1. L'agriculteur

— Disons qu’il est mort, mais pas autant qu’on l’espérait. 

Malo rentra la tête dans ses épaules comme une tortue apeurée tandis que le rire franc de l’agriculteur explosait. Le vieux venait de décapiter un canard. L’oiseau marchait encore. Sous le choc, Malo posa une main sur sa nuque pour vérifier que sa tête était bien rattachée au reste de son corps. Quand l’animal tomba enfin, le rire du fermier s’estompa. 

— Eh, p’tit ! Ç’aurait pu t’être dans un bouquin à ton père, ça ! L’est pas mal, hein ? 

Malo ne répondit pas. Ses grands yeux d’enfant observaient le canard sans vie. Pourquoi ? Il lui semblait encore entendre son cri. C’était son ami. La veille, il lui avait donné́ du grain dans sa cage et aujourd’hui, il était mort, tué par cet homme. Malo le détestait mais n’osait pas bouger. Il attendit que le fermier ramasse l’oiseau coupé en deux pour s’enfuir sans regarder derrière lui. La voix caverneuse parvint tout de même à ses oreilles. 

— Tant qu’j’y suis, tu veux pas que j’t’apprenne à l’plumer ! 

Un nouveau rire transperça son crâne. Un rire méchant. Comment pouvait-on se moquer d'un animal mort ? C’était quelqu’un d’horrible. Il faisait croire aux animaux qu’il était leur ami, les nourrissait et, du jour au lendemain, les tuait. Ça n’avait pas de sens. 

Quand il arriva sous le porche de son père, Malo freina sa course, les joues noyées de larmes. Trop d’émotions l’envahissaient. Il était essoufflé. Et triste. Et il avait peur aussi. Il se savait seul, pourtant son cœur battait fort, ses mains tremblaient et sa gorge était sèche. Quelle différence y avait-il entre un canard et lui ? Et si le voisin entrait dans sa chambre, un couteau à la main... Non. Il avait tué́ le canard parce qu’il voulait le manger. Lui, c’était un petit garçon. On ne mange pas les petits garçons. 

Malo avait cinq ans, il comprenait la différence, mais même s’il adorait venir voir son père, ce voisin le terrifiait. 

La nuit passée, il s’était réveillé en sursaut. Un type hurlait. Il avait vite compris que c’était un mauvais rêve mais ne s’était pas rendormi tout de suite. Les cauchemars le surprenaient de plus en plus souvent, surtout chez Papa. 

Tu as beaucoup trop d’imagination, mon trésor ! expliquait Maman. Comme ton père, rajoutait-elle quand elle était contrariée. Et ce n’était pas un compliment, Malo le savait. Si Maman avait quitté Papa, c’était bien qu’elle ne l’aimait plus. Elle avait eu beaucoup d’amoureux depuis : Colin, Xavier, Dario... Maintenant, c’était Guillaume qu’elle aimait. Malo, lui, préférait son père. Papa était mille fois mieux. Il racontait des histoires comme personne. Avec des pirates, des fées, des sorcières et parfois même des monstres. C’était toujours une aventure un week-end avec Papa. Il était “faiseur d’histoires”. 

Pour dire vrai, Papa était écrivain mais Malo n’arrivait pas toujours à le prononcer correctement. Quand sa langue refusait de coopérer, il ne luttait pas. Cinq ans, c’était bien peu pour tout savoir. Il ne faudrait pas que son cerveau explose ! Déjà̀, à l’école, alors que les autres peinaient à reconnaitre les lettres, lui savait déjà lire. Il déchiffrait à la vitesse d’un escargot mais peu lui importait, ça viendrait. Et une fois que la lecture serait devenue facile, il pourrait lire les livres de Papa. 

Posté sous la fenêtre de son père, Malo leva la tête. Le bureau de Papa était la seule pièce de la maison qui lui était interdite. Papa craignait qu’il abime ses livres ou qu’il dessine sur ses textes. D’ailleurs, qu’écrivait-il en ce moment ? Un livre pour enfant ou un roman qui faisait peur ? Comment il disait déjà ? Frileur ? Trileur ? Encore un mot compliqué. Papa n’était pas méchant mais ses livres donnaient la “Jer de boule”. Comment Papa réussissait-il à faire peur aux gens ? Les films, ça faisait peur, ça oui, parce qu’il y avait des images mais pour les livres c’était dans la tête. Et, comme le répétait souvent Maman, l’imagination ne devait pas effrayer, seulement faire rêver. 

 

Un cri lointain sortit Malo de ses pensées. Il se releva et, afin de regarder à travers la fenêtre, se hissa sur la pointe des pieds. Le bureau était vide. Papa ne travaillait pas. Seuls des meubles emplissaient les lieux mais les meubles, ça ne crie pas. Et si la magnifique bibliothèque de Papa avait quelque chose à dire, elle ne le ferait pas en hurlant. Elle le dirait calmement comme on raconte une histoire. Mal à l’aise, Malo déglutit avec difficulté. Si ses cauchemars apparaissaient même quand il était réveillé, il ne ferait bientôt plus la différence entre un rêve et la réalité. 

C’était à cause du voisin tout ça ! Il ferait du mal aux autres animaux, c’était sûr. Malo devait agir. Arrêter de cogiter et agir. Mais comment ? Si Papa n’était pas dans son bureau à écrire, c’était qu’il se reposait. Peut-être dans sa chambre, peut-être dans le salon. Malo ne devait pas le déranger. Sans prendre le temps d’établir un plan de bataille, il quitta la fenêtre de son père et fila devant la clôture du fermier. Le clapier renfermait plusieurs lapins fatigués. Il courut se cacher derrière un arbre pour observer de plus près. Le voisin n’était pas dehors. Il devait sûrement faire encore plus de mal au canard. 

J’te déteste ! 

Malo tapa du pied ; il n’avait pas pu sauver le canard mais aiderait les lapins. 

À la fois agent secret et super héros, il vola de cachette en cachette. Quand ce n’était pas un arbre qui le dissimulait, c’était une grosse pierre ou un bout de clôture. Très vite, il atteignit les cages et, d’une main assurée, libéra tous les lapins. 

J’ai réussi ! 

Mais les lapins ne bougeaient pas. Comme s’ils étaient mieux dans leur cage. Comme s’ils attendaient la mort. 

— Allez, zou ! Zou ! Courez !

Tant que les animaux restaient dans leur prison, la mission serait un échec.

— Pourquoi vous partez pas ? Il va vous manger !

Les museaux remuaient mais les yeux rouges des lapins étaient inexpressifs. Alors que Malo bataillait pour leur survie, un éclat de voix résonna.

— Sale petit merdeux ! Tu m’voles mes lapins ! Attends diable que j’t’attrape !

Malo se retourna et ne put contenir sa peur. Il mouilla son pantalon.

Couteau à la main et tablier taché de sang, le voisin fondait sur lui comme un aigle sur sa proie.  

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