1 | La Cérémonie des Nombres

Aria prit une dernière inspiration, aussi profonde que son corset le lui permettait, ajusta sa posture en rejetant ses épaules en arrière et se tenant la plus droite possible. Ses traits se durcirent, si la rigueur avait un visage elle prendrait sans nul doute le sien, pensa Drystan. Lui-même vérifia que son équipement était bien en place, de sa ceinture au plastron recouvert d’un Pique en obsidienne, il ne devait pas faire pâle figure aux côtés de celle qu’il accompagnait. Il la dépassait d’une demie-perche et comptait bien faire savoir à l’assemblée qu’il n’était pas à prendre à la légère au cas où un intrépide crétin tenterait de s’approcher de l’As. On avait attribué l’honneur d’ouvrir les portes des Halles à deux Cinq qui avaient su prouver leur valeur à l’aristocratie, assise aux premières loges et jouissant d’une vue sans pareille sur l’assemblée afin de pas perdre une miette du spectacle de l’année. La Mère entra la première. Un orchestre de trompettes la suivit. Les deux Cinq laissèrent les deux battants heurter les portes à trois reprises, dans une synchronisation parfaite. D’une voix tonitruante la Mère annonça l’As et le Valet de Pique.

Le silence s’installa rapidement dans la salle, tous se levèrent et saluèrent leur souveraine. On pouvait entendre glisser la robe d’Aria sur le tapis déroulé pour l’occasion. Drystan gardait un œil sur l’assemblée, attentif au moindre comportement suspect. Il sentait la prise d’Aria se resserrer sur son bras. Les Halles étaient pleines à craquer. L’aristocratie la plus ancienne, composée des Rois, Dames et Valets des quatre essences bénéficiaient des loges surélevées. Les bourgeois récemment anoblis qui comptaient en leur rang des Dix ou des Neufs avaient pu obtenir des places assises, assez proches de la scène où la Cérémonie se tiendrait. Hormis eux, Aria et Drystan connaissaient une très faible partie de ceux qui avaient fait le déplacement. Des petites gens, des Trois comme des Sept, jouaient des coudes près des entrées pour apercevoir l’avalanche de textiles colorés qui s’était déversée dans le public. Tous les yeux étaient pointés vers Aria. La Cérémonie des Nombres était l’un des rares moments où elle rencontrait une telle foule. C’était dans ce genre d’évènement qu’elle prenait conscience de sa responsabilité d’As, de la quantité de personnes qu’elle se devait de protéger, guider, mener, à qui elle voulait permettre de vivre dans un Empire apaisé et florissant. Cela l’effrayait parfois lorsqu’elle s’entraînait sans résultat mais l’emplissait d’une immense fierté quand elle les rencontrait. Le symbole du Pique sur son poignet la démangeait et cette sensation la tira de son observation minutieuse.

Elle contourna la scène avant d’arriver aux pieds des marches qui menaient au trône. Aria prit place sur le siège ourlé d’or, de rubis et d’obsidiennes. Tout le monde s’assit à sa suite. Elle acheva un discours qui fut ponctué par une salve d’applaudissements et la Cérémonie put enfin commencer. Le public était placé en quatre colonnes devant l’estrade. Les candidats appartenant à chaque essence venaient apposer leur main sur un cristal de roche taillé dans le symbole approprié qui se colorait selon l’affinité du candidat, plus elle était élevée et plus le Nombre obtenu montait.

Aria laissa son regard dériver vers le pupitre où était posée la roche en forme de Pique, la ligne était désespérément vide. Depuis la Grande Guerre les détenteurs d’une affinité avec l’essence de Pique se faisaient rares et préféraient ne pas mettre les pieds à la Tour qui avait abrité l’As Taranis, l’homme qui avait provoqué leur perte. Le dernier à avoir apposé ses paumes sur ce cristal n’était autre que Drystan, il y avait déjà trois ans. Dire qu’il était il y a peu un Deux, le Nombre que recevaient tous les nouveau-nés à l’exception des Enfants d’Aether, paraissait absurde à Aria tant il était devenu une figure importante de la garde. Quelques-uns avaient déjà pris leur tour sur l’estrade. La majorité des petites gens obtenaient un Nombre entre Trois et Six, ceux dont les corps étaient les plus frêles et les ascendances trop mélangées restaient des Deux à l’issue de leur passage. La puissance des affinités reposait majoritairement sur les unions des parents, c’est pourquoi en voyant s’avancer le fils du Valet et de la Dame de Cœur sur l’estrade, elle aurait pu parier qu’il allait obtenir un Nombre très élevé. A peine eut-il touché le cristal que celui-ci vira au rouge carmin. Des cris de joie s’élevèrent dans l’assemblée, le prochain Roi de Cœur était apparu. Après lui d’autres candidats répétèrent le rituel, avec plus ou moins de succès. Certains devaient exercer une pression sur deux cristaux, ayant hérité leur double affinité de parents aux essences différentes. Ces candidats étaient particulièrement prisés dans certains métiers. Reconnaissable dans les rangs au blason avec deux épées croisées qui ornait leur tunique, la corporation des forgerons portait son attention vers ceux  pouvant manier le Trèfle et le Cœur. Ils parvenaient à sculpter la matière et maîtriser la flamme, ce qui facilitait grandement leur travail.

La Cérémonie se déroulait sans accroc et les files commençaient à rétrécir peu à peu. Cela faisait déjà plusieurs heures qu’Aria était assise sur son trône. Il ne restait plus que quelques représentants de l’aristocratie, profitant de la pénombre des loges pour échanger les dernières rumeurs derrière des éventails ou sous des moustaches perlées de vin. Aria avait du mal à rester éveillée. Elle avait peu dormi et savait que la nuit suivante ne serait pas réparatrice. Ce fut le murmure qui grossissait à l’arrivée d’un jeune homme sur l’estrade qui attira son attention. Il toucha d’abord le cristal de Carreau qui prit une teinte rouge vif, le cristal de Trèfle à son tour passa au noir. Il était très rare d’avoir une double affinité si puissante. Aria, intriguée, l’observa. Il n’avait rien de spécial. Ses cheveux bruns constituaient une masse informe qui lui mangeait le visage. Les chuchotements s’intensifièrent au moment où le cristal de Cœur s’illumina d’une lueur incandescente. Il n’existait aucun être possédant une affinité pour trois essences qui détienne un tel pouvoir. Aria se leva dans un sursaut. Ses mains agrippèrent la balustrade. Le jeune homme se dirigeait vers le cristal de Pique. Elle sentait son cœur frapper lourdement contre sa poitrine. Ses jointures blanchissaient à mesure qu’elle le regardait avancer. Dans un geste gracile il approcha sa paume du cristal. Aria aurait juré qu’il levait la tête vers elle à ce moment-là. Au contact de sa peau, le cristal prit une couleur d’encre. La stupeur gagna les spectateurs. L’assemblée jusque-là disciplinée mais joyeuse s’était tue. On n’entendait même pas le vent souffler contre les voûtes. Un poids s’abattit sur les épaules d’Aria.

Un Enfant d’Aether était là, devant elle. Ce garçon aux cheveux ébouriffés et au visage indiscernable avait une affinité avec les quatre essences. Comme un As. Les babillages qui montaient dans l’assemblée bombillaient à ses oreilles. Alors qu’elle sentait ses jambes céder sous la tension, Drystan la soutint à la taille cachant à tous cette légère défaillance. Il lui adressa un sourire serein. Ce qu’il venait de se produire n’était pas anodin et elle devait réagir. Aria s’éclaircit discrètement la voix, un Sept tonna trois coups pour demander le silence.

            « La situation est inédite, il serait dommageable de voir disparaître un talent comme le vôtre, jeune homme. Le Conseil des Sages va se réunir sous peu. En attendant, profitez des accommodations de la Tour, nous enverrons quelqu’un quérir votre présence. Ne laissons pas cet heureux dénouement décourager les autres participants, déclara Aria d’une voix qu’elle espérait assurée. Ma présence étant sollicitée ailleurs, je vais me retirer. »

            L’assemblée, comme un seul homme, fit une révérence. Avec un dernier regard pour la foule, Aria perçut l’éclat de deux yeux jaunes braqués sur elle.