Du mouvement. Au coin de la rue. Enfin ! Quelqu'un accourt, et de tout son poids, plaque l'Absinthe. Le fracas projette la captive plus loin ; un beuglement éclate. Mes épaules allégées, je trotte jusqu'à la pauvre femme et l'aide à la relever… mais de nouvelles silhouettes apparaissent. Des soldats. Des vrais soldats. Les Soldats au Cœur d'Or, force de l'ordre et garde protégée du gouvernement.
Mais alors, la personne, juste avant…
L'Absinthe s'éclipse. Une ombre le défend. Un… monstre ? Non.
Presque.
Ce n'est pas un SCO qui l'a plaqué, mais un inconnu, coiffé d'un affreux masque. Évidemment.
— Vanadis, recule !
Trop tard. Je cours déjà et projette un bras. Il heurte un corps. Pas celui de l'Absinthe, mais celui de l’intrus, qui s’est aussi jeté au front. Une injure m'échappe. Mon poing se balance vers ce faciès de papier.
Il ne le touche pas.
Il s'immobilise.
Mon visage se frigorifie.
Sa main. Sur ma peau. Une douleur aiguë. Mes muscles se paralysent, ma mâchoire se bloque. Sa paume abrite une seringue. Plantée dans ma joue.
— Le Papillon de Nuit ! s'écrie-t-on.
— Il va s'enfuir !
Son camouflage — yeux ébène et globuleux, encadrés de poils grisâtres, décorés d'antennes entremêlées — me méduse et broie mes intestins. L’homme tente d’arracher sa seringue, son corps part en arrière, mais ne décolle pas. Les bombes glacées qui me tiraillent les joues alimentent mon adrénaline et ma force. Mes dents en reçoivent la puissance ; elles s'entrechoquent et écrasent la tige.
Une seconde de plus me crèverait les yeux.
Alors… Maintenant.
Mon canif tourbillonne. Lame pointée. Bras jeté.
Arme plantée. Silence radio.
Des dents, je brise la tige de la seringue. Elle pilonne ma muqueuse, me griffe le palais. Les larmes se déversent. Le sang aussi. Elle se multiplie, me transperce le crâne, je dois l'arracher —
et l'arrache.
Elle lacère les commissures de mes lèvres. Des gouttes bordeaux tachent mes gants. Le Papillon de Nuit titube, meurtri. Des SCOs s'approchent de lui.
Une arbalète surgit de sa veste. Il mitraille des flèches à la volée.
Un saut me propulse sur le côté.
Une flèche me transperce le bras.
Bordel.
J'avais bossé mes réflexes.
Des injures pullulent. Elles ne sont pas toutes miennes. Je flageole jusqu'à la devanture d'un maraîcher et m'écroule sur le trottoir. Un filet de glace recouvre mes muscles. Des effilements éphémères envahissent la rue. Les flèches éclatent contre contre le sol, les murs. Si je reste là, je signe mon arrêt de mort. De la poussière obstrue mes narines, je toussote, j'éternue, mais je rampe surtout, loin du champ de bataille.
Ces flèches originaires de l'Art-Terre ne font pas dans la dentelle. Elles déchirent la peau et creusent les victimes et finissent leur course avec un flot de sang comme queue. Comment cet individu en a-t-il accaparé ? À l'arrache, j'enroule mon chaperon autour de ma blessure, mais la salve de picotements continue.
L'un des soldats ordonne de cesser le feu. Les membres de la brigade lèvent la tête. Le Papillon de Nuit a disparu, mais l'Absinthe grimpe le bâtiment.
C'est une blague ?
— Madame, vous allez bien ?
Un homme se précipite vers moi. Nolan lui emboîte le pas, l'air dédaigneux. Je l'entends déjà dire : « Je t'ai prévenue. » Le médecin s'occupe de ma plaie ; je verrouille mes yeux embués sur mon collègue et son cœurtex doré.
— Pourquoi vous êtes là, vous ? marmonné-je entre deux crachats ensanglantés.
— Pourquoi je suis là ? Je pense que la réponse est évidente… Vanadis, je me trompe ?
— Vous êtes déjà ECO. Vous avez déjà ce que vous voulez. Vous avez aucune raison de vouloir vous mettre en danger pour quoi que ce soit.
Il ricane. L'infirmier m'injecte je ne sais quoi dans le bras, un jus glacé qui me tétanise d'autant plus. Il masque la blessure avec un pansement étrange, masse ma joue d'un doigt badigeonné de baume cicatrisant, et m'aide à me relever. À coup d'ondes de choc arctiques, la douleur persiste, mais je résiste.
— Tu l'as dit toi-même. Je suis ECO. En tant que membre de l’élite, mon objectif est d'assurer la prospérité du pays. Que ses habitants vivent dans la joie et la sécurité. J'essaie de rendre nos vies plus agréables, voilà tout. Si tous mes compères jetaient leur altruisme à la poubelle dès le dorage de leur cœurtex, il ne resterait plus grand monde… Et toi ?
Mes paupières papillonnent. Sa question rentre par une oreille et ressort par l'autre. Il n’est plus Aspirant. Oui, les ECOs sont connus, que dis-je, choisis pour leur bonté et leur courage, mais tout de même ! Je…
— Pourquoi es-tu là ? éructe-t-il.
— C’est bon.
Je suppose que la réponse saute aux yeux de tous. Personne ne lit dans mes pensées — tant mieux, d'ailleurs
Je désire… rendre papa fier avant tout. Prendre la relève. Il sourit dès que je rentre à la maison, et je veux y croire, mais je n'y arrive plus. Malgré tout, malgré moi, la vieillesse le rattrape et le poids des trahisons qu'il a subi au cours de sa vie ne fait qu'augmenter.
Un jour, lorsque j’étais ado, il était revenu, le cœurtex rouge — le cœurtex normal. Rien de choquant à première vue. À l'époque, toutefois, j’avais l’habitude de le voir avec un cœurtex aussi doré que son esprit. D'aussi loin que j’avais pu me souvenir, il avait fait partie des ECOs. Pourtant, ce jour-là, tout s'était volatilisé sans que mes interrogations n'obtiennent d'explications concrètes.
Peu importe ce qu'il s'est passé, cela l'a poussé d'une falaise. Depuis, il pense pouvoir me cacher sa chute, lente, mais certaine.
— Moi aussi, j'essaie, répliqué-je. J'essaie de rejoindre les Enfants au Cœur d'Or pour…
— Arrête.
Ses yeux métalliques me transpercent. La salive peine à se frayer un chemin dans ma gorge. Mon regard patine sur le carrelage. La foule m'épie. Pourtant, je ne croise pas la moindre œillade étrangère. Que j'arrête ?
— Non merci.
— Ce n'est qu'un conseil, de toi à moi. Je suis déjà ECO. Je sais comment le système fonctionne. Toi, non. Alors arrête ces Missions. Tu n'atteindras pas tes objectifs ainsi.
Mes poumons se contractent, je tente d'étouffer un rire nerveux, mais je cède, et ma gorge tremblote. Mes pensées s'emmêlent, mes jambes aussi, elles m'éloignent de l'homme. Les informations ne s'emboîtent pas. Pour qui me prend-il ?
Si j'échoue, si je ne deviens jamais Cœur d'Or… alors autant devenir une Absinthe. Néanmoins, cette heure ne risque pas d'arriver. Hors de question. Je déteste ces démons du plus profond de mon être.
Mais…
Et si, un jour, l’on me considérait et voyait comme tel, même si je n’en devenais pas une ?
Nolan ne me dévisage pas avec mépris et dégoût, cependant, une émotion indescriptible réside dans ses iris d'acier. Un jugement de valeur, peut-être ? Bordel. Je n'ai jamais été douée avec les autres. Le peu d'amitié qui avait rythmé ma vie n'avait pas fait long feu. Je peinais à former de véritables relations, me réfugiais chez Oriane, papa, Margaret… et c'est tout.
L'inverse des valeurs des ECOs.
Non.
Vanadis, tu racontes quoi ? Dans quel état tu te mets, pour un abruti qui n'a pas confiance en toi ? Il ne te connaît même pas ! Il ignore tout de ce dont tu es capable.
Tête haute. Menton relevé. Dos droit. Je me grandis.
Je mérite de rejoindre l'Art-Terre et le lui prouverai. Je lui fermerai son clapet, à ce gars. Maintenant. Comme quoi, les Cœurs d'Or non plus ne sont pas exempt d'orgueil et de dénigrements vains. Dommage. Leur gloire et leur mérite ne s'en voient pas entachés, mais si je peux prouver à un homme qu'il a tort, je le fais avec un malin plaisir.
Malgré la souffrance, je m'élance. Au coin de la rue, l'Absinthe enchaîne tant bien que mal les balustrades. Il se rapproche de la plate-forme de métro qui mène à la Grande-Gare. En monter les escaliers ne suffira pas.
Pas le choix.
Entre jeux de mains et de pieds, j'escalade l'un des piliers qui la soutiennent. Son acier fait glisser mes talons, mais la pierre retient mes doigts — assez pour que je puisse me hausser à la poursuite de l'Absinthe.
Mes muscles m'électrisent. Des bouffées de chaleur me retournent la tête. Je dépasse mes limites sans me laisser le temps de récupérer — tant pis. Je mérite de réussir. Je mérite ce rang. Je mérite ce dorage.
Je mérite papa.
Je crache mes cheveux de feu. Mon crâne part en arrière ; l'ombre est là, elle bondit d'un balcon jusqu'au toit lissé de la station. Mes phalanges se broient. Les bleus se multiplient, mes muscles vacillent.
Inspire.
Expire.
Je m'élève, et dans un râle, le rejoins sur l'adobe. Le métro est à quai. Il démarre en silence. L'Absinthe me regarde. Il regarde le train. J'accours. Il saute sur l'une des rames. Je l'imite. Mes chevilles crient de douleur.
Prochain arrêt : Grande-Gare, zone intermodale du centre-ville — toujours pleine à craquer. Le soleil en embrase le dôme. Le monde s’enflamme. Je ne peux pas le laisser l’atteindre.
— Qu'est-ce que tu me veux, à la fin ? criaille-t-il.
— Que tu te rendes !
— Quand ils me rendront ce qu'ils m'ont volé ! Mais ils ne peuvent pas… sinon, ce serait prouver que leurs valeurs ne sont rien d'autre que des conneries joliment emballées !
— Tu crois que j'ai envie d'écouter un démon qui cherche qu'à semer le chaos ?
— Tu n'as qu'à me tuer ! S'il le faut, c'est… c'est…
Les Absinthes sont connus pour leur chacun-pour-soi. Je vais lui montrer pour quoi je suis connue.
Adrénaline au maximum.
Je cours sur les rames, ferme les yeux et me jette. Son corps s'écroule contre le mien et nous nous envolons. Nous tombons. Le métro accélère. Un coup de vent me retourne. Le vide me tend les bras.
Mes organes vibrent.
Deux étages plus bas, nous nous écrasons.
En points irréguliers, le pavé m'arrache la peau. La secousse s'intensifie à travers mes muscles. Mes os vacillent. La tension me comprime les poumons et je la crache d'une toux rauque. Les coups de marteau ne faiblissent pas, sur les genoux, les coudes ; mes dents se cognent et mes membres convulsent sur l'Absinthe. Il est là. Le toucher, lui ou son cœurtex malade, me cause des haut-le-cœur, mais il est là. C'est bon. Alors, comme porté par une bourrasque, mon corps roule sur le bitume. Des pas de course et des injonctions m'emprisonnent.
— Ne le laissez pas s'échapper !
— Il est dangereux !
— Laissez-moi, je vous en supplie…
— Monsieur, n'approchez pas !
— C'est ma fille !
— Dégaine ton arbalète !
— Je ne suis pas comme vous le croyez !
Ces phrases s’amalgament en une : va-t'en ou tu ne survivras pas. Au diable la Mission. La seringue dans la joue, la flèche dans le bras, le corps contre le sol… voilà ce que je mérite pour mon intrépidité.
En revanche, si avec ça, je ne deviens pas Cœur d'Or, j'abandonne.
Une main m'aide à marcher — à ramper. Des éclairs et des vagues de confusion obscurcissent vision. Une masse d'or et de cyan se trémousse : les SCOs, Soldats au Cœur d'Or, capturent l'Absinthe. Mes paupières se débattent jusqu'à ce que la scène s'éclaircisse.
Malheureusement, mes jambes cèdent. Mes genoux frappent de nouveau le pavé et une décharge de douleur me paralyse. Le latex de mon pantalon s'est effrité et arbore une couleur calcaire, qui virera bientôt au rouge. La poussière recouvre mes mitaines, que je tire pour masquer mes avant-bras. Les cris de l'Absinthe percent la rue. Les ECOs l'immobilisent, la taisent, cette bête folle. Il n'est plus seul en cage, son cœurtex, son cerveau, le sont également. Une force divine l'a plongé dans une transe terrifiante. Ses bras disjonctent, ses jambes tressautent. Ses hurlements gutturaux se perdent dans une marée de murmures et d'ordres non respectés. Un soldat dégaine son arbalète. La pointe de la flèche brille face au cœurtex maladif. Ma respiration sautille. Quelques battements s'échappent. Un mot. Trois syllabes.
Brisement.
La flèche disparaît, tirée. Le cœurtex de l'Absinthe se fissure et explose en dizaines de morceaux, voltigeant dans l'air tels des éclats d'émeraudes salis par l'immoralisme — salis par le sang qui gicle en filets.
Un débris glisse jusqu'à moi. Le spectacle n'est pas fini, mais je ne m'amuse plus. Mes doigts s'enfoncent dans le pavé. Le fugitif, désormais Sans-Cœur, a tout perdu. Comme son cœurtex, ses yeux roulent en arrière. Des spasmes le tourmentent. Sa voix ne devient que râles d'entre les morts. La bave coule de ses lèvres et se mêle au sang. La même force qui l'a plongé dans cette folie aspire son âme. Son crâne tangue. Un tremblement de terre balaie son univers. Les soldats le plaquent au sol.
Une poigne me broie l’épaule. Ma gorge éclate.
J'ai hurlé. De peur. Pourquoi ? C'est papa, derrière moi, et son autre main me câline. Sans un mot, à genoux, il m'enlace.
— Je suis désolé que tu aies été témoin de ça.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je ferais un mauvais père si je ne faisais pas attention à toi.
Les minutes s'écoulent jusqu'à stagner comme la flaque de sang qui infiltrait les interstices de la route, comme l'Absinthe et ses sentiments qui n'en étaient plus. Doucement, sa respiration s'apaise, et avec lui, la foule. La rue se retrouve plongée dans un silence morbide, spectatrice d'un brisement violent et accablant. Désormais, les statues qui soulèvent le Château de l'Art-Terre expriment plus d'émotions que cet homme… mais au diable la pitié. Son cœurtex n'est pas devenu vert pour rien. Il a menacé des innocents qui ne faisaient que profiter de leur journée. Il a terrifié notre peuple.
La voix caverneuse — mais réconfortante — de papa matérialise mes pensées :
— Il le méritait.
Il le méritait.
Comme tous les autres Absinthes.
Il sera jugé au tribunal et envoyé dans le Désert, là où vivent et meurent les personnes dans son genre.
Car ils le méritaient.
Pour cela, je ne peux pas rester terrifiée au sol, la main abritant mon propre cœurtex sans que je lui en aie donné l'ordre. Je n'avais jamais vu de brisement avant.
Pourquoi se laisser emporter par ses émotions à ce point ? Pourquoi accepter de subir un brisement comme si devenir Absinthe (la risée de Yer'nayin) et risquer la déportation ne suffisait pas ?
Oui. Devenir Absinthe est réservé aux fous. Jamais je ne deviendrai comme eux.
Papa m'aide à me relever et je me réfugie dans ses yeux doux. Ses sourcils sont effondrés sur ses maigres paupières.
— Je vais bien, ne t'inquiète pas, assuré-je.
— Ce n'est pas ça. J'ai bien peur que tu sois abonnée aux mauvaises surprises, Vanny.
— Comment ça ?
— C'est ta mère… Laurane. Elle est rentrée.
C'est un plaisir de découvrir le premier chapitre de ton histoire ! :) J'ai hâte de continuer ma lecture !