1. la papamobile

Il faut voir comme la ville est pleine, il faut voir comme les places sont couvertes de gens sur des mètres et des kilomètres, et il faut les voir être tous tournés dans la même direction.

Les gens sont des milliers et des milliers de jeunes de tous les horizons, ils sont des centaines et des centaines de vicaires et de diacres en civil ou en habit avec aux poignets des bracelets de toutes les couleurs et des breloques qui luisent sous le soleil tapant.

Les rues de Lisbonne, qui il y a une semaine encore n’étaient que des rues dans lesquelles on circule pour aller d’un endroit à un autre, ne sont désormais plus qu’une seule et même salle gigantesque dont les poteaux sont les amas de maisons et le toit, le ciel d’un bleu opaque. La semaine prochaine, elles seront à nouveau aux habitants et aux touristes, mais aujourd’hui, les rues sont une immense église. Ça se voit parce que les jeunes ont des bibles, des t-shirt I love Jesus et qu’ils chantent, en même temps que les enceintes au bruit trop fort, un Alléluia techno.

Les prêtres ne sont pas avec, ils retrouveront plus tard leurs groupes, là, on peut les voir sur les écrans géants qui parsèment les rues et les places. Ils sont au pied de l’immense estrade, celle qu’on devine au loin si l’on a la chance de ne pas être caché derrière un monument, ils sont une foule en habit blanc, ils sont cette fois les fidèles assemblés au milieu d’un prédicateur qui n’est pas encore arrivé.

Tout le monde regarde vers là-bas quand soudain on entend qu’il vient : « François ! François ! » Les gens crient « Regardez, le pape arrive ! » Et en effet, les écrans le montrent, le pape arrive. Il approche sur sa papamobile.

Les foules alors se tassent derrière les barrières qui sont là pour qu’elle puisse passer, la papamobile, ils se bousculent pour mieux voir. Ici, c’est un groupe de jeunes blancs d’un peu moins d’une vingtaine d’années qui se pousse les uns les autres à coup de chaussures bateaux en gueulant en français.
Jeanne est là, au milieu d’eux, une jeune fille aux longs cheveux châtains que le soleil rend roux, qui s’étrangle à moitié contre la barrière parce qu’elle a réussi à passer devant. Elle s’est laissé toucher par l’enthousiasme collectif et elle lance : « Clo ! Ça ? Tu vois ? » Une grosse fille au visage lumineux répond oui sur le même ton et enfonce son bob sur ses courtes boucles brunes en poussant brutalement un garçon qui essayait de prendre sa place. « Tu filmes ? » crie Jeanne. Et en effet, Clo filme.

Les hurlements redoublent alors qu’on entend aux klaxons que le pape approche. En tordant le cou, Jeanne voit arriver la petite voiture blanche avec à son volant un homme en noir, et derrière, debout, un vieil homme courbé, avec son petit chapeau blanc sur la tête. On pourrait croire qu’il sourit mais en fait il plisse les yeux à cause du soleil, et il agite la main comme un automate. Un automate transpirant, écrasé de chaleur.

« On voit les quatre-vingt-dix ans », commente Clo, mais ils continuent quand même à tous l’acclamer. Et puis, la papamobile dépasse leur groupe et continue de rouler doucement pour saluer des catholiques du monde entier.

Le pape est passé, l’énergie retombe. Ça fait bien une ou deux heures qu’ils attendent sous le soleil, tous, après avoir marché autant pour arriver, alors beaucoup d’entre eux s’assoient et les deux amies font pareil. Jeanne sort un livre. Clo la regarde bizarrement et elle sort son téléphone. En fait, Jeanne voudrait faire pareil mais elle n’a pas de batterie et elle n’y voit rien avec les reflets du soleil. Elle échange un sourire avec une dame à sa droite, une coréenne apparemment.

Et d’un coup, les enceintes font retentir les notes d’un hymne joyeux en l’honneur de la Vierge Marie, et d’un pénible mouvement, les jeunes se relèvent. C’est le début de la messe.

Et le pape va parler.

Quand la musique cesse, les adultes accompagnateurs allument des petites radios qui vont diffuser en direct le discours du pape traduit dans les différentes langues. Il faut s’y retrouver, avec les radios françaises, allemandes et coréenne qui se chevauchent. Mais Jeanne en entend quand même quelques mots.

Le pape dit à tout le monde bienvenue aux Journées mondiales de la jeunesse. Il rappelle que c’est un rassemblement qui a lieu tous les quatre ans, et qui réunit des jeunes entre 16 et 30 ans venus du monde entier, et cette année, ça se tient à Lisbonne, et il est on ne peut plus fier de voir toute cette jeunesse catholique rassemblée pour célébrer le Christ, qui est mort et ressuscité par amour pour nous. Et puis, il dit qu’il va lancer la messe et qu’il les bénit tous.

Au nom du Père. Et du Fils. Et du Saint-Esprit. Et là, des centaines de milliers de jeunes posent la main sur le front, sur le cœur et sur leurs deux épaules, et disent Amen, tous en même temps. En mémoire d’un mec qui, il y a deux mille ans, a dit être le Fils de Dieu.

Alors qu’en fin tout le monde s’assoit, Jeanne lève la tête, les yeux fermés. Autour d’elle, un garçon a ressorti son téléphone, un autre discute avec son voisin et une fille essaye de se faire de l’ombre avec un pull.

« Seigneur ? appelle Jeanne. Tu es là ? »

Elle attend un peu. Normalement, il devrait être là, puisque tous ses gens sont venus exprès pour lui. Alors, elle le cherche, et laisse la lumière et la chaleur pénétrer ses paupières. Et enfin, elle l’entend au fond d’elle.

Je suis là, Jeanne. Je suis toujours là.

Alors enfin, elle peut sourire, et enfin, ses épaules se relâchent.

« Seigneur, reste avec moi quelque minutes. Ça m’a manqué aujourd’hui un moment avec toi. »