Lointaine.
Mon âme se fait encore la malle. Elle se délivre de nos os, se détache de notre chair. Je la sens quitter notre corps et cette discussion qui revient trop souvent, comme une rengaine insupportable et délirante d'un automate rabâcheur. Cessera-t-elle ?
Mon âme vogue au-dessus de ma tête. Ses cheveux couleur du lilas dansent sous nos yeux. Que regarde-t-elle, le visage tourné vers le plafond ?
Combien j'aimerais être, elle. Colorée. Et savoir m'échapper de notre corps.
Les poltrons ne quittent jamais leur maison, ils y restent enfermés, comme dans une prison faite de remontrances.
— Alors, quand est-ce que vous nous ferez un beau bébé ?
Matry, la copine de Luc, le meilleur ami de Benedict, recommence. N'a-t-elle que cela à penser de la vie ? Qu’essai-t-elle de dire ?
Trente ans passés, allez, il faut ramener un bébé dans le salon. À placer entre la commode mauvais genre de la belle-mère et le vélo du petit ami, qui ne sait toujours pas ranger ses affaires.
Sa question reste sans réponse. Dicty sait que je n'en veux pas et que cela est un affront envers ma façon de penser. J’en ai par-dessus la tête d’entendre les mêmes rengaines. Un couple, une femme, un enfant... La norme me pourchasse encore de ses trompes inélégantes... M’aspireront-elles ? La norme et ses fracassantes lois.
Me courra-t-elle derrière jusqu'à ce que je cède et oublie tout de celle qui me faisait rêver. Où es-tu petite Enaisyl ? Où es-tu mon enfant intérieur ? T'ai-je perdu à jamais ? Me reviendras-tu ? Tant de questions qui renaissent, ces temps-ci... Et les vieilles peurs qui s'élèvent à nouveau. Elles ne sont jamais loin celles-ci. Viles créatures qui me vampirisent.
Marty s'approche de moi, alors que les garçons causent VTT. Mon âme s'élance dans la salle du restaurant, elle ne veut pas écouter. Comme je la comprends et comme je voudrais partir avec elle.
— Tu emménages quand avec Béné, Enaisyl ? ça fait dix ans que vous êtes ensemble, ce n'est pas rien ?
Que croit-elle ? Détenir la vérité de chaque événement de ma vie ? Que voit-elle ? Un couple heureux ? épanouie ?
Encore une qui ne sait entrevoir que la surface. C'est loin d'être une plongeuse. Jamais elle ne se risquera à nager dans l'océan de mes préoccupations. L'eau qui me compose est si trouble que moi-même je ne peux atteindre les coins les plus repliés, les plus infestés de créatures néfastes. Je les sens qui circule en moi.
— Bientôt, quand je me sentirais prête.
Mensonge !
Que des odieux mensonges ! Je ne suis plus qu’une actrice enrôlée dans un spectacle d'heureux menteurs à la peau tombée en lambeaux. Il me tarde de me changer en vermines pour ne plus mentir.
— Tu sais, il t'aime et en plus, c'est vraiment le mec idéal. Cela se voit qu'il ferait tout pour toi. S'il était riche, il te couvrirait d'or. Tu as une perle entre les doigts. Un trésor.
... Que je suis incapable de voir. Car mes yeux sont brouillés par tous les rêves que j'ai abandonné pour correspondre à son idéale. Je ne peux pas contempler ce bonheur que chacun m'envie. Je ne pas donnais mon accord pour vivre ainsi, pour qu’on programme mes faits et gestes.
Que l'on coupe mes paupières ! Que l'on nettoie mes rétines ! Laissez-moi voir ! Afin que mon cœur sorte de cette boîte, dans laquelle je l'ai enfermé voilà des années.
— Lui diras-tu ? Oseras-tu ? crie mon âme, à l'autre bout du restaurant.
Une pince de crabe à la bouche, elle file comme une étoile pour me prendre entre quatre yeux.
— Libers-nous. Cesses de tout craindre. Cette vie n'est pas la nôtre, tu le sais bien. Il faudra, un jour prochain, tout quitter.
— Pas encore, Nyseila, murmure-je, intérieurement.
— Cinq ans que tu me chantes les mêmes craintes. Que dis-je ? Cela fait dix ans que tu te mets, seule, des bâtons dans nos roues.
Le visage de Nyseila se crispe, ses sourcils épais d'un lavande plus claire que ses cheveux se froncent. La colère teinte notre visage. Plus le sien que le mien.
— Tu m'as promis de la couleur, des voyages, des apprentissages et tu ne te contentes que de tes mensonges. Un jour, famille et amis, les découvriront, quand dans notre sang, nous nagerons. Est-ce ainsi que nous finirons ? Assassinées par nos propres mains et par la charge de tes non-dits ?
Nyseila et son caractère de rebelle. Nyseila est ses idéaux pleins notre tête. Elle tape du pied sur la table. Cette dernière me paraît trembler.
— Un beau jour, je trouverai la clé de notre cœur, et gare à toi, car ce jour, je l'ouvrirais et t'anéantirai, toi la poltronne.
— Je n'ai pas les ressources pour libérer notre cœur.
—Tu ne les auras jamais en condamnant la porte de nos rêves ! hurle-t-elle en plongeant vers le plafond.
Elle disparut créant un nouveau poids dans le coffre de notre cœur.
— J'ai un peu de mal à te comprendre, tu as tout pour être heureuse, mais tu sembles toujours trouver une parade pour ne pas aller vers lui.
Marty et ses mauvaises suppositions. Heureuse... J'aurais pu l'être si je savais comme me dire : "oui".
De tout temps, quelque chose m'a bloqué. Au lycée, la confiance en moi, dans mon orientation professionnelle, elle était encore là, puis lentement, elle sait transformée en autre chose... En une créature qui est, malgré nous, la régente de notre vie : les finances.
Elle m'a contaminé de son venin paralysant. Et par sa faute, je n'ai plus su marcher sans elle. Elle me rassurait.
Bénédict n'est pas un amour éternel, il est la maison en ruine qui m'offre un toit et son lot de courants d'air. L'argent m'a fait oublier les émotions. Et plus important, elle a tué ma magie. Celle qui actionnait mes doigts sur le clavier. La douce musique des mondes et des mots, évanouies à jamais dans les méandres de mes craintes.
— Je n'ai jamais été n'importe qui, Marty. J'ai toujours été différente. Mais les gens ont fini par me formater. Voilà à quoi ressemble une personne qui ne vit plus que pour les rêves des autres, dis-je à mi-voix.
Je sens toute ma lassitude alourdir les prunelles de mes yeux lorsque je les dépose dans les siens.
— Je suis fatiguée de faire plaisir à tout le monde. Toi qui vois la souffrance de mon copain, peux-tu voir la mienne ? Ne vois-tu pas ce qui me fait peur ?
J'installe un silence entre elle et moi, juste pour que mes mots traversent ses pensées de simplettes. Elle a le béguin pour Dicty depuis notre rencontre à la plage. Évidemment qu'elle ne contemple que la peine de mon petit ami.
— Tu veux savoir pourquoi tu ne les vois pas... Ou plutôt, pourquoi tu ne t'en préoccupes pas ?
Marty pâli. Je sens mon visage se contracter. La colère de Nyseila est devenue mienne.
— D'une part, je sais cacher la moindre faille, la moindre larme, d'autre part, demandes-toi pourquoi tu es encore avec Luc. Moi, je sais ce qui me retient à Dicty. Toi, tu te leurres.
La froideur de mon âme semble glacer l'atmosphère. Mes doigts se gèlent pareil à la boîte qui retient ma vie.
— Prends garde Marty, il faut avoir une certaine force pour s'accommoder de ce que nous possédons. Et attention à tenir en laisse chacune de tes émotions, ça pourrait être dévastateur.
Je sais combien elles peuvent devenir folles et saccager tout sur leur passage. Les fissures sur les murs de mes entrailles attestent de leurs forces herculéennes.
— Un jour, ce royaume de misère tombera en poussière, chuchota Nyseila dans notre tête.
— Et que deviendrons-nous ?
— L'aventure !
— Je n'aime pas, ne pas savoir. Combien cela nous coûtera-t-il ?
— Bien moins chère que la perpétuelle souffrance dont tu nous accables.
— Non... Je ne veux pas.
— Enaisyl, il le faudra !
— Je suis maître de notre corps et de notre esprit... De notre vie. C'est moi qui décide.
— Eh bien regardons notre chute.
Nyseila s'allonge sur le coffre de notre cœur. Ses larmes ruissellent dans les entrelacs de nos chaînes et de nos ombres.
Je suis un monstre d'égoïsme redoutant de dormir sous les ponts, perplexe face au changement.
Je dois sans cesse maîtriser… Mais depuis l’instant où je n’ai plus su aimer Bénédict, depuis ce jour où j’ai tu mes sentiments pour Jules, depuis que j’ai installé le monteur de mon existence dans des cartons, n’ai-je pas abandonnée la maîtrise de ma vie. Qui en possède les rennes ?