1. La convocation

Notes de l’auteur : Cette nouvelle fait partie du cycle des Derniers Dragons, dont les livres peuvent se lire de manière indépendante. Dans l'ordre chronologique, il s'agit cependant du deuxième livre de la série.

Alors que la matinée venait à peine de commencer, Mùrielle de Nistrèd traversait déjà les couloirs de l’Institut impérial d’Élémancie au pas de course. Ralentie par des rouleaux de plans qui faisaient presque sa taille, elle arriva en réunion en retard, le souffle court et un peu ébouriffée. Elle aurait voulu avoir une main libre pour rajuster ses lunettes qui glissaient sur son nez, mais elle était trop occupée à empêcher les immenses parchemins qu’elle transportait de tomber. Elle entra dans la salle de réunion sans s’annoncer et se débarrassa de son fardeau sur la table avec un soupir de soulagement.

— En voilà une entrée fracassante.

Debout devant le grand tableau noir accroché au fond de la pièce, son supérieur hiérarchique, un hydro-expert à l’air perpétuellement renfrogné, lui jetait un regard froid. Mùrielle se redressa et rajusta le col de sa robe.

— Veuillez m’excuser, ça ne se reproduira plus.

Peu convaincu, l’hydro-expert fit un geste impatient de la main.

— Allez donc vous asseoir, qu’on ne perde pas plus de temps. Vous avez apporté les plans que je vous ai demandés ?

Mùrielle acquiesça. Ses collègues ingénieurs avaient déjà commencé à déplier les parchemins, dévoilant des plans de construction. Les deux géomanciens qui s’étaient occupés des relevés topographiques se penchèrent avec attention sur les schémas en coupe.

Mùrielle et son équipe étaient chargés de construire une auberge dans les faubourgs de la ville. Le quartier commençait tout juste à se relever des grands incendies qu’il avait essuyé, une dizaine d’années auparavant. Mùrielle s’en souvenait encore – ses parents commerçants avaient perdu leurs locaux dans les flammes.

L’auberge nécessitait un terrain constructible et était l’objet d’une quantité non négligeable d’investissements. L’équipe, davantage dirigée par les investisseurs que par son expert, pouvait d’un instant à l’autre recevoir l’ordre de passer outre une anomalie géologique pour accélérer le processus d’obtention du permis.

L’étude commença autour des plans, déroulés sur la table et calés par un ou deux nécessaires d’écriture, quelques règles en fer et un chandelier solitaire. Mùrielle alla déposer ses affaires à la seule place restante, à une extrémité de la table. Elle revint se placer derrière ses collègues, sur la pointe des pieds pour apercevoir les plans.

— Quelles sont les conclusions ? demanda l’hydro-expert après avoir laissé quelques instants à son équipe.

Il eut un geste de la main pour disperser les ingénieurs, qui retournèrent à leur place. Lui-même s’assit en bout de table pour présider la réunion. Un ingénieur ouvrit la bouche pour parler mais fut interrompu par trois coups frappés à la porte. L’expert soupira bruyamment.

— J’avais demandé qu’on ne nous interrompe pas, grommela-t-il en allant ouvrir.

Un petit commis vêtu de l’uniforme du personnel de l’Institut se trouvait dans l’encadrement de la porte. Il dévisagea l’expert avec des yeux ronds remplis d’admiration.

— Eh bien ?

— Un… Un message pour Mùrielle de Nìstred, bredouilla-t-il en tendant un parchemin scellé.

L’expert le lui prit des mains et lui claqua la porte au nez.

— Vous avez beau être une tri-élémancienne, vous aurez ceci à la fin de la réunion, dit-il à Mùrielle. Maintenant, j’espère que vous ne serez plus une cause d’interruption.

Mùrielle ne répondit rien. Sa qualité de tri-élémancienne lui valait d’être connue de nom, mais elle recevait rarement des messages et encore moins pendant ses heures de travail. L’expert contourna la table de réunion en sens inverse pour rejoindre son tableau noir, mais il se figea à mi-chemin, les yeux sur le sceau qui tenait la missive fermée. Il releva la tête et jeta un regard étrange à Mùrielle.

— En fait, je crois qu’il vaut mieux que vous en preniez connaissance tout de suite.

Il alla jusqu’à elle pour lui tendre lui-même la missive ; elle comprit son brusque changement de comportement lorsque ses yeux tombèrent à leur tour sur le sceau. Les reliefs de la cire écarlate dessinaient les contours d’un corbeau à deux têtes, les ailes déployées, le bec entrouvert dans un cri muet. C’était le sceau impérial. Elle fronça les sourcils, brisa le sceau et parcourut le message. Le texte alliait précision et concision sur un ton impérieux. Elle le fourra dans une poche de sa robe avant de relever la tête. Tous ses collègues l’observaient d’un air intrigué.

— Je dois y aller, dit-elle.

Elle était convoquée par l’impératrice en personne.

***

L’Institut impérial d’Élémancie et le palais étaient reliés par un réseau complexe de terrasses et de jardins que Mùrielle traversa à vive allure. En matinée, l’endroit n’était occupé que par une armée de jardiniers qui s’affairaient en tous sens, rectifiant la coupe des haies, arrosant les plantes et débarrassant le mobilier d’extérieur de l’humidité de la nuit. Mùrielle ne s’attarda pas devant les grands arbres du verger ou les larges parterres de fleurs qui provenaient des quatre coins du continent. Elle ne jeta pas même un regard à la grande serre aux papillons, pourtant très populaire auprès des dames de la cour, qui venaient y prendre le thé l’après-midi, lorsque le soleil descendait vers l’ouest et irisait la verrière de mille reflets colorés. Lorsqu’elle traversa une longue esplanade qui offrait une vue panoramique sur la mer, elle ne s’arrêta pas non plus pour profiter du paysage.

Le palais impérial était doté de nombreuses entrées ; la plus utilisée donnait sur une immense esplanade où figurait la statue du premier empereur de Vestrià. Mais Mùrielle se plia aux instructions contenues dans son message et quitta les allées principales des jardins pour un chemin secondaire. À peine assez large pour laisser passer une personne et surmonté d’un treillage où s’épanouissait une vigne vierge luxuriante, le chemin était recouvert d’un pavage inégal où poussait des touffes d’herbe rebelles. Il longeait le palais et descendait vers la mer, à flanc de falaise. Seul un muret, dont la hauteur ne dépassait pas le genou de Mùrielle, le gardait du vide. Les feuilles de vigne ne parvenaient pas à atténuer la forte luminosité de cette fin d’été ; le soleil brillait sur les murs clairs du palais et se reflétait sur la mer, qui scintillait en contrebas.

Le chemin débouchait devant une modeste porte en bois à simple battant, qui se détachait sur un mur du château, vierge de toute autre ouverture. Mùrielle se demanda un instant vers quelle pièce pouvait s’ouvrir une porte située aussi bas dans le palais. Mais elle ne pouvait pas s’attarder, alors elle frappa trois fois sur le battant de la porte et comme personne ne répondait, elle entra.

Ses yeux mirent du temps à s’habituer à l’obscurité du palais et elle resta un instant immobile avant de pouvoir distinguer les contours de la pièce où elle se trouvait. Deux personnes l’occupaient déjà ; elles lui jetèrent un regard curieux, où se reflétait la lumière du dehors qui disparut lorsqu’elle referma la porte derrière elle. Une jeune femme portant l’uniforme des chevaliers-wyverne était assise sur une méridienne. Ses cheveux blonds étaient rassemblés en une tresse qui pendait jusqu’au bas de son dos et elle n’était pas armée. Elle se tenait très droite, visiblement mal à l’aise dans son armure d’acier, les mains posées à plat sur ses cuisses. L’autre occupant de la pièce était un jeune homme debout devant la cheminée froide, qui s’agitait sur ses jambes, aussi nerveux que la chevalière-wyverne. Mùrielle reconnut un dresseur de wyvernes aux pièces de cuir souples qui protégeaient son torse, ses avant-bras et ses tibias, et à la flûte en bois qu’il portait à la ceinture. Il avait été désarmé comme la chevalière-wyverne ; il lui manquait le fouet et le stylet qui complétaient normalement son uniforme.

Mùrielle leur adressa un signe de tête auquel ils répondirent avant de se détourner. Elle hésita à leur demander depuis combien de temps ils étaient là mais préféra observer l’endroit où ils se trouvaient. La pièce n’était pas très grande et la cheminée devant laquelle se tenait le dresseur de wyvernes occupait tout un pan de mur. Son manteau était décoré par une série d’assiettes en argent où étaient gravées les armoiries de l’empire. Le sol était recouvert de tapis et les murs en pierre calcaire étaient tous masqués par d’immenses tapisseries. Elles déclinaient en diverses nuances de rouge des scènes-clé de l’histoire de l’empire de Vestrià : la construction du palais par le premier empereur ou les premières victoires contre les hérétiques des terres de l’est. Deux autres méridiennes drapées de tissu écarlate et semblables à celles où était assise la chevalière-wyverne meublaient l’espace. Sur un lustre de fer pendu au plafond était allumé un cercle de bougies blanches. En face de Mùrielle se trouvait une porte similaire à celle par laquelle elle était entrée.

Le message de l’impératrice précisait d’attendre dans ce petit vestibule, alors Mùrielle attendit. Elle se posait des questions mais n’osait pas s’adresser aux autres occupants de la pièce. Elle doutait qu’ils puissent y répondre : elle avait remarqué qu’ils possédaient eux aussi une convocation semblable à celle qu’elle avait reçue. La chevalière-wyverne la chiffonnait entre ses doigts et le dresseur l’avait glissée dans sa ceinture. La tri-élémancienne s’écarta du milieu de la pièce et alla se poster debout près d’un mur, mal à l’aise avec l’idée de s’asseoir au sein du palais impérial sans y avoir été autorisée.

Soudain, la porte par laquelle elle était arrivée s’ouvrit en grand avec fracas, comme si elle avait été poussée d’un coup de pied. Deux gardes impériaux entrèrent en tirant un jeune homme dans la pièce. Les yeux bandés, les pieds et les mains entravés par une chaîne en métal, il résistait comme il pouvait et faisait par la même occasion étalage d’un répertoire d’insultes remarquablement créatif.

— Vous pensez sérieusement que j’ai pas compris où on est ? s’exclama-t-il lorsque les gardes lui retirèrent son bandeau des yeux.

Il profita que leur prise se relâche pour se précipiter vers la porte restée ouverte sur l’extérieur. Les deux gardes le retinrent et le repoussèrent en conservant un visage de marbre.

— Vous êtes des gardes impériaux, et remarquablement cons, d’ailleurs ! Je suis forcément au palais impérial ! Et tous ces détours qu’on a pris ? Je connais la ville comme ma poche !

Il tenta une nouvelle fois de forcer le passage mais l’un des deux gardes l’attrapa par ses chaînes et lui décocha un coup de poing dans l’estomac qui doucha son enthousiasme.

— Fais un peu attention, le réprimanda son collègue. Il faut qu’il reste présentable.

— Désolé, lâcha l’autre sans avoir l’air désolé du tout.

Si les soldats de l’armée régulière portaient des armes contondantes lorsqu’ils patrouillaient au contact de la population pour assurer la sécurité de la ville, les gardes impériaux ne s’embarrassaient pas de précautions. Leurs épées larges et aiguisées, qu’ils portaient dans leur dos, étaient faites pour éliminer toute personne menaçant l’intégrité du palais.

Cependant, aucun des deux gardes ne fit un geste pour se servir de son arme. Plié en deux par le coup qu’il avait reçu, leur prisonnier fut incapable d’agir avant qu’ils ne referment la porte en sortant derrière eux. Mùrielle entendit le cliquetis d’une clé qu’on tournait dans la serrure et se raidit, consciente d’être probablement enfermée avec un criminel.

Ce dernier finit par se redresser, sans une grimace, et rajusta sa tunique d’un geste sec. Insensible à la tension qui avait brusquement envahi le vestibule, il passa devant Mùrielle en se dirigeant vers la porte. La tri-élémancienne recula d’un pas contre le mur. La chevalière-wyverne s’était levée, les sourcils froncés, une main à sa taille là où aurait dû se trouver son épée. Le dresseur avait lui aussi cessé de s’agiter pour observer le nouvel arrivant avec un mélange de méfiance et de curiosité. L’inconnu s’agrippa à la poignée de la porte et la secoua avec force, mais la serrure ne céda pas. Il pivota et la chevalière-wyverne fit rapidement le tour d’une méridienne pour lui barrer le passage vers la seconde ouverture, qui donnait vraisemblablement sur le palais.

— Très patriote de ta part, lui lança le prisonnier, mais tu crois vraiment que j’ai envie de me retrouver là-bas avec toutes ses chaînes ?

Mùrielle profita de l’attention qu’il portait à la chevalière pour l’observer discrètement. Ses cheveux devaient être blonds, mais ils étaient surtout très sales. Il portait une tunique aux manches et au col élimés, un pantalon usé aux genoux et une ceinture en cuir fendillé. À en juger par la boucle qui pendait à sa taille, il était clair qu’on l’avait également dépossédé de ses armes. Il passa une main dans ses cheveux en bataille. Ses chaînes étaient un peu courtes et il dû arquer le cou pour atteindre le sommet de son crâne. Le mouvement lui donna un air maladroit qui disparut lorsqu’il reprit une posture droite et alerte. Il frotta ses mains l’une contre l’autre et Mùrielle fronça les sourcils en apercevant ses ongles noircis. Il avait un air espiègle, énergique et vigilant, une attitude bien particulière que Mùrielle ne se rappelait avoir déjà vue chez quelqu’un. Pourtant, il avait un air bizarrement familier.

Son corps restait tourné vers les trois autres occupants de la pièce, mais son regard balayait l’endroit de haut en bas. Il s’attarda tout particulièrement sur les portes, bien sûr, mais aussi sur les assiettes décoratives posées sur la cheminée.

L’air de rien, il fit un pas dans leur direction. Lorsque Mùrielle se rendit compte que les bougies du lustre avaient brusquement commencé à briller avec plus d’intensité, elle se força à se calmer. De toute évidence, l’inconnu était un criminel, mais que pourrait-il bien tenter armé d’assiettes décoratives ?

Vif comme un renard, il se jeta de côté vers le dresseur de wyvernes. Pris au dépourvu, ce dernier n’eut même pas le temps de réagir. La chevalière fit un pas pour riposter mais l’inconnu s’était déjà écarté.

— Doucement, demoiselle !

Il eut un sourire moqueur et ouvrit les mains. Elles étaient vides, à l’exception d’un message semblable à celui qu’ils avaient tous reçu. L’air hébété, le dresseur de wyvernes cligna des yeux et tâta sa ceinture. Son propre message ne s’y trouvait plus.

Le cœur battant, Mùrielle se força à respirer profondément, surveillant les bougies du lustre du coin de l’œil. Ce n’était pas le moment de mettre le feu au palais impérial.

— Vous êtes privilégiés, dis-donc ! s’exclama l’inconnu en parcourant le texte des yeux. Vous avez reçu une invitation, je suis presque jaloux.

Il chiffonna le papier en haussant les épaules :

— Mais puisque vous êtes avec moi, j’imagine que vous ne devez guère valoir mieux.

Mùrielle cligna des yeux et se sentit stupide. À en juger par l’expression des deux autres, ils n’avaient pas non plus considéré les choses sous cet angle.

Le prisonnier fixa soudain Mùrielle et jeta le message chiffonné dans sa direction. Elle ne cilla pas, mais le message se consuma d’un coup avant même de l’atteindre. L’inconnu eut alors une expression surprise et Mùrielle un fugace sentiment de déjà-vu. Elle se força à soutenir le regard perçant qu’il lui lançait, détaillant les traits étrangement familiers de son visage et ses pommettes un peu creuses sur lesquelles se dessinait la marque d’un coup. Elle expira doucement et la luminosité ambiante perdit un peu en intensité alors que les flammes du lustre diminuaient. Elle avait agi par réflex en voyant le projectile arriver vers elle mais heureusement, aucune braise n’était retombée pour mettre le feu au tapis.

La chevalière-wyverne fit un pas en avant, une main toujours à la taille, à l’emplacement où aurait dû se trouver son fourreau.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Ah ! s’exclama le prisonnier. En voilà une bonne question !

Il ouvrit les bras et eut un immense sourire qui ne gagna pas son regard.

— On me donne beaucoup de noms, mais mon nom de naissance est Ròbin de Vandrenèj.

Le sang de Mùrielle se glaça dans ses veines alors qu’elle comprenait d’où lui venait son étrange impression de déjà-vu. Elle connaissait Ròbin de Vandrenèj. Et à en juger par le regard qu’il lui lança de nouveau, il l’avait elle aussi reconnue.

C’est sur ces mots que la seconde porte du vestibule – celle qui donnait vers l’intérieur du palais – s’ouvrit pour laisser passer trois gardes impériaux. Leurs armures dorées reflétèrent les flammèches des bougies lorsqu’ils s’avancèrent dans la pièce. Deux d’entre eux empoignèrent Ròbin par les bras.

— Veuillez nous suivre, demanda le troisième.

Les gardes et Ròbin ouvrirent la marche ; les trois autres occupants de la pièce n’eurent d’autre choix que de les suivre.

Plongée dans ses pensées, Mùrielle ne songeait même plus à se demander ce qu’elle avait pu faire pour se retrouver convoquée au palais au même titre qu’un criminel. Ce criminel avait d’ailleurs perdu son statut dès qu’elle l’avait reconnu : le Ròbin de Vandrenèj qu’elle connaissait n’en était pas un. Mais ça faisait ils s’étaient perdus de vue depuis les incendies des Faubourgs. Qu’avait-il donc pu faire pour se retrouver prisonnier ?

***

Assise sur le trône du palais de Vandrenèj, l’impératrice Évàngeline Ière attendait. Ses ongles impeccables tapotaient l’accoudoir du trône avec impatience alors qu’elle essayait de trouver une position confortable.

Elle avait fait ajouter une quantité non négligeable de coussins, tous recouverts de satin rouge, mais elle doutait être un jour à son aise sur le siège de pierre. Les fondateurs avaient choisi de bâtir le trône avec le même matériau utilisé pour le palais. Le bois était traditionnellement privilégié pour de tels meubles, mais il était fragile et inflammable et ils voulaient tout sauf d’un symbole de pouvoir instable. Alors le trône était brut et inconfortable. Les fondateurs avaient même choisi de ne pas ouvrager le dossier de décorations gravées – le pouvoir devait aussi être sobre et solide.

La salle du trône était vaste, mais pas aussi démesurée que les immenses pièces vides du palais royal de Cardiban, que l’impératrice avait eu l’occasion de visiter lors de ses voyages. Le siège impérial se trouvait au sommet d’une large estrade de quelques marches. Un grand étendard aux armoiries de l’empire avait été suspendu sur le mur, juste derrière le trône. Il était encadré par deux immenses fenêtres à cintre surbaissé, dont on disait qu’elles offraient une vue incomparable sur la mer – Évàngeline ne pouvait pas en profiter.

Mais ce qui donnait un caractère unique à la salle du trône et au palais impérial tout entier, c’était l’olivier. Un olivier plusieurs fois centenaire, qui étendait sa ramure au-dessus du trône et possédait un tronc large et noueux. Le bois se tordait et se retournait sur lui-même et une anfractuosité, ménagée dans l’écorce par le temps, ressemblait à une bouche béante.

L’histoire avait retenu que lorsqu’ils avaient cherché à construire leur capitale, les fondateurs de l’empire de Vestrià étaient tombés sur cet olivier, seul au bord d’une falaise. Face à la mer, soumis aux éléments, il résistait par miracle au vent marin, aux embruns et au sel. En ce lieu devenu à la fois lieu sacré et siège du pouvoir, tous les Esprits étaient réunis. Veldä l’Esprit de l’Eau se retrouvait dans la mer en contrebas, Mardä l’Esprit de la Terre dans la falaise rocailleuse, Serdä l’Esprit de l’Air dans le souffle marin et Fordä l’Esprit du Feu dans l’olivier et sa force de vie.

Saisis par les conditions, les fondateurs avaient bâti le palais impérial tout autour de l’arbre. Les racines soulevaient parfois les dalles de la salle du trône et au fil du temps, l’arbre avait tellement grandi qu’il avait fallu découper le plancher de l’étage supérieur pour le laisser prospérer. L’olivier était pour les empereurs un symbole de puissance, un idéal de pouvoir et un signe sacré. Comme la pierre du trône, il résistait à tout.

Évàngeline le trouvait stupide. Ses olives et ses feuilles tombaient régulièrement et pourrissaient l’estrade du trône. Des valets armés de balais étaient obligés de passer tous les jours pour rendre l’endroit présentable.

L’impératrice resserra son étole noire autour de ses épaules et se redressa sur son siège. Elle n’avait pas quitté la couleur du deuil depuis la bataille des champs du Rònan, qui lui avait enlevé son mari, l’empereur Ràndolphe IV.

De plus en plus impatiente, elle poussa un soupir bruyant et l’une des portes s’ouvrit enfin. C’était la porte qui débouchait sur un couloir étroit et peu fréquenté, puis descendait vers un vestibule qui n’était utilisé que lors de visites diplomatiques sous tension. L’impératrice ne recevait ce jour-là aucun duc ou souverain étranger, mais les circonstances étaient particulières. Un garde impérial arriva, se mit face à son trône et salua.

— Ils sont là, Votre Majesté Impériale.

Évàngeline hocha la tête et le garde impérial fit signe à ceux qui le suivaient de s’avancer. L’impératrice n’eut aucun mal à différencier ceux qu’elle avait convoqués. L’élémancienne, Mùrielle de Nistrèd, était une ingénieure trop grande et trop maigre. Les traits de son visage étaient peu expressifs et l’impératrice en conclut qu’elle devait être une personne bien ennuyeuse. Pourtant, son poignet gauche portait trois rubans de cuir distincts : un rouge pour le feu, un bleu pour l’eau et un jaune pour l’air. Les rapports avaient dit vrai : elle était bien la seule tri-élémancienne de sa génération. La chevalière-wyverne, Àstrid de Cràte, la suivait. Son armure de fer tintait à chacun de ses pas et l’impératrice lui trouva un air excessivement sérieux. Elle apprécia néanmoins son respect des protocoles lorsqu’elle se plaça à côté de la tri-élémancienne, au garde-à-vous. Màrc de Vandrenèj, le dresseur de wyvernes, s’aligna à côté des deux jeunes femmes. Il avait jeté un regard timide autour de lui mais son professionnalisme le rattrapa et il se tint droit, résistant à la tentation d’observer la salle du trône en entier.

À l’arrivée de Ròbin de Vandrenèj, l’impératrice eut du mal à cacher son intérêt et se redressa légèrement sur son trône. Elle observa attentivement son prisonnier avancer sans se presser et s’installer à côté du dresseur de wyvernes. Alors c’était lui qui défiait son autorité depuis toutes ses années ? Celui qui avait monté un empire dans le Marais, le quartier le plus mal famé de la capitale, en disciplinant une bande de voleurs sans valeurs ? Celui qui n’hésitait pas à s’attaquer aux nobles et aux collecteurs de taxes, aussi bien qu’aux fermiers de la campagne environnante ? L’impératrice devait bien avouer qu’elle était déçue. Il était si jeune.

Les gardes impériaux qui les avaient conduits jusque-là saluèrent avant de se retirer dans le fond de la salle du trône. Peu synchronisés, les invités de l’impératrice mirent un genou à terre. Ròbin de Vandrenèj resta debout un long moment avant de s’exécuter lui aussi. Il ne baissa pas le regard alors qu’elle les observait en plissant les yeux. Un tel affront lui aurait valu une condamnation sévère dans d’autres circonstances. Mais les circonstances étaient particulières.

— Debout, ordonna-t-elle.

Elle-même se releva en rassemblant les pans de sa large robe noire et descendit les marches de l’estrade. Elle se dirigea vers une porte à double-battant, découpée dans le mur gauche de la salle et dont l’encadrement ouvragé laissait deviner qu’elle s’ouvrait sur un lieu d’importance.

— Suivez-moi.

Elle ne se retourna pas pour vérifier s’ils s’exécutaient et poussa des deux mains les portes de la salle du Conseil des Ministres.

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Edouard PArle
Posté le 20/11/2021
Coucou !
Je me lance dans cette histoire qui suit les champs du Ronan. On voit que ce chapitre d'exposition a été beaucoup travaillé, tu prends ton temps et c'est vraiment soigné.
Le style est assez différent de ton autre nouvelle c'est plus posé. Robin est intriguant ainsi que sa relation antérieure avec Murielle. Je sens qu'ils vont être obligés de partir en mission ensemble. Mais pourquoi ? La lecture du prochain chapitre me l'apprendra xD
Pour les wyvernes, je savais déjà ce que c'est mais il faudrait peut-être mieux le clarifier pour les nouveaux lecteurs. Un glossaire pourrait être utile.
En tous cas, je ne regrette pas d'avoir lu ton autre histoire, je sens que ça va me rendre la lecture encore plus riche.
Quelques remarques :
"se demanda un instant vers pièce" -> vers quelle pièce ?
"d’attendre dans ce petit vestibule, alors Mùrielle attendit." patienter pour éviter la répétition ?.
"Mais les circonstances étaient particulières." je pense que tu peux enlever cette phrase, elle fait doublon avec la précédente.
Un plaisir,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 20/11/2021
J'ai recommencé ce chapitre un nombre incalculable de fois x) Contente de voir qu'il t'a plu ! Merci pour les remarques et bonne lecture pour la suite ^^
Joren
Posté le 30/10/2021
Top ce premier chapitre ! Comme la précédente nouvelle c'est écrit à la perfection en termes de style. J'ai hâte d'avoir de belles surprises à nouveau. Mais j'ai peur que la mort en prenne certains de manière extrêmement injuste encore une fois ^^.
Thérèse
Posté le 31/10/2021
Merci ! J'espère que le texte sera à la hauteur de tes attentes ^^ Eh oui, ça ne sera pas une aventure tranquille... mais je n'en dis pas plus ^^
Joren
Posté le 31/10/2021
Suspens !
Ella Palace
Posté le 26/10/2021
Bonjour Thérèse,


un premier chapitre qui donne l'eau à la bouche. J'ai très apprécié tes idées et ta plume. L'intrigue est bien tenue avec une fin de chapitre qui donne envie de savoir ce qui se trouve derrière ces portes: pourquoi se retrouvent-ils tous à cet endroit surtout en compagnie d'un présumé criminel et quel est le lien entre la protagoniste principale et ce dernier...

Petites remarques:

-« Mùrielle se redressa et rajusta le col de sa robe et la position de son chapeau », je mettrais une virgule au lieu du premier « et ».
-« Mùrielle se demanda un instant vers pièce pouvait s’ouvrir une porte située aussi bas dans le palais », vers quelle pièce.

Au plaisir,

Ella
Thérèse
Posté le 27/10/2021
Bonjour ! Merci pour la lecture et les remarques :) Et bienvenue à Feranth ^^
S.B PEARCE
Posté le 19/10/2021
Un très bon début d'histoire qui me rend impatiente de découvrir la suite, j'ai hâte de voir quelle sera la mission des protagonistes et quel est le lien entre Mùrielle et Ròbin.

Un discours très descriptif qui m'a permis de plonger directement dans l'histoire.
En revanche j'ai une petite question : qu'est ce qu'un wyverne ?

J'ai hâte de lire la suite.
Bonne journée :)
Thérèse
Posté le 19/10/2021
Merci pour la lecture ! Ce commentaire me fait très plaisir, j'ai tellement travaillé sur cette exposition ^^

Dans cette histoire, une wyverne est un dragon de petite taille, qui ne possède pas de pattes avant (seulement des pattes arrière et une paire d'ailes) et ne crache pas de feu !

Merci encore et bonne soirée :)
Vous lisez