2. Bastions et bastons

Un escalier interminable, aux marches raides et sans rampe de sécurité. En cette journée ensoleillée, la Grande Muraille de Chine dominait la montagne de toute sa hauteur, imposante et massive. La chaleur étouffante avait fait fuir les touristes et c’était justement ce qui avait décidé Madame Rose à tenter l’aventure aujourd’hui.

Edgar Dubois, lui, se serait bien contenté de profiter de l’ombre offerte par la bâtisse, mais Madame Rose, comme à son habitude, se moquait éperdument de ses envies. L’octogénaire s’était élancée sans un regard à son compagnon de voyage, grimpant les marches avec une énergie phénoménale pour son âge. Déjà, on n’apercevait plus au loin que son jogging rose bonbon et son chapeau en dentelle vert pomme. Edgar soupira en rajustant le sac à dos sur ses épaules et resserra sa poigne sur les deux sacs de souvenirs qui lui démontaient les épaules. Il aurait bien voulu abandonner ici, au pied de l’escalier avec un argument en béton du style « c’est plus de mon âge tout ça », mais ce n’était pas le genre d’excuse que Madame Rose allait accepter. Cette couturière à la retraite était une petite dame intrépide, une téméraire que rien n’arrêtait, et que les années passantes n’avaient fait que rendre plus indomptable encore. Une vraie tête de mule, une dure à cuire comme on n’en fait plus, dont les cheveux blancs contrastaient avec sa force de vie et ses habits fluo. Edgar, lui, n’était qu’un quinquagénaire en fin d’indemnité chômage et en surpoids, avec un début de calvitie, qui était déjà essoufflé à la cinquième marche.

 — Eh bien alors, qu’est-ce que vous attendez ? Il faut que je vienne vous porter ou quoi ? 

Edgar leva la tête. Madame Rose, déjà arrivée au sommet, le toisait de toute sa hauteur les mains sur les hanches.

 — J’arrive... soupira Edgar.

— Je vous préviens jeune homme, si vous n’êtes pas là dans deux minutes, je m’en vais sans vous ! 

— Oh ça va, hein ! hurla-t-il.

Il n’aurait pas dû. Les taches roses et vertes se rapprochèrent, jusqu’à se transformer en une Madame Rose en furie, le doigt tendu sur sa poitrine.

— Je vous le dit Edgar, je ne suis pas d’humeur. Alors vous allez vous dépêcher un peu ! 

Elle lui attrapa l’oreille comme à un enfant de dix ans et le tira vers le haut. Ravalant un cri de douleur pas très viril, Edgar monta tant bien que mal, l’oreille en avant, une dizaine de marches avant de s’écrouler. Les sacs de souvenirs dégringolèrent l’escalier en pierre comme un toboggan.

— Je vous jure, la jeunesse c’est plus ce que c’était, maugréa Madame Rose.

Elle n’avait jamais eu d’enfants et c’était tant mieux. Elle tapota le quinquagénaire de la pointe du pied pour voir s’il respirait encore et finit par lui donner un coup de pied franc dans les côtes, arrachant un grognement de douleur au malheureux.

Cette fois, c’en était trop. Edgar en avait ras la casquette des inepties de cette vieille folle. Il en avait marre. Il avait chaud, il avait froid, il avait faim, il avait soif. On se serait cru un mercredi en plein désert et il se sentait sur le point de passer l’arme à gauche. Pour la millionième fois depuis le début de cette aventure, il regrettait d’avoir composé ce fichu numéro trouvé dans une annonce incongrue : « vieille dame intrépide cherche compagnon de voyage ». Il était loin de se douter, à cette époque, de ce qui l’attendait. Il avait bien failli faire marche arrière en voyant cette nonagénaire sortir de son bateau amarré au port depuis des décennies, avec sa robe à froufrou et ses valises de cent kilos chacune. Mais il était resté, et depuis, elle lui faisait vivre un calvaire. Ils avaient bien eu un petit moment émotion, là-bas au Vietnam, mais contrairement à ce qu’il avait espéré, cela n’avait rien changé au caractère odieux de la vieille dame. Il s’était laissé malmener jusqu’à présent, mais là, c’en était trop. Il en avait marre.

Edgar se leva, prenant appui sur ses jambes flageolantes et regarda Madame Rose droit dans ses yeux glacials.

— Arrêtez-ça, dit-il d’une voix qui se voulait viril et menaçante mais qui ressemblait plutôt au couinement d’un chien apeuré.

— Pardon ? Je n’ai pas bien entendu, répondit Madame Rose feignant l’innocence d’une voix mesquine.

— J’ai dit, arrêtez-ça ! C’est fini ! Je ne suis plus votre porteur, je ne suis plus votre larbin, j’en ai marre !

Il resta planté là, attendant la réplique de la vieille dame, prêt à tourner les talons pour redescendre ce maudit escalier et s’en aller pour de bon. Il savait déjà ce qu’elle allait lui dire, elle le lui avait déjà dit cent fois. Elle allait le traiter d’incapable, de mauviette, et lui signaler que ce n’était pas elle qui allait le retenir s’il préférait retourner dans son petit studio une pièce se gaver de plats surgelés en se plaignant de ses enfants ingrats et de ces employeurs qui préfèrent les petits jeunes à la chevelure abondante.

— Oh ça va, ne le prenez pas comme ça.

Edgar en resta bouche bée. Etait-ce une excuse ? Le visage impassible de Madame Rose ne laissait rien paraitre. Ah si, peut-être un petit frémissement là, à la commissure des lèvres. Envie de sourire ou de le rouer de coup ? Impossible à dire. Mais Edgar était un homme pragmatique. S’il partait maintenant, il savait aussi qu’il aurait un mal de chien à rentrer chez lui. D’une part, parce qu’il n’allait probablement pas réussir à retrouver l’hôtel tout seul, d’autre part parce que c’était Madame Rose qui détenait son passeport. En d’autres termes, il était piégé.

— Bon d’accord. Mais je vous préviens, vous n’avez pas intérêt à me- Eh ! Attendez-moi ! 

Madame Rose était déjà repartie, telle une guerrière mongole en jogging rose qui aurait fait détaler les défenseurs chinois par sa seule présence. 

Edgar récupéra les sacs de souvenirs en bas des marches et repris son ascension. Il n’avait jamais rien entrepris d’aussi difficile et c’était d’autant plus navrant que Madame Rose n’avait visiblement aucun souci pour gravir cette muraille. Dans ces moments-là, il y avait deux types de personnes. Ceux qui se disaient que si une presque centenaire pouvait le faire, ils devaient être bien nuls de ne pas y arriver. Et ceux qui se disaient que si une centenaire pouvait le faire, et bien, eux aussi. Edgar avait toujours fait partie de ceux qui se laissent décourager et finissent par abandonner. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, il allait leur prouver, à Madame Rose et à sa conseillère Pôle Emploi, qu’il pouvait le faire. Edgar fronça les sourcils, prit une grande inspiration, et se mit à courir, à gravir les marches comme si elles n’existaient pas et enfin, il atteignit le sommet. Le visage rouge, soufflant comme un bœuf et avec un tour de rein. Mais il l’avait fait.

— Bravo Edgar. Et maintenant, en avant ! Si on ne finit pas nos dix kilomètres de circuit avant la nuit, sachez que je n’hésiterai pas à vous donner en pâture aux tigres pour sauver ma peau.

Avec un clin d’œil, Madame Rose glissa un morceau de pierre murale dans l’un des sacs de souvenirs - l’alourdissant d’un bon kilo - et tourna les talons.  

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