1 - Le Bateleur

Notes de l’auteur : ‘Any true wizard, faced with a sign like “Do not open this door. Really. We mean it. We’re not kidding. Opening this door will mean the end of the universe,” would automatically open the door in order to see what all the fuss is about. This made signs rather a waste of time, but at least it meant that when you handed what was left of the wizard to his grieving relatives you could say, as they grasped the jar,’We told him not to.’

—Terry Pratchett, The Last Continent

 

Jeudi 23 février 1989

 

La pluie battait contre la bâche qui barrait l’entrée de la grotte. Parfois, une bourrasque agitait le plastique qui claquait d’un bruit sec. Le ronflement monotone du groupe électrogène mobile, placé à droite de la bouche de la caverne venait ajouter une couche de lourdeur supplémentaire à l’ambiance.

À genoux sur un coussin en caoutchouc d’un orange délavé, l’œil gauche fermé et le droit rivé contre le viseur d’un appareil photo à l’objectif imposant calé sur un trépied, Aleph reniflait.

Plus loin, allongé dans le coin le plus reculé de la grotte, Guillermo éternua violemment.

« Et merde, merde, merde !

— C’est le cas de le dire, ricana Aleph sans que son visage s’éloigne de son reflex.

— Heureusement que j’ai mis un masque. Dommage qu’il soit désormais plein de morve et que j’ai laissé le reste du stock à l’appartement. Demain, c’est toi qui t’y colles, aux latrines. Moi, je rentre avant que ce rhume ne se transforme en pneumonie, assena Guillermo bougon. »

Aleph soupira. Cette grotte semblait posséder le même pouvoir de nuisance sur les archéologues qu’un tombeau maudit de pharaon égyptien. Sa fouille officielle n’avait commencé que depuis une semaine et déjà 6 membres de l’équipe, de 7 paléontologues, archéologues et assistants, dépêchée par le Centre National de Préhistoire avaient jeté l’éponge pour diverses raisons.

Guillermo, le dernier lâcheur en date, quittant le recoin de caverne qu’il avait occupé toute la journée, s’était installé au centre de la salle. C’était le seul endroit où la voûte était assez haute pour accommoder sa longue carcasse sans qu’il y perde une touffe de son épaisse tignasse brune et bouclée. Debout devant une table composée de deux tréteaux et de deux planches en pin, il rangeait déjà son matériel et les échantillons collectés. Il avait tenu deux jours de plus que les autres.

« Tu as bientôt fini ? demanda-t-il avant d’éternuer une nouvelle fois puis de se moucher bruyamment. Aleph attendit patiemment que les éructations de son collègue cessent de résonner dans l’espace.

— Encore quelques photos de la scène de chasse et je peux remballer. Tu vas vraiment partir ?

— Oui. Je n’ai pas besoin d’avoir validé un doctorat en médecine pour entendre mes bronches se noyer dans le mucus. En rentrant, tu me déposes devant le cabinet du bourg. Dès que j’ai mon certificat, je retourne à l’appartement, je fais mon sac et je file à la gare. J’espère qu’il reste un train pour la capitale. Demain, je descends à Périgueux, je passe donner mon arrêt de travail et les premiers échantillons au laboratoire de palynologie et je vais me coucher avec un grog et une bouillotte jusqu’à nouvel ordre.

— Et tu me laisses ici, seul pour 15 jours, à faire le boulot de 6 personnes sans supervision. J’entends d’ici les cris d’orfraie dans les bureaux de la hiérarchie, grogna Aleph en ponctuant sa phrase d’une dernière pression sur le déclencheur de l’appareil.

— Je me charge de “Madame” lundi. Elle te fera peut-être rentrer en avance. Sans vouloir te vexer, je préférerais que tu ne te mêles pas de récolter les échantillons pour la sédimentologie avant le retour de Pascale. Tu devrais pouvoir t’occuper encore quelques jours avec les relevés topographiques et les images.

— Mmmh… »

Aleph éteignit l’appareil photo et se pencha en avant pour le désolidariser de son trépied. C’est en avançant vers la paroi qu’il nota dans une fente de la pierre un détail qui n’avait pas lieu d’être. Un peu en dessous et à droite de l’unique peinture rupestre de la salle qu’ils fouillaient se trouvaient quelques plis rocheux. Glissé dans un interstice de minerai, un coin jaune dépassait. Du papier ?

L’endroit venait d’être fraîchement mis au jour. La probabilité d’un promeneur indélicat venu abandonner des immondices était faible, et aucun de ses collègues n’était assez maladroit pour laisser traîner des notes sur un site. Le vent peut-être. Cette salle était la première de la grotte et, depuis que l’entrée avait été agrandie, passant de la taille de l’ouverture d’un terrier de lapin à un passage suffisamment large pour laisser entrer aisément humains et matériel, la bise y circulait beaucoup plus facilement, en dépit du couloir en coude qui y menait.

Du bout des ongles, Aleph tira le papier qu’il extirpa sans encombre de son écrin de pierre. C’était une carte à jouer en carton. Elle était visiblement vétuste, mais pas assez vieille pour justifier sa présence dans une caverne qui n’avait vraisemblablement pas vu d’humanoïdes depuis l’homme de Néandertal. Derrière lui, Guillermo renifla et se fraya un passage jusqu’à la sortie. Aleph toujours à genoux fut tiré de sa torpeur lorsque son directeur de chantier jura en espagnol, une bourrasque venant de lui renvoyer la bâche trempée en pleine figure.

« Aleph ! Un peu d’aide serait la bienvenue ! »

Le spécialiste d’art pariétal glissa prestement la carte dans une pochette plastifiée du classeur posé près de lui, se redressa en grinçant des dents, les genoux ankylosés par de longues minutes d’immobilité et il claudiqua jusqu’à l’entrée de la grotte.

Dehors, le vent semblait plus fort qu’à leur arrivée quelques heures plus tôt. Le ciel avait pris un teint de plomb virant au noir à l’horizon et la pluie, une bruine ennuyeuse ce matin, tombait maintenant drue et dure verticale ou inclinée au gré des rafales. Guillermo, la caisse d’échantillons dans les mains descendait l’étroit sentier caillouteux vers le chemin de campagne où la camionnette était garée. Aleph accéléra le pas pour le rejoindre et lui ouvrir les portières. Pendant 15 minutes, en silence et avec la rapidité et la coordination qu’ont les personnes accoutumées à répéter ensemble les mêmes gestes, les deux hommes chargèrent trouvailles et matériel dans la camionnette. Ensuite, ils éteignirent le groupe électrogène et condamnèrent l’entrée de la grotte avec deux grands rectangles de bois sécurisés par une chaîne cadenassée à des pitons. Le tout ne résisterait pas à une bonne pince et un peu de muscles, mais c’était un rempart suffisant contre les animaux et les visiteurs trop curieux.

En s’installant sur le siège passager avec un soupir encombré, Guillermo lança à Aleph qui achevait de fixer les projecteurs à l’arrière du véhicule : « Conduis, je ne suis pas en état.

— Je ne comptais pas te laisser prendre le volant, assura Aleph. Tu es d’une pâleur effrayante. »

Il ferma la porte et s’installa derrière le volant avec un soupir de soulagement. Après s’être débarrassé de sa parka trempée et avoir ramené en arrière ses cheveux mouillés, il manœuvra pour, de la petite route de terre qui devenait fort boueuse, rejoindre la départementale qui courrait au milieu de nulle part, jusqu’à la bourgade la plus proche, où ils logeaient le temps de leur mission.

La seule fréquence que l’autoradio de la camionnette captait sans trop de statique ne semblait diffuser que des ballades romantiques. Aleph se surprit à fredonner le refrain d’« Oh Mandy » à l’unisson avec Danny Manillow. Saisi d’un embarras fulgurant, il n’eut cependant pas à regarder le passager pour s’assurer de n’avoir pas été pris en flagrant délit de mièvrerie. Un violent ronflement couvrit soudain la mélodie.

 

***

 

Les 20 minutes de trajet s’achevèrent sur la place centrale du bourg devant la porte de l’unique médecin. Guillermo s’éveilla à l’extinction du moteur. Il parut surpris en regardant dehors. Il semblait faire nuit alors que l’église sonnait 15 h.

Aleph regarda son compagnon sortir de la voiture et trotter, courbé contre le vent et la pluie jusqu’à la lourde porte en bois ornée d’une plaque dorée puis ralluma la radio, espérant que la salle d’attente n’était pas trop emplie.

L’antique Renault Estafette du centre n’était pas le véhicule le plus confortable pour une longue attente et si grâce à ses épaisses chaussures de randonnées ses pieds étaient toujours au sec, la pluie avait détrempé son jean et il commençait à avoir froid. Après quelques tâtonnements sur les boutons de l’autoradio, le familier « France Info, la plus info des radios. » résonna dans la cabine. Le slogan était ridicule, mais une minute de plus du dernier tube de Patrick Bruel aurait eu raison d’Aleph. Les yeux mi-clos, il se laissa bercer par les remaniements ministériels en cours, les nouvelles nominations au Conseil Constitutionnel. Les débats faisaient toujours rage sur la fatwa lancée contre Salman Rushdie, quelque part en Irlande, l’IRA avait fait sauter un bus, encore, les nouvelles étaient floues. À l’autre bout du monde, le gratin diplomatique mondial se préparait à enterrer Hiro Ito. Le referendum constitutionnel en Algérie semblait se passer sans trop de conflits, Guillermo serait content d’y voir un peu de paix après les émeutes d’octobre dont il avait été témoin involontaire. Il avait quelques cousins à Oran et ceux-ci, souvent trop vocaux contre le FNL pour leur bien, avaient justement invité Guillermo en octobre. Les vacances avaient été mouvementées.

La présentatrice de la météo annonçait une tempête dans la Manche, avec des rafales à 120 km/h, le Limousin serait également touché, dans une moindre mesure. Aleph regarda le ciel et se demanda si les planches qui gardaient l’entrée de la grotte tiendraient le coup contre des rafales plus violentes. Peu importait au demeurant, le coude de l’entrée protégeait la première salle et l’altitude prévenait tout risque d’inondation. Quant au groupe électrogène, il avait surement vécu pire. Aleph commença à s’assoupir.

 

***

 

Guillermo entra soudain dans l’Estafette, invitant avec lui une bourrasque humide et glacée qui tira efficacement le chauffeur de sa torpeur.

« Influenza. La pharmacie est au bourg voisin. Ça t’ennuie ?

— Non. Mais ne m’embrasse pas en guise de remerciement pour mes services de taxi. Je n’ai encore jamais attrapé la grippe et j’aimerais ne pas l’ajouter à mon palmarès viral. Cela étant dit, à part des antipyrétiques, qu’est-ce qu’il t’a prescrit ?

— Rien. Repos, aspirine et paracétamol, j’ai plus de 39 de fièvre.

— Alors autant rentrer, j’ai tout ce qu’il faut dans ma trousse de toilette. Je te laisse quelques cachets pour la route, tu emballes tes affaires et je t’amène à la gare, si un train part pour Périgueux. »

Guillermo acquiesça et s’enfonça dans le siège passager. Il était engoncé dans sa parka vert bouteille, ses cheveux humides collés sur son front pâle marqué d’un profond trait horizontal et des deux rides du lion. Les plis de peau créaient un symbole pi un peu disproportionné, plus marqué qu’à l’accoutumée. Malade, le directeur de chantier et de thèse d’Aleph semblait plus âgé. Peut-être, pour une fois, faisait-il son âge.

Le trajet du retour fut bref. Aleph entra dans la cour boueuse de l’ancienne ferme où se trouvait leur appartement et gara l’Estafette dans un hangar.

Le vent était de plus en plus violent. Les deux hommes sortirent prestement les échantillons et leurs sacs à dos et sous la pluie battante, traversèrent la cour à pied, dérapant dans la boue et jurant copieusement.

Aleph, sa boîte en équilibre sur une cuisse fouilla le fond de sa poche de parka, y pêcha les clés et ouvrit la porte du logement. L’entrée donnait directement sur l’ensemble salon-salle à manger le plus morne qu’il eut été donné de voir, mais le soupir de soulagement de Guillermo en disait long sur son indifférence aux meubles marrons, au canapé enfoncé et aux murs tapissés d’une horreur grisâtre « imitation crépi ». La pièce, décorée de copies de peintures du même champ à quatre saisons différentes, alignées sur un mur dans des cadres bruns, pour lui ne signifiait que repos et répit.

Leurs parkas sur le porte-manteau, leurs bottes sur une serpillère et les échantillons et sacs posés sur la table basse, les deux hommes s’affairèrent. Guillermo s’invita dans la salle de bain, Aleph l’entendit se moucher puis fouiller dans sa trousse de toilette à la recherche des cachets d’aspirine salvateurs. Pendant ce temps, assistant zélé, il sortit son carnet d’adresses et y trouva le numéro d’appel de la SNCF.

Quelques minutes plus tard, il prévenait Guillermo qu’un train omnibus Limoge — Périgueux l’amènerait lentement, mais à bon port en partant de la gare la plus proche à 17 h 50. Vingt minutes de voiture pour Aleph, mais la garantie pour lui d’échapper au virus de la grippe.

Guillermo, maintenant occupé dans sa chambre à transférer le maigre contenu de sa penderie dans sa valise, accueillit la nouvelle d’un « ah ! » joyeux, suivi d’une quinte de toux atroce.

Aleph grinça des dents et s’affaira à relancer le poêle, hideux comme le reste certes, mais seul élément de mobilier chaleureux et réconfortant dans cette location.

 

***

 

« Bon.

— Tu as une carte ? Il y a peut-être un itinéraire bis ?

— Non. Pas de carte. L’issue du périple est douteuse.

— C’est un euphémisme. »

Garés sur le bas-côté, les phares de l’Estafette braqués sur les deux chênes qui barraient la route, Guillermo et Aleph firent le tour de leurs options. Les cernes de Guillermo se creusaient un peu plus chaque minute et Aleph commençait à se ronger les ongles avec vigueur. 

Cette journée devait finir.

 

***

 

Allongé dans le canapé mou et moche, les yeux dans le vague et profitant sans rien faire de la chaleur du poêle, Aleph écoutait la pluie et le vent jouer contre les volets. Guillermo, après un bol de pâtes et une tisane, avait rejoint son lit sans plus de cérémonie.

Il était à peine 8 h et bien que la fatigue de la journée se fasse sentir, le sommeil n’était pas encore au rendez-vous.

Peut-être que vérifier l’index de ses prises de vues de la journée le motiverait à aller plus vite se coucher.

Aleph, sans se lever attrapa son sac sur la table basse et en tira son classeur de notes. La carte à jouer, glissée dans la première pochette plastique, se rappela à son bon souvenir, ses couleurs vives juraient par-dessus les notes en noir et rouge.

Il la tira sans grande précaution et la soulevant entre le pouce et l’index, à hauteur d’yeux, il l’examina de plus près. C’était une lame de tarot. Un atout, autant que son savoir lacunaire en la matière lui laissait supposer.

Le dessin était ancien, les coloris primaires, le tracé sans grâce, les perspectives absentes. Un homme souriant dans un costume prérenaissance était debout devant une table, semblant manipuler des objets. Un magicien ?

Quant au support, ce n’était pas du papier, mais du parchemin. Même pas un délicat vélin à cela, plutôt un parchemin un peu rêche, tanné par le temps.

Comment cette carte était-elle arrivée dans la grotte ? Un de ses collègues l’avait laissée là, c’était la solution la plus probable. Mais lequel d’entre eux était assez inconscient pour se promener en fouilles avec un document qui semblait avoir toute sa place dans les collections de la BnF ?

Il en parlerait à Guillermo demain. Il s’apprêtait à glisser à nouveau la carte dans la pochette quand un signe dessiné sur l’un des objets posés sur la table du magicien attira son regard :

 

א 

 

C’était la première lettre de l’alphabet hébreu, à savoir : Aleph.

Il fronça les sourcils.

Une bourrasque violente secoua les volets.

Les plombs sautèrent.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
VavaOmete
Posté le 09/07/2020
Eh bien !
On peut dire que tu sais soigner tes entrées en matière !
Une tempête, une grotte mystérieuse, une crève tenace et les plombs qui sautent... Aleph me semble bien mal parti !
Je file lire le 2e chapitre ^^

Petite note en passant :
"depuis une semaine et déjà 6 membres de l’équipe de 7 paléontologues, archéologues et assistants dépêchée par" je pense qu'une virgule après assistants permettrait de mieux comprendre la phrase, sinon on oublie un peu le pourquoi du féminin sur "dépêchée"
Charlie Perahim
Posté le 09/07/2020
Dans le second chapitre on apprend qu'en plus des éléments, les humains se liguent contre le pauvre Aleph, qui est heureusement très résilient !

Merci pour ce retour, j'aime bien quand mes premiers chapitres donnent envie de passer au second !

(Les virgules et moi, une longue histoire de désamour. : ) Merci pour la remarque, je file rendre ça plus lisible. )
Vous lisez