1. Le Brisement (1)

Notes de l’auteur : Le Chapitre 1 a été divisé en 2 le 17/01 pour que vous puissiez reposer vos jolis yeux plus facilement. ✨
J'espère que vous apprécierez cette histoire autant que moi, car elle trotte dans ma tête depuis des années et des années. Il s'agissait originellement du tout premier roman dont j'avais terminé l'écriture, en 2015, mais j'ai décidé de le réécrire depuis et de lui offrir la suite qu'il (je pense) méritait.

Bonne lecture !

«L’émotion est un régime de mouvement qui s’établit dans le cœur sans la permission de la volonté, et qui change soudainement la couleur des pensées. »

                    — Alain (1868 - 1951)

 

«L’homme a longtemps craint que la machine le remplace, sans envisager l’éventualité qu’il remplacerait un jour la machine. »

                    — Auteur inconnu (XXIIIe siècle)

 

 

 

 

«VANADIS. La présence d'un Absinthe a été signalée près de chez vous.

Vous êtes membre des Aspirants au Cœur d'Or. Vous pouvez aider les Enfants au Cœur d'Or en choisissant de prendre part à la Mission désormais accessible. »

«MISSION AB6-QS0 DISPONIBLE

                              CATÉGORIE  : ABSINTHE — NAWFEL O.

                              LIEU : KAVARAN — QUARTIER SOLACE »

«En prenant part à cette mission, vous vous engagez à aider les Soldats au Cœur d'Or ou autres Enfants au Cœur d'Or sur l'un des points suivants :

        • L'identification de la localisation de l'Absinthe en question;
        • L'immobilisation ou la mise en état de nuire, sans vous exposer à l'homicide, de ce dernier;
        • La sécurisation et la protection du quartier concerné ainsi que de ses habitants;
        • La demande de renforts ou de secours par appel ou signal en cas de nécessité;
        • La mise hors de danger et le secours d'éventuels blessés.»

«En cas de validation, votre priorité reste votre corps, âme et cœurtex. Ne vous mettez pas en danger lors de l'exécution de chacun des points mentionnés ci-dessus. Référez-vous à la Charte du Collectif pour plus d'informations sur les risques auxquels vous vous exposez et les droits auxquels vous prétendez. »

«VANADIS. Vous avez choisi de prendre part à la mission AB6-QS0 concernant l'Absinthe NAWFEL O. Pour confirmer, placez votre annulaire sur la pointe de votre cœurtex. »

Sur l'écran de la station d'accueil, les triangles assemblés en cœur grésillent. Mon doigt appuie la queue arrondie de l'organe représenté par ces derniers — mon cœurtex, qui flotte devant ma poitrine — et ils laissent s'échapper une goutte de sang factice.

«Décision validée. »

«Les informations ont été téléchargées sur votre cœurtex. Vous pouvez y accéder à tout moment en tapotant sa pointe et en sélectionnant l'onglet Missions. »

Au seuil de la porte, je balaie le salon et la cuisine du regard dans l'espoir de croiser les yeux de papa, ma principale source d'énergie et de courage. Dissimulés sous une liseuse d'aluminium, des lunettes réfléchissantes et une broussaille de sourcils au garde-à-vous, ils m'observent avec malice et lassitude. Une drôle de combinaison.

— Une nouvelle Mission ?

Avec ce ton désinvolte, il pourrait me proposer du café. A-t-il oublié qu'il me motivait dans tout ce que j'entreprenais ? Rejoindre les Enfants au Cœur d'Or n'était qu’un prétexte. Cette organisation, qui régnait sur Yer'nayin d'une main généreuse, comptait assez de membres et pouvait se passer d'une énième étudiante. Je ne sortais que pour rentrer à son sourire angélique et à sa moustache gominée, surhaussée par la « fierté » que je lui procurais.

Ces derniers mois, voire ces dernières années, il n'avait pas changé d'un poil. Pourtant, une ombre plane sur mon âme — et sur lui. Je le sens dans mes tripes. Me ment-il ? Simule-t-il une satisfaction pour me rendre heureuse en retour ? Je l’ignore. Je ne suis sûre que d'une chose : je ne suis pas heureuse, papa. Je ne le serai pas tant que je n'aurai pas tenu ma promesse et que je n'aurai pas fait honneur à toi et à papy-papy.

Alors en attendant…

— Je vais chasser de l'Absinthe.

— Non, pas « chasser ». Si tu dis ça, tu parles comme ceux qui se fonte couler six bouteilles de bière avant de sortir. Les gens vont se poser des questions.

— Quoi ? gloussé-je. Au pire, j'ai le droit, non ? Allez, à toute.

— Attends, te dérobe pas non plus !

Sa tablette de lecture dévoile sa barbe taillée au couteau à laquelle le quartier voue un culte, puis glisse sur la table basse. Papa manque de trébucher sur un tabouret, entraîné par la hâte de m'enlacer.

Je me laisse fondre.

La chaleur et la douceur de son pull en laine me procureront toujours ce bien-être indicible, accompagné cette fois-ci d'un éclair de détermination infaillible.

En ce jour, je retrouverai l'Absinthe qui terrorise mon quartier et prouverai au monde que je mérite sa reconnaissance.

Ses doigts duveteux m'ouvrent l'entrée, comme à l’accoutumée, mais ma réponse reste la même.

— Je prends mon raccourci.

— Tu vas me faire condamner cette porte, à force.

— Pardon, pardon ! Tu veux que je sorte comme les gens normaux ?

— Non, ne t'en fais pas. Prends soin de toi, mon petit rouge-gorge, souffle-t-il, la voix soudain plus granuleuse et… enrouée d'inquiétude ?

— Je sais faire.

Mes poils se hérissent dès que je le quitte — le froid, l'absence. Hélas, le monde n'attend pas que l'on soit prêts, tout comme les Absinthes n'attendent pas qu’on les attrape et jette en quarantaine. Je détale vers ma chambre où j'ouvre la seule fenêtre qui l'illumine. Dans un coup de vent, mon canif tangue au bord de mon bureau, près d'un amas de photographies. Je le frappe. Il pirouette autour de mes doigts jusqu'à la poche en latex de mon pantalon. Le chuintement continu de Kavaran s'immisce dans la pièce. Mes livres d'ingénierie cordiale, mon maquillage et mes croquis crient mon nom, comme si je ne leur accordais déjà pas assez d'attention. Chacun son tour, mes bébés!

Papa est au courant, mais je colle malgré tout mon feuillet préventif sur la porte.

« Vous inquiétez pas, j'suis pas là! Mais suis-je partie manger des patates, boire un thé ou danser nue dans la fontaine? Pour l'savoir, faudra m'chercher. Mais j'reviendrai, t'façon, alors…»

Ce papier me suit depuis des années. Sortir sans l’accrocher me laisse mal à l’aise. Dire que je l'avais écrit lorsque Laurane faisait partie de ma vie… de notre vie. Pourquoi papa la considérait-il toujours comme la femme de sa vie, après ce qu'elle lui a fait subir ? Que dois-je faire pour la remplacer une bonne fois pour toutes ? Un soupir m'échappe.

Qu'importe.

J’enjambe la rambarde.

Les lierres et les buissons qui cascadent les bâtiments frétillent au gré de la brise. La bouffée d'air que j'inspire fait tomber un peu de neige dans mon corps. Surplombant le monde, le soleil méridien perce de timides nuages. Le gargantuesque dôme de pentagones qui protège la Grande-Gare en reflète les rayons, et leur douceur épouse ma peau. Malgré le cycle éternel de menaces qu’elle reçoit, la ville de Kavaran ne flanche jamais. Elle déjoue toute tentative de l'effriter avec la hardiesse du diamant qu'elle est.

J'aurais bien pris une photo, mais le paysage est déjà gravé dans mes pensées.

Plus bas, quelques aventuriers se prélassent dans l'insouciance. La majorité s'est réfugiée en attendant la neutralisation de l'Absinthe. Je dois m'assurer qu'ils puissent continuer de profiter de leur vie.

Mes bottes et mes doigts gantés glissent le long du bâtiment, rambarde par rampe, pierre par verre, jusqu'à fouler le sol. Deux ou trois gouttes de pluie m'offrent une chiquenaude d'accueil au visage.

— Mademoiselle Vanadis, vous m'entendez ?

                              Ah. Les choses sérieuses commencent.

En deux trois tapotements et autant de clignement des yeux, mon cœurtex et mes lentilles connectées me confirment que cette voix affirmée provient d'un partenaire de Mission, un certain Nolan.

— Je vous écoute, assuré-je.

— Le suspect a été aperçu en dernier dans l'allée commerçante du quartier. Je m'y approche. Où êtes-vous ?

— Deux minutes de là.

Je m'active.

Cette fois serait-elle la bonne ? Mon cœurtex se pâmera-t-il enfin d'or ? Rejoindrai-je l'élite de Yer'nayin ? Succéderai-je à mon père, sous ses applaudissements bouleversés ? Ah, non, Vanadis, arrête pas maintenant. Un sale Absinthe se cache à quelques mètres et rien ne l'empêchait d'imiter ses compères en lacérant la gorge de pauvres innocents.

La Rue de réflexion personnelle me sépare de mon collègue. Sur les bâtiments et leurs piliers d’argile, un patchwork de miroir me suit à la trace. Mon estomac se replie et mes jambes tremblent chaque fois que je passe ici, comme si les glaces reflétaient encore cette petite fille harcelée qui pleurait jour et nuit. Pourtant, elles ont changé de disque. À la place, une dizaine de jeunes femmes, le teint olive en surbrillance, m'épient les unes à la suite des autres. Toutes arborent un cœurtex écarlate flottant devant leur torse avec candeur, ainsi que des cheveux attachés en un ruisseau coulant sur leur nuque, sur laquelle une fleur s'épanouit. Leur coiffeur est plutôt doué. J'époussette le long voile carmin qui vogue derrière moi et replace la capuche sur mon crâne.

Droit devant toi, Vanny.

J'adresse deux mots de bienveillance aux effrayés, trois de prévention aux incrédules et ignorants. Qu'ils se lavent les yeux! N'ont-ils pas vu l'alerte? A chaque annonce, les bâtiments soufflent l'hologramme d'un Enfant au Coeur d’Or, souligné de l’acronyme ECO. Pourtant... personne ne l’écoute. Qui n’écouterait pas le gouvernement ?

J’arrive à la rue commerçante.

Pas âme qui vive.

Si — une fille maigrichonne et apeurée, aussi en Mission et qui devra sans doute rester en retrait.

Un homme, lui, enchaîne les allers-retours entre plusieurs boutiques. Mon collègue. «Appelle-moi Nolan.» «L'Absinthe se cache dans l'un de ces magasins, j'en suis sûr. Tu te places au front avec moi? » propose-t-il. J'opine par réflexe, et deux pommes plus haut que le mien, son visage esquisse un sourire carnassier. Quant à son cœurtex, son or brille plus encore que l'astre solaire. Qu’est-ce qu’un ECO peut bien fabriquer ici ? Ces Missions sont pensées pour ceux qui tentent de les rejoindre...

Enfin, pas grave.

Ma salive se coince dans ma gorge et ma poigne vacille autour de mon canif. Je l'imite. Magasin de souvenirs — fermé à clé. Boutique de vêtements — personne. Ah, si. Une caissière glande dans un coin. Clairement pas un caméléon.

— Cachez-vous, madame.

— Mais madame, je suis cachée.

— Vous n'êtes pas cachée, l'entrée est juste là. Le premier qui entre vous voit. C'est pas ce flot de robes qui va masquer une inconscience aussi déb… comme la vôtre.

— Il est dans la réserve, susurre-t-elle.

— Pardon ?

Une goutte de transpiration claque par terre. La mienne.

Un choc métallique. À droite.

Mes doigts s'emmêlent dans ma poche. Une ombre débarque derrière le comptoir. Elle avance. Il court. Pas un homme, un démon, une silhouette obscurcie, contrôlée par un cœurtex malade. Un cœurtex vert. La couleur des Absinthes. Il est là — trop proche. Merde.

Son coude frappe mes côtes.

Mon corps bascule dans un arc-en-ciel de jupes qui m'aveuglent et m'aspirent. Non, non, non, bordel. Il était là ! Concentre-toi!

Pied gauche.

Droit.

Main gauche.

Droite.

Une.

Deux.

Je m'élève, m’élance et m'écrase contre la porte vitrée. Elle se fissure. L'ombre se défile. Mes poumons se vident d'un cri. Mes jambes passent en pilotage automatique. Elles détalent, possédées. Le vent me gifle le visage, quelques mèches indépendantistes l'imitent. Je vais finir par les couper.

Ce connard s'est enfui aussi vite que Laurane. À moi d'assouvir mes plus grands fantasmes de rage sur cette enflure, de lui faire comprendre que son égocentrisme brise des vies, des humains. Ces Absinthes adorent s'enfermer dans des bulle dans lesquelles les autres ne sont que pions. Ils déversent leurs émotions sur ceux qui n'ont rien demandé.

Ils méritent leur sort — la prison. Le Désert.

Pourquoi Laurane n'en était pas une ? Elle avait agit comme tel, pourtant. Bah. Son temps est compté. Elle quittera ce pays comme elle aura quitté la maison : indigne.

Nolan surgit de chez un fleuriste. À sa gauche, il me voit. À sa droite, il le voit.

Sa course rejoint la mienne.

— Nawfel ! brame-t-il. Arrête-toi si tu ne veux pas finir blessé !

— Il mérite même pas qu'on l'appelle par son prénom, l'enfoiré.

Le cou de mon compère se plie vers moi. Toujours plus frénétiquement, mes bottes martyrisent le pavé défilant comme un tapis roulant — c'est un défi. J'aime ça. La pierre et le verre des murs se confondent. Les lierres qui étreignent les piliers me suivent, ils filent de l'un à l'autre. L'ombre se rapproche.

— Vanadis ! grince le Cœur d'Or à mes côtés. J'appelle des renforts.

Nous avons quitté le périmètre de sécurité. Nolan l'a compris. Le démon détale à vitesse grand V et pénètre dans des quartiers seulement alertés. Les battements de mon cœur et mes pas de course synchrones, j'affronte des rues remplies de monde, d'affolements, de cris.

Et l'un d'eux déchire le ciel.

Sous une passerelle en arche fleurie, deux silhouettes se sont soudées. Je ralentis. La sueur dégouline de mon front, de mes bras, de mes aisselles. Je transpire comme une truie, mais tant pis, car l'Absinthe a mis une innocente en joue avec un bout de verre aiguisé. La pauvre — son casque aux ailes de papillon prend la poussière sur la route. Seuls Nolan et moi pouvons agir.

— N'approchez pas ! beugle le fugitif.

— Fais ce qu'il te dit, renchérit Nolan.

— Je sais. J'suis pas stupide.

— Des SCOs vont arriver.

Mes doigts s'enroulent autour de la manche boisée de mon canif. Le fuyard a perdu toute trace d'humanité. Ses rugissements rompent la distance qui nous sépare et ses yeux d'animal en cage brasillent de rage. Il s'est pourtant emprisonné tout seul.

La fille, effarée, s’en retrouve raidie, le cou broyé par le bras de son bourreau, sans pour autant masquer le cœurtex de ce dernier. Mes phalanges craquent à la vue de cette couleur. Plus une once de rouge. Le vert l'a contaminé ; cette couleur de la maladie, du dégoût. Car les bâtards dans son genre, qui enfreignent la loi et transgressent la nature de leur cœurtex, me font vomir. D'une minute à l'autre, son courroux l'emportera et il déchirera la chair de sa victime avec son tesson, qui bave déjà du sang tant il l’empoigne fort.

— C'est de votre faute, ça, grogne-t-il. Votre faute.

La tension monte. Des perles de transpiration embaument ma langue. Je dois m'imaginer recouverte de ciment pour ne pas me ruer vers ce terroriste. Une minute, peut-être deux s'écoulent ; personne ne bouge, il ne reste que nous quatre. Pas un signe de soldats. Mon collègue qui tapote son cœurtex d'un air désespéré et marmonne dans sa barbe.

— J'ai demandé des renforts. Où sont-ils, à la fin ? Il va finir par semer le chaos jusqu'à la Grande-Gare !

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