1 | La Cérémonie des Nombres

Aether se penchait pour effleurer de ses doigts aériens les symboles nichés au creux du poignet d’Aria. Un Trèfle, un Cœur, un Pique et un Carreau formaient un cercle encré sur sa peau, indélébile. La caresse se fit si douce qu’elle la sentit à peine. Elle se laissa aller avec délice dans l’enveloppe intangible de la déesse. Aether. Aria prononça son nom dans un babillement sibyllin, plus proche d’une prière silencieuse que d’une parole véritablement prononcée. Mon enfant, crut-elle percevoir au milieu des bruissements légers. Soudain, il y eut ce vide, ce vide immense et infini. Aria ne ressentait rien, pas la moindre tiédeur dont elle aurait pu saisir la trace sur ses pommettes rosies. Rien. Puis un fracas assourdissant résonna, comme si un éclat de foudre avait traversé les ténèbres. Le bruit du métal qui s’entrechoque et des hurlements d’agonie s’élevèrent. Le claquement de pas lourds sur le sol retentissait et l’odeur du sang émanait peu à peu. Le liquide poisseux se répandit jusqu’à ses pieds. Elle observait tout cela mais rien ne l’atteignait. Sur ses joues coulèrent des larmes qui n’étaient pas les siennes, traçant des lignes gelées qu’elle ne pouvait essuyer. Sa main droite empoigna une lance à trois lames parmi les armes qui gisaient autour d’elle. De l’index elle rasa les trois symboles qui ornaient le bas des lames. Le Carreau, le Trèfle, le Cœur lui écorchèrent la pulpe du doigt. D’un geste lent et maîtrisé le trident déchira l’air pour s’enfoncer dans le ventre d’un homme qui s’accrochait vainement à sa jambe. Son visage se tordit avant de disparaître sous une avalanche de cheveux noirs et blancs. Ainsi libéré, son corps se déplaçait dans une direction inconnue. Il se dirigeait vers une quête mystérieuse laissant grandir le tumulte derrière lui. Dans un sursaut, Aria ouvrit les yeux. Son entrainement d’hier avait été plus rude qu’à l’accoutumée et son rêve plus réaliste que d’ordinaire.

            Elle retint un bâillement et observa du coin de l’œil la pièce où elle se trouvait. Elle avait pris soin de cette alcôve tout au long des années. De moelleux coussins recouvraient le sol et ses précieux livres s’accumulaient contre le mur entre deux gros cristaux pointus. Mais ce qu’Aria préférait par-dessus tout c’était la luminosité de cette pièce. Assise sur le rebord de la fenêtre circulaire qui lui offrait une banquette, elle profitait d’une vue imprenable sur l’extérieur de la Tour. La nuit était tombée et seule la clarté de la lune filtrait à travers le verre peint. La lune donnait à l’assemblage coloré une teinte particulière. Aria jouait inconsciemment avec les halos bigarrés qui se reflétaient sur sa peau. Elle sentait son corps engoncé dans les effets de l’entraînement. Les picotements perduraient, ses membres paralysés la lançaient. Une chaleur sourde se diffusait dans ses veines et des sueurs froides lui parcouraient l’épiderme. Dans un dernier effort elle ramena ses genoux à sa poitrine et cala sa tête contre la fenêtre. C’était le prix à payer pour chaque session d’entraînement. Elle lutta pour garder les yeux ouverts et profiter quelques instants de ces lueurs. Ses paupières devinrent trop lourdes et elle fut happée par la nuit.

Malgré les réveils réguliers et les ombres qui avaient peuplé son sommeil, Aria devait rejoindre ses appartements officiels au plus vite. Elle monta trois marches et sauta la dernière, quittant le renfoncement douillet. Elle s’engagea dans un minuscule passage, le plafond était si bas qu’elle devait pencher la tête pour ne pas s’y cogner. Tout était très sombre et ses doigts qui effleuraient les murs pour mieux se diriger faisaient danser la poussière, lui donnant envie d’éternuer. Une mèche de ses cheveux auburn se prit dans le cadre d’une loupiote depuis longtemps laissée à l’abandon. Aria avait plusieurs fois tenté de démonter cette vieille armature mais elle la retrouvait systématiquement au même endroit la fois d’après. Avec un léger souffle d’exaspération, elle exerça une pression sur ses cheveux qui se libérèrent du piège et continua à avancer. Apercevant enfin la petite lueur qui indiquait la fin de son périple, elle prit garde à ce que personne ne la voit sortir.

Son dos était raide d’avoir passé la nuit recroquevillé et ses membres engourdis la faisaient souffrir dès qu’elle engageait un mouvement. Mais il fallait faire vite, le soleil commençait à poindre et sa chambre n’était pas à côté. Si elle ne se dépêchait pas elle risquait de croiser les Deux qui prenaient leur service à la levée du jour. Il était déjà tard et elle croisa à plusieurs reprises des femmes qui s’activaient pour ouvrir les rideaux et des hommes qui portaient de grandes corbeilles de fleurs probablement destinées à décorer les Halles où se tiendrait la Cérémonie. Elle pouvait lire la fatigue sur leur visage éteint. Afin de ne pas se faire repérer et pour ne pas les interrompre, Aria se faufilait entre les larges colonnes qui dissimulaient aisément sa silhouette filiforme.

Lorsqu’elle parvint enfin à la porte de bois sculptée de sa chambre, elle avait le souffle court et ses muscles étaient douloureux. S’il était de notoriété publique que les As étaient des hommes vigoureux aux physiques impressionnants, sa faible constitution était beaucoup moins connue et les entrainements l’épuisaient rapidement. Elle poussa la lourde porte pour découvrir qu’une Deux l’attendait, un air réprobateur accroché au visage. Cette femme aux cheveux blonds et aux yeux noisette avait été au service d’Aria d’aussi loin qu’elle s’en souvienne. Elle ne connaissait pas son  nom, c’était la règle à la Tour. Mais elle connaissait la  tendresse des paumes qui avaient séché son visage les fois où elle était malade et la bienveillance avec laquelle elle embrassait le haut de son crâne avant de remonter les draps jusqu’à son cou pour qu’elle ne prenne pas froid. Aria, prise d’un élan soudain d’affection pour cette femme, se jeta dans ses bras et fut tendrement enlacée en retour. Elle laissa les doigts noueux glisser dans ses cheveux et apaiser en elle toute la violence de la nuit. Aria respirait le parfum aux notes acidulées que dégageait la toge blanchâtre des serviteurs de la Tour. Elle aurait voulu ne jamais se détacher de cette étreinte mais la Deux l’écarta délicatement en lui désignant l’horloge qui ne cessait d’émettre son tic-tac pressant. Aria n’avait plus le temps, la Cérémonie des Nombres commençait bientôt et la Mère ne tarderait pas à venir inspecter sa tenue et son discours pour s’assurer que tout corresponde au plan qu’elle avait rigoureusement élaboré.

La Deux enduisit ses cheveux d’un savon ocre et une odeur fleurie embauma la pièce. La mousse s’étala dans l’eau tiède, formant des ronds blancs à la surface. Aria frotta son corps mécaniquement avec une huile nacrée. Une fois propre elle s’essuya avec un linge blanc tandis que la robe que l’As devait revêtir pour la Cérémonie s’étalait sur le lit à baldaquin. Elle eut une grimace. Il était aisé de voir l’influence de la Mère dans ce choix. Les tissus étaient épais mais de grande qualité, le rouge vif du corsage tranchait avec le noir profond de la dentelle, la jupe était parsemée de joyaux taillés à l’image des quatre essences, des Carreaux, des Trèfles, des Cœurs et des Piques dégringolaient sur les étoffes. A la lumière du jour la robe semblait être une cascade de perles sur laquelle miroitaient des reflets rouges et noirs. Aria se sentait mal à l’aise dans ces tenues exubérantes, les pierres précieuses rendaient sa démarche difficile et le corsage lui comprimait les poumons. Elle avala difficilement les quelques morceaux de fruits qu’on lui tendait avant de la coiffer. Ses longs cheveux furent remontés en deux torsades piquées de bijoux. La Mère tenait à ce que sa nuque soit dégagée pour mettre en valeur son port d’épaule. La Deux appliqua sur ses yeux un fin trait de charbon et peignit ses lèvres d’une mixture obtenue en écrasant des pétales rouges. Aria pensait que son bain allait atténuer le chatouillement qui lui attaquait le poignet depuis la veille mais aucun signe d’amélioration n’était en vue. L’onguent déposé sur la peau turgide laissait une empreinte fraîche, juste à temps avant que la porte ne soit ouverte sans ménagement par la Mère. La femme aux cheveux blonds recula de quelques pas et s’inclina respectueusement.

La Mère jeta un regard circulaire dans la pièce. Avec un rictus satisfait qui lui déforma le visage elle fit demi-tour, intimant à Aria qu’il était temps de la suivre. Offrant un signe discret pour sa servante, l’As passa la porte. Elle fut très vite rejointe par son escorte, Drystan, qui lui offrit son bras pour l’accompagner. Aria l’observa quelques instants. Il rentrait à peine de l’entrainement, ses cheveux noirs goutaient sur son plastron. Le Valet de Pique était son ami d’enfance et le dernier survivant de l’aristocratie de sa Contrée. Il était né pendant la Grande Guerre, la Dame de Carreau l’avait recueilli et amené à la Tour deux ans après Aria. Ils avaient grandi ensemble. Drystan avait très vite manifesté son talent pour l’épée et son affinité grandissante avec l’essence de Pique avait fait de lui le garde officiel de l’As. Il était la seule personne de son âge qu’Aria connaissait. Ensemble ils avaient exploré la Tour. Une fois, Aria avait désobéi au Père et à la Mère, elle était sortie avec Drystan la veille d’une Cérémonie profitant de la frénésie générale pour s’éclipser. Ce jour-là, la Tour avait été attaquée par un groupuscule rebelle appartenant à la Contrée de Pique. Drystan avait été pris dans l’offensive et touché par une déflagration. Sa blessure avait laissé une cicatrice imposante sur le côté gauche de son visage, caché par une mèche devenue blanche après l’accident. Aria serra son bras pour le saluer et Drystan la gratifia d’un léger sourire.

La Mère pestait sans arrêt. Ce matin il avait fallu lancer un contingent de cartographes pour sillonner la Tour. A chaque tournant elle devait demander la direction des Halles à un Trois ou un Quatre de Trèfle qui passaient par là en s’arrachant les cheveux. La Tour ressemblait à une ruche dans laquelle les cartographes couraient en tous sens en essayant de faire des relevés qui permettraient d’aiguiller tout ce beau monde. Aria s’amusait de ce va-et-vient et, quand la Mère excédée s’engagea en direction des cuisines plutôt que des Halles, elle ne put retenir un éclat de rire étouffé. La Tour avait une fâcheuse tendance à ne pas se ressembler d’un jour à l’autre. A côté d’elle Drys retenait son sourire. Un Trois fit les frais de l’agacement de la Mère qui lui souffla un flot d’insultes en gonflant les joues. Les veines sur ses tempes se dilataient et la colère ridait son visage émacié. Un autre cartographe arriva en nage, rajusta ses lunettes et donna à la Mère le plan du jour, lui indiquant comment se rendre aux Halles sans encombre. Les cartographes utilisaient l’essence du Trèfle d’une façon particulière. Ils entraient en contact avec la matière et en tiraient toutes les propriétés, en apposant leur main sur un mur ils en apprenaient la longueur, la largueur, l’épaisseur, les constituants… Bien qu’ayant une affinité relativement faible avec leur essence ils s’avéraient extrêmement utiles pour la Tour et sa géographie changeante. Aria comprit d’où venait tout le chahut qui l’avait empêchée de rejoindre sa chambre avant l’aube, les préparatifs des Halles avaient dû être retardés par l’absence d’une carte fiable. Les pas de la Mère martelaient le sol d’un pas lourd devant elle puis ils cessèrent brusquement. Les portes des Halles, qui mesuraient plusieurs fois la taille de Drystan, venaient d’apparaître devant elle.