1. Instant de doute.

— La journée commence fort, se dit Jason Milgram.

Cette convocation dans le bureau du chef ne lui dit rien qui vaille. Depuis, quelques temps, les syndicats se battent pour éviter les suppressions de postes. D’après ce que disent les actionnaires, General Atomics n’est plus rentable, il faut donc virer du monde. Un beau ramassis de conneries ! Depuis quand l’industrie nucléaire n’est plus rentable ? 90 % de l’électricité nationale est produite par les centrales nucléaires depuis maintenant 5 ans.

Bien sûr, les premiers à faire les frais de ce plan social ont été les intérimaires. Ils se sont fait virer par wagons entiers, ces pauvres hommes ! De pauvres manœuvres, corvéables à merci, payé juste en dessous du minimum légal. Une honte ! Ils n’avaient même pas d’équipements de protections individuelles aux normes en vigueur. Ce ne serait pas étonnant que la plupart se soit mangé une bonne dose de radiations. Certains seront peut-être stériles, ou développeraient un cancer de la thyroïde. La stérilité serait sans doute le moindre mal, même si quelques-uns de ces pauvres hommes avaient à peine 18 ans, avec toute la vie devant eux. Apprendre qu’on ne pouvait pas avoir d’enfants à cet âge, un beau gâchis...

Les syndicats ont eu beau se battre pour éviter ça, ça n’avait servi à rien.

Ensuite, ce fut le tour des contrats à durée déterminée. Là encore, la totalité de ces personnes se sont retrouvé dehors en un temps record. Même les trois quarts du personnel administratif ont été prié de retourner chez eux. Les indemnités de licenciement n’allait pas chercher bien loin. À peine de quoi se retourner en attendant de retrouver un poste digne de ce nom.

Enfin, le tour des contrats à durée indéterminée est arrivé. Pour eux, les actionnaires ont pris leur temps. A croire que ça les faisait bander de faire durer cet épisode.

Ils les ont foutu à la porte par ordre alphabétique. Les derniers embauchés en premier, puis par ordre croissant dans l’ancienneté.

Le tour de Jason venait d’arriver, il en était sûr. Depuis 20 ans qu’il travaillait à la maintenance chez GA ! Il y était entré alors qu’il venait de décrocher son diplôme. Il avait alors tout juste 20 printemps. Qu’est ce qu’il avait été fier d’annoncer la nouvelle à ses parents. Pour un peu, sa mère aurait fondu en larmes ! Pour l’occasion, son père avait débouché une bouteille de champagne, qu’ils avaient bu en se racontant des conneries. Quelle soirée mémorable !

Jason se lève et va dans son vestiaire. Pas question d’aller voir son chef en bleu de travail. Il se déshabille, enfile sa chemise et son jean, se chausse et referme son placard. Il fait un arrêt devant le lavabo et se regarde dans le miroir. En face de lui, un homme bien bâti, avec ce qu’il faut de rides et de cheveux poivre et sel lui renvoie un regard inquiet. Il n’a pas envie de se retrouver à la porte. Pas maintenant. Miranda et lui venaient de se mettre en ménage. Ils ont quelques projets en commun, l’achat d’une maison, un bébé, Miranda n’a que 30 ans, son désir de maternité est légitime. Et Jason n’a rien contre le fait de devenir père. À son âge, il est temps. C’est ce qu’aurait pensé sa mère, si elle était encore de ce monde. Paix à son âme. Penser à elle fait monter en lui une vague de tristesse.

Il fait couler de l’eau froide dans le lavabo, passe les mains dessous et s’asperge le visage et les cheveux. Il tient à être présentable.

Il claque la porte du vestiaire et se dirige vers l’escalier menant à la zone administrative. Il espère qu’il ne fera pas parti de la prochaine fournée de congédié.

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