1. Jonas : L'enfance est un long fleuve tranquille

Un jeune homme d’environ 18 ans court à tout allure de l’aeristation à la prestigieuse école Mikel Olistia. Institut réputé et hors de prix de Bakus, seule une élite peut se permettre d’y scolariser ses enfants de la maternelle au lycée. C’est le cas du petit garçon de 6 ans qui attend tranquillement son fils au pair assis dans la cour de récréation de l’école élémentaire. Il regarde par terre et entreprend de défaire et refaire les lacets de ses petits mocassins en cuir lustré pour tuer le temps. Enfant mais chic, il s’agit toujours de montrer sa richesse et sa réussite par tous les moyens pour les familles Hoedrianes, même s’il faut exposer son fils ou sa fille comme des trophées. Puis il tourne la tête et aperçoit son fils au pair, qui a comme tous les jours, 5 minutes de retard. La ponctualité est très importante dans les rangs de la haute société et dès le plus jeune âge, les familles inculquent cette règle sociale à leur enfant. Règle que son jeune fils au pair, réfugié de Californie n’a pas eu la chance d’apprendre. Le jeune adulte pose son doigt sur le capteur à l’entrée du portail de l’école. Sa « trace » est reconnue puis les gardiens le regardent de haut en bas. Même après un an à déposer et à récupérer le garçonnet du lundi au vendredi, c’est toujours comme si c’était la première fois qu’il venait pour les vigiles. Il est 17h08, quand le fils au pair passe le portail de l’école. 8 minutes de retard. Il ne s’améliore décidément pas.

 

Le fil au pair se nomme Joey. C’est un garçon grand, mince, à la peau mate. Ses cheveux sont châtains avec de magnifiques yeux verts. Son visage est abimé par plusieurs cicatrices tout comme son bras gauche. Il détonne particulièrement avec le reste de la population. Au départ, tout le monde le regardait avec stupeur et méfiance, mais il est maintenant « connu » et surnommé « Le Cali », terme à connotation péjorative mais affectueuse par les parents d’élèves.

 

L’aeris de luxe décolle pour emmener les deux passagers dans une somptueuse villa située dans le plus beau quartier de Bakus au sommet des falaises face à la mer. Bakus est la troisième plus grande conurb après la capitale Balderan et Helios mais devant Rive Rouge et Ankhiale. Très prisée par les riches Baldrians, elle possède de nombreux casinos, boutiques de luxes et cabarets. C’est le lieu de la fête à Hoeder pour une jet-set qui se retrouve dans un entre-soi contrairement à Rive Rouge, populaire, sale et vulgaire. À la différence de Helios, il y a ici peu de grattes ciel, l’habitat est épars et principalement constitué de villas avec de très grands jardins et piscines à débordements ce qui a pour conséquence un étalement urbain considérable de 200 km de long dans le maquis méditerranéen. Comme toutes les grandes villas de Bakus, celle où vit Joey ne déroge pas à certains qualificatifs : immense, exubérante, sublime, luxueuse. Plus de 700 mètres carrés avec piscine et jacuzzi sont à la disposition de la famille. Joey sait pertinemment qu’elle vaut plusieurs millions d’Oblekts. 

 

Au début, impressionné et mal à l’aise face à tant d’opulence, Joey a fini par s’habituer à sa nouvelle vie luxueuse. Qui voudrait continuer à vivre dans la misère et la guerre dans les Ex-Etats-Unis d’Amérique quand, ici à Hoeder, la prospérité et la sécurité sont durables ? La situation avait commencé à très fortement se dégrader à la fin des années 2030 aux Etats-Unis quand le monde entier a plongé dans une crise économique, sociale et écologique sans précédent. Lorsque l’Union Européenne a implosé et que les pays se sont renfermés sur eux-mêmes dans des régimes dictatoriaux, les Etats-Unis ont connu leur deuxième guerre civile opposant les démocrates aux fascistes. Une guerre inter-état a alors commencé et n’a jamais réellement connu de fin jusqu’à ce que les états du mid-ouest attaquent la côte ouest et que la côte-est s’en prennent au sud. S’en suivit alors un jeu de largage de bombes nucléaires particulièrement dévastateur. Encore aujourd’hui, la guerre divise l’Amérique et des embryons de nouveaux états comme la Grande Californie, la New East Coast ou le Confédérat Américain émergent mais sont chahutés par des divergences internes.

 

Bien souvent des associations caritatives et des riches héritiers de l’Union Africaine ou d’Hoeder viennent en aide aux populations en période de famine, de conflits ou d’épidémies. La famille d’accueil de Joey s’était rendue dans un camp de réfugiés en Californie du Nord et l’avait trouvé seul, livré à lui-même, ses parents et frères et sœurs ayant été massacrés par des tirs d’extrémistes religieux. Sa mère d’accueil avait été touchée en le regardant et s’en était pris d’affection. Joey n’a jamais compris pourquoi c’était « tombé sur lui » et pas un autre. Qu’avait-il de spécial ? Quoi qu’il en soit, ils décidèrent de le ramener à Hoeder pour lui donner une seconde vie. À bord de l’aeris, il se rappelle les mots utilisés par cette belle femme, propre, au doux parfum frais, dans un anglais approximatif « Tu seras bien avec nous, je pense que tu le mérites. Oui, il le mérite, lui. » Quel mérite avait-il ? Est-ce que c’est avoir du mérite que de survivre à sa famille assassinée ? Que de ne plus pouvoir manger à sa faim ? Ah le Mérite… Enfin la Meritae, philosophie de vie de Hoeder. Cette nouvelle religion imprègne la société. Joey sait qu’il est chanceux. Avant, il était exactement comme ceux qu’ils appellent ici « les Nihilians ». Il ne comprend pas cette distinction faite : deux catégories d’humains, pourquoi ? Hoeder n’est pour lui, sur ce plan, guère mieux que son ancien continent : les mêmes rancunes, vices et haines. Malgré tout, avec sa pitié mal placée, il comprend que sa mère d’accueil ne supporte plus la façon de concevoir les choses à Hoeder. Le recueillir est comme un moyen de se donner bonne conscience. Dans quelques années, après de loyaux services, il passerait de Metoik à citoyen modèle. Sa demande serait soutenue par cette famille richissime et il pourrait enfin être indépendant et commencer sa nouvelle vie. Enfin s’il arrête d’arriver en retard à l’école.

 

Tous les soirs, c’est le même rituel. Les deux Anomens, après avoir nettoyé la villa de fond en comble avec l’aide des Droïds Nettoyeurs, préparent le repas. Le père et la mère rentrent tard du travail sur les coups de 21 heures. Joey joue en général avec l’enfant même si parfois les parents lui demandent de préparer un délicieux repas tex-mex ce qui permet aux Anomens d’avoir un peu de temps pour eux. Les Anomens ne parlent jamais, n’ont pas de prénoms, et ne peuvent montrer leurs émotions. La plupart du temps, il s’agit d’anciens nihilians qui ont gagné à une loterie bas de gamme remplie de fausses promesses. Sans papier et sans argent, ils sont vendus au rabais à des grossistes qui assignent une fausse identité à leur « trace » et deviennent pour les plus « chanceux » Anomen ou quelque chose de pire pour les autres. Ils représentent la strate sociale la plus basse à Hoeder mais disposent malgré tout d’une petite « considération ». Les nihilians, eux, n’en ont aucune. Collé sur leur visage, un bandeau de tissu les empêche d’ouvrir la bouche pour s’assurer qu’aucun mot ne leur échappe par mégarde. Joey a appris que parfois certains citoyens, comme des voyous ou séparatistes révolutionnaires, peuvent être rétrogradés au rang d’Anomen.

Un soir lors de l’anniversaire du père d’accueil, un invité condescendant, au détour d’une discussion, avait lâché grossièrement « Ils ont voulu trop ouvrir leur gueule, et bah maintenant ils la ferment plutôt bien ! » suivi d’un rire bien gras. Les deux Anomens étaient restés muets et impassibles. Dans la cuisine, la mère était partie les retrouver pour les réconforter en prétextant vouloir les aider à ouvrir les bouteilles de champagne ce qui avait provoqué quelques remous parmi les invités. Le père avec un sourire crispé avait alors dit « Vous savez, elle accorde une attention particulière au champagne et ne fait pas confiance aux Anomens ». Explication peu convaincante mais suffisante pour mettre un terme à tout questionnement. Joey avait alors surpris sa mère d’accueil, avec une expression très gênée, présenter de plates excuses aux Anomens. Personne ne s’excuse jamais à un Anomen. Ce comportement aurait été totalement inapproprié pour les invités et plus généralement pour un Hoedrian. Cette empathie, Joey aurait voulu également leur montrer et leur partager mais ce n’était pas son rôle. En guise de remerciement un des Anomens avait baissé la tête délicatement. Puis la mère d’accueil était repartie dans la salle à manger avec une bouteille de champagne année 2089. « Une très bonne année ! » selon les dires du père. La réalité est toute autre. D’une part, cela correspond à l’année de naissance de son fils, d’autre part, les terres sur lesquelles sont cultivées les vignes, en dépit d’avoir été décontaminées par la Conglo Gaïus, restent radioactives. Mais aux yeux de ses parents, leur tendre enfant est la 7ème merveille du monde. Son père aime lui passer la main dans ses jolis cheveux blonds-châtains bouclés. Ses yeux d’un bleu azur et sa peau lisse et rosée lui rappellent les traits de sa femme.

 

Après le repas, les parents aiment coucher leurs fils, moment intime que Joey prend bien soin de ne pas prendre part. Son petit frère d’un an dort à point fermé sur les coups de 20 heures et le plus grand vers 21 heures. Joey peut donc aller se reposer dans sa suite, luxe inimaginable d’où il vient, pour penser à sa vie actuelle mais surtout à sa vie d’après. Rêves et projets de tous les fantasmes. Ici tout est possible.  Malheureusement, les choses pour Joey ne se dérouleront pas comme il l’avait imaginé.

C’est une soirée comme une autre, paisible sous la lumière de la pleine lune. Les vagues se fracassent contre la falaise. Mais un bourdonnement sourd à l’horizon se rapproche. Ce ne sont pas des milliers d’abeilles mais des vaisseaux qui arrivent à vive allure. Alors que le petit garçon dort, des bruits assourdissants le réveillent brusquement. Il ne comprend pas la situation, des personnes rentrent et parlent fort. Ils crient, hurlent et cassent tout. Quelqu’un monte précipitamment les escaliers menant aux chambres. Le garçon prend peur et se cache sous sa couette. La porte s’ouvre. C’est sa mère. Il est rassuré. Elle met son doigt sur la bouche pour lui faire signe de se taire. Le petit garçon s’exécute puis il est pris dans ses bras. La voix douce et maternelle lui chuchote : « Maman t’aime, papa t’aime, nous t’aimons. Pour toujours. Souviens-toi. Souviens-toi de qui tu es et d’où tu viens pour savoir où tu iras ». Puis une détonation la fait trembler. Quelqu’un en bas a dû tirer sur son mari. Le bébé dans l’autre chambre se met à pleurer ce qui déclenche les sanglots de l’ainé. Les yeux remplis de chagrin et de rage, sa mère prend un appareil métallique en forme de demi-cercle et le pose sur la tête de son fils. Un point lumineux s’allume. Le petit est alors plongé dans un sommeil profond. Dans un acte désespéré, elle le cache sous le lit juste avant que des hommes en uniforme de combats pénètrent dans ce sanctuaire. Frappée violemment, une giclée de sang part de sa lèvre et de son nez et tâche le sol. Elle pousse un gémissement puis est encagoulée par des hommes sans visage, masqués par leur casque d’unité spéciale. Aussitôt, la chambre est fouillée, l’enfant trouvé puis capturé. La villa, habituellement si propre et si bien rangée, est sens dessus dessous. Quelques instants plus tard, le silence est revenu comme si rien ne s’était passé. Seul le bruit des vagues couvre les derniers instants de lutte et de vie du malheureux Joey, gisant sur le sol de sa suite, dans une flaque de sang.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez