt de me la prêter. C'était un cadeau précieux qu'elle avait reçu de son grand-père, alors elle refusait toujours... Mais tu dois me connaitre assez à présent pour savoir que je prends toujours un non pour un oui. 

Un sourire doux-amer s'affiche sur son visage. Malgré les rides, je la vois telle qu'elle a pu être à l'époque, une enfant enjouée, pleine d'entrain et curieuse de tout, légèrement rebelle et capricieuse.

— Alors un après-midi, reprit la vieille dame, alors que Linh faisait la sieste, je lui ai subtilisé sa barrette. Oh, je ne voulais pas la voler ! Juste l'emprunter, pendant quelques heures tout au plus, le temps d'assister au repas familial et de l’exhiber un peu. Qu'est-ce que je me trouvais belle avec ! Mais ce soir-là, il n'y eut pas de bon petit repas en famille. Lorsque mon père est rentré, il a ordonné à ma mère de préparer nos valises, de n'emporter que le strict nécessaire, et deux heures plus tard, nous étions tous, sauf mon père que le devoir appelait, sur un bateau en partance pour la France. J'avais douze ans à peine, et quelques jours plus tard, la guerre d’Indochine était officiellement déclarée. 

Madame Rose renifla et se releva, les jambes flageolantes, mais pas autant que les miennes. J'étais bouleversé par cette histoire, remué, affligé. Etait-ce la culpabilité qui l'avait rendu si aigrie ? Il n'osait imaginé ce qu'avait pu ressentir cette petite fille de douze ans, forcée de quitter si soudainement tout ce qu'elle avait jamais connu, emportant avec elle pour seul souvenir une barrette en corne de buffle qu'elle avait volé à sa meilleure amie.

— Mon mari m'a toujours encouragé à revenir ici, pour rendre à Linh ce qui lui appartenait. 

Je me relève et aperçois de nouveau la photo de cet homme, soigneusement gardée dans le médaillon, qu’elle me montre à présent avec la larme à l’œil. Je devine sur le sourire qu’elle affiche à quel point elle a dû l’aimer.

— Malheureusement, je n'en ai jamais eu le courage, pas sans quelqu'un pour m'accompagner, et mon mari ne le pouvait pas. Comme tu l'as deviné, il était marin, et ses articulations le faisaient terriblement souffrir. Sans parler de son cœur qui lui jouait de vilains tours avant d'avoir finalement raison de lui le mois dernier. Tu sais, jeune homme...Je n'aurais jamais pu venir jusqu'ici sans ton aide. 

Elle a l’air sincère et je suis tout ému. Pour cacher ma honte, je prends Madame Rose dans mes bras et la serre fort contre moi.

—Je vous en prie, Madame Rose.

***

— Et maintenant, qu'est-ce qui se passe ?, je demande sur le chemin de l'aéroport.

— Tu n'en auras donc jamais fini avec tes questions ? 

Madame Rose me tapote le bras, affectueusement. Je ne la reconnais plus. Pour un peu que je la croiserais dans la rue pour la première fois aujourd'hui, je la prendrais pour une adorable mamie gâteau. Cependant, je ne me fais pas d'illusion. Je sais qu'au moindre écart, elle sera là pour montrer les crocs et me remettre à ma place.

— C'est toi qui vois, mon garçon. Moi, je m'envole dès ce soir pour la Chine. J'ai toujours rêvé de mettre les pieds dans la Cité Interdite. Toi, tu peux retourner vivre ta petite vie tranquille  dans ton petit appartement miteux. Ou bien tu peux... 

Avec un clin d'œil, elle sort de son sac à main un billet d'avion, direction Pékin. Je prends à peine le temps de réfléchir. Retourner chez moi, en France, c'est retrouver la routine de ces deux dernières années. Retrouver mon appartement vide, mes épisodes de Goldorak et les sourires contrits de la conseillère Pôle Emploi.

Le billet d'avion claque dans la paume de ma main.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Elia
Posté le 31/08/2017
Salut !
Ton histoire est sympathique, le duo formé par les deux personnages promet de belles scènes pour la suite. En points positifs, tes personnages sont intéressants, surtout Edgar qui est attachant avec ses défauts. Ensuite, le ton humoristique est bien maîtrisé. Le rythme rapide permet de s'immerger vite dans l'histoire (mais c'est là qu'on va passer au point qui chipote hahha)
Que tu veuilles aller vite pourquoi pas, c'est vrai qu'on entre facilement dans le début de l'histoire. Mais parfois, notamment au Vietnam, j'ai eu l'impression de ne pas rentrer en profondeur dans l'histoire (ils visitent le Vietnam, il se plaint, etc), mais j'ai le sentiment qu'il manque un truc pour mieux connaître les héros et le lien qui unit Madame Rose à ce pays. En fait ils visitent un peu le pays et paf, ils arrivent à la tombe et Madame Rose se dévoile. Il manque une transition. Et aussi:
- Pourquoi Madame Rose n'aurait pas réussi à venir jusque là sans l'aide d'Edgar ? parce que c'est son homme à tout faire comme il dit ? Ou y a-t-il autre chose ?
- le comportement de Madame Rose change trop entre le début et la scène du cimetière. Comme Edgar le dit, elle devient presque une mamie gâteau. Pourquoi pas, ça aidera à approfondir la relation entre les deux personnages, mais essayer de montrer ce changement un peu plus progressivement ?
Après ces détails n'engagent que moi, mais ce premier chapitre promet des aventures sympathiques :)
Patbingsu
Posté le 31/08/2017
Merci pour ton commentaire si détaillé Elia !
Je comprends parfaitement tes critiques, qui me semblent à la fois justifiées et constructives. A la réflexion, je pense aussi être passée un peu trop vite sur les différents points que tu as évoqués. En fait, c'est une histoire que j'ai à l'origine écrite pour un concours avec un nombre de caractère limité, et j'ai donc voulu aller à l'essentiel. Tu as mis le doigt sur plusieurs petites choses que je n'avais pas forcément vu (notamment le manque de transition) et cela me sera très utile pour améliorer cette histoire et poster une version plus "approfondie" !
Merci beaucoup d'avoir pris le temps de lire et de commenter :)
itchane
Posté le 23/08/2017
Hello Patbing ^^
 
J’ai lu ton premier chapitre, qu’ils sont sympathiques ces deux personnages : )
L’aventure débute sans tarder et nous sommes tout de suite plongés dans la relation entre Edgar et Madame Rose, c’est très prenant comme démarrage.
 
J’ai beaucoup aimé le mystère autour de la venue de Madame Rose au Vietnam, je me demande si ce système de petite énigme se retrouvera dans les chapitres suivants, cela pourrait être une manière de maintenir l’attention du lecteur !
 
Ce qui m’a un peu laissée sur ma faim, c’est le pays visité en lui-même. Je ne suis jamais allée au Vietnam, donc je ne peux pas juger de la justesse des descriptions, mais j’ai un peu manqué d’anecdotes plus humaines, de rencontres insolites, ou de petits évènements qui permettraient de vraiment avoir une idée du vécu personnel d’Edgar lors de la découverte de ce pays, et de sa culture. La description des lieux ou des plats sont vraiment biens, mais restent un peu en mode « guide touristique », l’histoire pourrait sûrement être encore plus vivante avec des anecdotes supplémentaires notamment lors de rencontres, de mini scénettes, ou d’évènements d’arrière plan, qui resteraient anecdotiques mais donneraient plus de saveur et de consistance aux descriptions.
 
Sinon, le personnage de Madame Rose est vraiment au top, il provoque une grande sympathie, de même qu’Edgar, ce n’est pas souvent qu’un quinqua un peu looser et assez « banal » est utilisé comme personnage principal, c’est très touchant, et cela m’a beaucoup plu et marquée : )
 
Ton écriture est vivante et agréable à lire, je n’ai pas grand chose à redire là dessus : )
 
Bravo pour ce début qui fonctionne plutôt bien, je te souhaite de trouver l’inspiration pour la suite, j’ai hâte de découvrir le prochain chapitre, et ce que Madame Rose réserve à ce pauvre Edgar ^^
Patbingsu
Posté le 23/08/2017
Merci Itchane pour ton retour honnête !
On m'avait déjà fait remarquer sur une autre histoire que ça manquait de description, il faut croire que je n'ai pas encore réussi à corriger ce problème dans mon écriture. Je suis tout à fait d'accord là-dessus, et je vais essayer de rajouter quelques anecdotes et descriptions pour donner un rendu plus réaliste du pays et du ressenti des personnages ^^
Je suis contente qu'Edgar et Madame Rose t'ai plu, je me suis aussi beaucoup attachée à eux et pour Edgar en particulier, c'est ce côté un peu "looser" et banal qui m'intéresse. Tu l'as bien cerné XD Je ne sais pas si il va réussir à évoluer mais j'espère le découvrir (oui je me laisse faire par mes personnages, c'est eux qui commande ><)
Pour le côté mystère, je voudrais faire en sorte que chaque chapitre soit une aventure en elle-même, de sorte qu'il se passera toujours quelque chose de trépidant. Je n'en dis pas plus, mais j'espère pouvoir garder l'attention du lecteur avec ces petites aventures, qui permettent d'en apprendre à chaque fois un peu plus sur nos deux héros.
Merci encore pour ton commentaire !
Vous lisez