1. L'achat

Cette histoire pourrait être mon histoire – après tout, c’est moi qui la raconte. Mais elle pourrait aussi être celle de ma sœur Renée, ou bien celle de Maddy, Lucy, Nathan et même Lord Colin Fenring. Oui, cette histoire pourrait être l’histoire de beaucoup d’autres. Mais ça n’est pas le cas : c’est l’histoire de Lady Séréna Merlette.

Lorsque je rencontrai lady Merlette pour la première fois, il existait trois façons pour les Handasiens de se procurer des domestiques birdéliens. La première option consistait à s’adresser à une agence domestique, qui formait les Birdéliens à toutes sortes de tâches, allant des travaux des champs aux travaux ménagers, en passant bien sûr par la cuisine. Les agences domestiques étaient un gage de qualité et ne se privaient pas de pratiquer des tarifs exorbitants. La deuxième option, plus répandue pour son rapport qualité-prix, consistait à se tourner vers un orphelinat pour acquérir un Birdélien encore jeune qu’il faudrait ensuite éduquer. Enfin, la dernière option reposait sur l’achat de prisonniers de guerre ; hasardeuse et dangereuse, seuls les petits propriétaires handasiens y recouraient.

Lorsque Lady Merlette arriva à l’orphelinat où je logeais avec ma sœur, sa réputation l’avait précédée. Lady Merlette était une jeune femme célibataire, qui avait perdu son frère aîné à la guerre et qui gérait seule ce qui restait des biens de son père. Ce dernier, après avoir fait fortune dans l’agriculture en tant que propriétaire terrien de campagne, avait amassé assez d’argent pour obtenir son titre de noblesse et s’installer en ville une dizaine d’années avant sa mort. La manière dont Lady Merlette traitait ses domestiques birdéliens était devenue une légende. Sévère et cruelle, on racontait qu’elle ne laissait passer aucune faute, aussi insignifiante soit-elle. Là où d’autres Handasiens préféraient régler leurs problèmes birdéliens en privé, Lady Merlette n’hésitait pas à battre ses domestiques devant ses invités si la moindre goutte de thé était renversée. C’était une habituée des agences domestiques et des orphelinats : les Birdéliens ne faisaient jamais long feu chez elle et finissaient toujours par disparaître un jour où l’autre. Lady Merlette les usait jusqu’à l’os.

— Tais-toi ou Lady Merlette viendra te chercher !

Son nom seul était devenu une menace pour nous, jeunes orphelines de guerre. Même nos aînées l’utilisaient dès qu’elles le pouvaient pour nous faire peur ou nous chasser lorsqu’elles étaient agacées. Si les gouvernantes handasiennes n’en faisaient rien, j’étais sûre qu’elles n’en pensaient pas moins.

Le jour où Lady Merlette fit son apparition dans notre orphelinat était un jour de présentation ordinaire. Trois fois par semaine, le matin, nous étions exposées dans le salon, une pièce vide aux murs nus possédant une unique fenêtre qui donnait sur la rue. Nous portions toutes un numéro, cousu sur le devant de notre robe, et nous devions supporter, quatre heures durant, les regards des propriétaires handasiens qui se succédaient dans le salon. Des femmes, parfois accompagnées de leurs maris ou d’un médecin de famille, nous examinaient sous toutes les coutures, soulevant nos ailes, observant nos dents, nos bras, nos jambes et nos oreilles. Elles faisaient leurs achats et revenaient les chercher après-midi alors même que l’orphelinat leur faisait sauter le repas – on ne nourrit pas une orpheline birdélienne dont on n’a plus la charge.

Ce jour-là, c’était la directrice de l’orphelinat elle-même – une femme déjà ridée et grisonnante, revêche mais toujours bien mise – qui dirigeait la présentation. Cela faisait déjà deux heures que nous étions debout, alignées contre le mur à regarder les maîtresses de maison défiler devant nous. J’avais peur, comme toujours, car je craignais d’être séparée de ma petite sœur Renée. Mais j’avais appris que nos ailes translucides et grossières comme celles d’une mouche, n’intéressaient que peu de monde : les femmes handasiennes préféraient largement les ailes de papillon. L’orpheline qui avait suscité le plus d’intérêt ce matin-là était Garance, dont les ailes noires tachetées de blanc et les manières exemplaires retenaient l’attention de tout le monde.

La directrice décrivait des allées et venues devant notre rangée bien sage, faisant de temps à autre claquer sa badine entre ses mains. Déjà fatiguée par l’attente, Renée me tenait la main en se pendant à mon bras et j’essayais de la redresser dès que la directrice arrivait à notre niveau.

— Lady Séréna Merlette, annonça le majordome birdélien de l’orphelinat.

Nous nous plaquâmes toutes un peu plus contre le mur – même Garance. Je m’attendis à beaucoup de choses, mais certainement pas à la femme parfaitement ordinaire qui pénétra dans la pièce. La taille réhaussée d’un corset, elle n’était pas très grande et portait une longue jupe d’un vert sombre ainsi qu’un chapeau assorti ; ils faisaient ressortir la couleur de bronze de ses cheveux attachés en un chignon bas. Elle s’appuyait sur une canne de bois brun et verni au pommeau d’ivoire, qui lui donnait l’air plus vieux que ce qu’elle ne l’était réellement. J’appris plus tard qu’à l’époque, elle n’avait que vingt-cinq ans.

Elle déboutonna son manteau noir, laissant voir une chemise blanche, une ceinture épaisse et un petit médaillon d’or. Elle était accompagnée d’un homme de son âge, que je pris d’abord pour son mari – un mari dont la rumeur n’aurait pas encore appris l’existence. Il portait un costume sobre mais d’excellente facture et sous son haut-de-forme qu’il avait retiré, ses cheveux noirs et brillants étaient en bataille. Il s’agissait de Lord Colin Fenring et aucun lien romantique ne le liait à Lady Merlette. Ils partageaient toutefois une amitié sincère, que quinze ans de compagnie commune n’étaient pas parvenus à altérer.

Lady Merlette parcourut notre rangée du regard. Ses yeux bruns étaient sombres et dénués de toute compassion. Elle désigna Garance du menton.

— Révérence, commanda-t-elle.

Garance s’avança de deux pas, attrapa les coins de sa jupe et s’inclina gracieusement. À seize ans, Garance pouvait porter une jupe longue, contrairement à nous les plus jeunes, qui étions cantonnées à des robes dévoilant nos chevilles. Je trouvai que le vêtement lui donnait un air encore plus solennel. Plus prêt à l’emploi.

Lady Merlette fit la moue.

— Ailes, ordonna-t-elle.

Et Garance étendit ses ailes, ses magnifiques ailes de papillon noires et blanches dont j’avais toujours été, je l’avoue, un peu jalouse.

Lady Merlette eut un hochement de tête appréciateur et la directrice s’approcha en se tordant les mains.

— Plusieurs dames ont déjà posé une option sur ce numéro, glissa-t-elle.

Il n’était pas rare que plusieurs propriétaires handasiennes se disputent une orpheline birdélienne. C’était surtout fréquent pour les jeunes filles plus âgées et dotées d’ailes de papillon comme Garance. Elles étaient belles et présentaient bien dans les salons. Sous ses airs gênés, la directrice guettait l’occasion de faire grimper les prix.

Lady Merlette pinça les lèvres.

— Mais nous pouvons nous arranger, bien sûr, dit la directrice.

— Bien sûr, répondit sèchement Lady Merlette.

Elle se désintéressa de Garance pour reporter son attention sur une autre Birdélienne, tout juste arrivée à l’orphelinat et dont je n’avais pas encore réussi à retenir le nom. Elle lui fit réciter une prière handasienne et l’interrompit lorsqu’elle hésita.

— Vous, révérence.

Avec horreur, je me rendis compte que c’était moi que la Lady désignait cette fois-ci. Je m’avançai de deux pas, comme Garance quelques instants auparavant, et m’inclinai. Déséquilibrée par le poids de Renée toujours accrochée à ma main, je vacillai.

En me redressant, je surpris sur moi je regard furieux de Garance. Lady Merlette avait certainement largement de quoi dépasser d’autres offres concurrentes pour obtenir la Birdélienne aux ailes noires, mais Garance était – comme nous toutes – terrifiée à cette idée. Elle avait vu en moi une chance d’échapper à Lady Merlette et à sa terrible réputation et je l’avais déçue – j’allais sans doute le payer, plus tard, lorsque tout cela serait terminé. Suffisait-il que je fasse une piètre démonstration pour avoir la paix ? La directrice ne me laisserait pas m’en sortir sans correction, mais n’était-ce pas préférable à la disparition certaine que promettait la maison Merlette ? Mais alors, comment pourrais-je également en préserver Renée ?

— Le thé, commanda Lady Merlette.

Pour tout meuble, le salon où nous nous trouvions possédait une petite table à thé et un chariot de service vers lequel je me dirigeai, toujours suivie par Renée. La directrice nous sépara d’un geste sec et renvoya Renée s’aligner contre le mur. Je l’entendis se mettre à pleurnicher derrière moi.

M’empêchant de regarder vers elle, j’amenai le chariot de service au centre de la pièce, y prélevais la théière et versai le thé dans une tasse. Les dents serrées, je n’eus pas besoin de beaucoup me forcer pour faire trembler mes mains et en répandre la moitié à côté. Lady Merlette renifla avec mépris.

— Ça ira, dit-elle. Et l’autre ? poursuivit-elle en désignant Renée derrière moi. Elle sait faire quelque chose ?

Cette fois, la directrice ne feignit pas son embarras. Elle se tordit les mains si fort que je crus qu’elle allait se retourner les poignets et répondit du bout des lèvres :

— La révérence, bien sûr, marmonna-t-elle. La poussière, pratique pour les petits endroits.

— Je vois.

La Lady se tourna vers son compagnon, qui jusqu’à présent s’était tenu à l’écart, absorbé par l’intérieur de son haut-de-forme.

— Colin, tu peux vérifier leurs ailes ?

Lord Fenring s’avança et s’agenouilla en face de nous. Je lus dans ses yeux quelque chose d’étrange, que je n’avais jamais lu auparavant dans des yeux d’Handasien posés sur moi. De la gêne.

— Milady, vous n’envisagez tout de même pas… ? disait la directrice derrière lui. Ces deux incapables sont le déshonneur de mon établissement. Pourquoi ne poseriez-vous pas une option sur le numéro un ? Je suis absolument sûre que nous pourrions trouver un terrain d’entente avec les autres Ladies.

Lady Merlette la fit taire d’un regard agacé et elle se recula dans le fond de la pièce. Je réalisai que c’était la première fois que je voyais un Handasien se ratatiner devant un autre Handasien. Mais pour être tout à fait honnête, je n’avais pas encore eu beaucoup l’occasion de voir deux Handasiens interagir ensemble.

Ma sœur et moi dûmes nous laisser examiner par Lord Fenring en tremblant. Rien n’échappa à son œil vigilant – ni nos dents blanches, ni nos ailes de mouche, translucides et banales. Nous n’étions pas de beaux spécimens et j’en eus affreusement conscience en cet instant, bien que cela soit une aberration de penser ainsi – nous étions tous des Birdéliens. Pendant un court instant, je crus que Lord Fenring allait nous trouver trop ordinaires pour mériter une vente, mais mon espoir fut vite balayé. Lorsqu’il se releva, son expression était si fermée que je crus avoir rêvé la gêne que j’y avais lu.

— C’est bon, dit-il.

Lady Merlette acquiesça.

— Vous… vous êtes sûre ? insista la directrice. Les deux ? Elles sont jeunes, elles ne vous seront pas d’une grande aide… Je pense que le numéro un conviendrait davantage à vos besoins.

À côté de moi, Renée geignait toujours. Elle essuya son visage couvert de morve sur sa manche et renifla bruyamment. Je me ratatinai sous le regard de Lady Merlette avec l’envie de me fondre dans la tapisserie.

— Je préfère les prendre les plus jeunes possibles, répondit la Lady sans me lâcher des yeux. Ça leur évitera de prendre des mauvaises habitudes. Avec ces créatures-là, il faut commencer tôt. Et bien que vous leur fournissiez un semblant d’éducation ici… eh bien, je doute que nos standards soient les mêmes, madame.

Bouche bée, la directrice ne répondit rien. Elles quittèrent le salon de présentation, suivies Lord Fenring, pour aller négocier notre prix de vente. Dans les yeux de Garance, je surpris un soulagement profond mêlé d’une lueur de triomphe. Si elle n’était pas vendue dans l’année, elle finirait par être acquise par l’État handasien, mais tout valait mieux que de se retrouver dans la maison Merlette.

J’étais morte de peur, terrifiée à l’idée de ce que Lady Merlette pouvait nous réserver. Dans quelques heures, elle viendrait nous récupérer, et notre calvaire commencerait. Alors même que j’avais souhaité de toutes mes forces de ne pas être séparée de Renée, je regrettai qu’elle soit désormais entraînée avec moi.

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Tac
Posté le 09/07/2022
Yo !
Un début prenant, une écriture efficace qui va au but... je me demande si on en apprendra plus sur le passé des deux soeurs !
J'ai une petite interrogation, telle qu'est formulée la scène, au début j'avais l'impression qu'il y avait, mettons une petite dizaine, d'enfants à présenter, mais finalement seulement 4 sont citées, aucun autre enfant, me^me rattaché à un groupe, n'est mentionné. Du coup ça me fait bizarre que l'héroïne ne se souvienne pas du nom de la quatrième birdélienne qui vient juste d'arriver...
Plein de bisous !
Thérèse
Posté le 25/08/2022
Hello et merci pour ta lecture ! La narration se fait longtemps (plusieurs années) après la scène, la narratrice ne se souvient plus de tout le monde ^^
Edouard PArle
Posté le 02/05/2022
Coucou !
Je viens voir cette histoire en attendant de découvrir le troisième volet de ton histoire fantasy. Pour l'instant, c'est très différent mais je ne suis pas déçu. J'aime beaucoup l'univers fantastique qui est mis en place, avec naturel et sans longueurs. On rente directement dans l'action et dans l'univers.
La lady est un personnage très intéressant. Mais je suis étonné de l'amorce de début qui dit que l'héroïne est elle et pas la narratrice. Ca m'intrigue un peu j'avoue xD
"eh bien, je doute que nos standards soient les mêmes, madame." jolie punchline xD avec le petit dame qui va bien en plus^^
Sinon j'adore le raisonnement qui l'amène a choisir les deux plus jeunes, simple et efficace.
Hâte de me lancer dans la suite,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 08/06/2022
Hello et merci pour ta lecture ici !
Aspen_Virgo
Posté le 07/01/2022
Bon...(jour haha c'est bien la politesse^^) Ton histoire me faisait de l'oeil dès le titre (et sa très jolie couverture). J'avoue ne pas être déçu du tout ;) ton écriture est fluide, la narration agréable, on plonge doucement dans un univers fantastique qui donne très envie de lire la suite !
Merci beaucoup :D
Thérèse
Posté le 09/01/2022
Bonjour et merci pour ton passage ! J'espère que la suite te plaira ^^
Deslunes
Posté le 06/01/2022
C’est un excellent début, très prometteur alors je poursuis ma lecture.
Quelques coquilles mais il y en a toujours malheureusement, nous en sommes tous là !
de son père. ce dernier - de son père. Ce dernier (majuscule)
alors-même – alors même (ce n’est pas un mot composé)
ses magnifiques ailes de papillon noires et lanches - noires et blanches (je suppose)
y prélevait la théière - y prélevais la théière
notre pris de vente - notre prix de vente
Si elle n’était pas dans vendue dans l’année - Si elle n’était pas dans vendue dans l’année
Thérèse
Posté le 09/01/2022
Merci pour ta lecture et pour le repérage des coquilles ^^
Pamiel
Posté le 28/12/2021
Bonjour Thérèse.

Je déniche ton histoire tout à fait par hasard et je ne puis dire qu'une chose. C'est fantastique ! Quelle écriture ! Quels personnages hauts en couleur, qui promettent un récit et des rencontres captivantes ! Je n'ai pas cessé de retenir mon souffle à la lecture. Je suis époustouflée - et je me répète, alors voici les quelques coquilles que j'ai relevées.

"des biens de son père. ce dernier" --> C majuscule

"Elles faisaient leurs achats et revenaient les chercher après midi alors-même que l’orphelinat les faisait sauter le repas" --> petite coquille je crois dans la formulation, "revenaient les chercher l'après-midi alors même que l'orphelinat leur" ? Par ailleurs, la phrase juste après celle-ci est glaçante. Elle consolide très bien l'impression que les birdéliens n'ont pas d'autre valeur que celle d'esclaves à leurs yeux. J'ai frissonné. "On ne nourrit pas une orpheline birdélienne dont on n’a plus la charge."

"Il s’agissait de Lord Colin Fenring et aucun lien romantique ne le liait à Lady Merlette. Ils partageaient toutefois une amitié sincère, que quinze ans de compagnie commune n’étaient pas parvenus à altérer." Je ne peux pas dire à quel point j'adore ce passage. On sent, en deux phrases, tout ce qui les relie. Pour moi, les personnages sont l'essentiel d'une histoire. Et là, tu m'as sévèrement accrochée en si peu de mots ! Brillant.

Franchement, chapeau bas. J'ai hâte d'en lire davantage.
Thérèse
Posté le 29/12/2021
Bonjour Pamiel et merci pour ce commentaire !

Ça me fait plaisir que ça te plaise et j'espère que la suite te plaira aussi ^^
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