De la boue, que de la boue, dans ce putain de pays ! Ah ça, je la connais bien. En voilà au moins une qui est mon amie, à ce stade. Il faut dire que je la côtoie depuis combien d’années, déjà ? Vingt trois longues années. J’ai appris à marcher dedans, à tomber – souvent –, à faire du vélo, du poney, à casser les pieds de mon père, et à brailler sur les mauvais bougres qui s’aventureraient sur nos terres.
Nos terres. La belle parole, ce ne sont plus que les miennes, maintenant. Fichue vie. Je ne suis pas philosophe, alors je ne vais pas relativiser. Elle est dure, la vie. Pourrie, beaucoup. Une grande et belle connasse. On ne la mérite pas. Moi pas plus que le péquenaud qui rouspille sur sa donzelle à des kilomètres d’ici, loin de la boue.
— Merde ! braillé-je en faisant un pas en avant et laissant ma botte dans la terre meuble.
J’ai le réflexe de garder mon équilibre sur une jambe pour éviter d’étaler ma chaussette au milieu de la gadoue à l’entrée de l’abri et me sers de ma fourche pour me maintenir debout. D’un geste peu assuré, je me penche en avant et tente de tirer sur ma chaussure qui, à cause de l’effet spongieux de cette terre argileuse imbibée d’eau, ne veut pas ressortir.
— Zél’, ça roule ?
Je souffle un bon coup sur la mèche de cheveux rebelles qui ne veut jamais quitter mes yeux, malgré tous les chouchous et bonnets dont je peux m’affubler. Équipé d’un bleu de travail, les mains dans les poches, Richard, mon employé, me dévisage depuis le rivage encore sec derrière la clôture. Âgé de quelques années de plus que moi, il était l’apprenti de mon père avant que celui-ci décède et me lègue le domaine. Je n’avais que dix-huit ans. Je n’ai pas trop réfléchi et j’ai préféré me priver d’un salaire ainsi que d’un mode de vie décent et garder quelqu’un qui connaissait les règles du refuge.
— V’là pourquoi c’est mieux de prendre une taille de dessous, pour les bottes.
— Merci les ampoules en échange.
Il hausse une épaule. Je laisse échapper un soupir. Il fait un froid de canard et le projecteur depuis la grange nous renvoie une lumière blafarde en plein visage.
— J’ai cassé la glace des enclos du bas, il m’reste juste ceux du côté du bosquet.
— Super. Tu pourras sortir Joly dans deux minutes, j’ai plus qu’à lui mettre son foin.
— Grosjean a pas l’air dans son assiette.
Combien de fois je dois lui dire d’éviter ce genre d’allusion quand il parle des animaux ? Mon regard venimeux le fait reculer. Richard est un bon gars, c’est ce que disait toujours mon père, mais un peu simplet. En attendant, j’ai toujours pu compter sur lui.
— J’ai plus d’antibio, soufflé-je en parvenant enfin à récupérer ma botte.
Je me hisse avec l’aide de ma fourche sur la dalle de béton devant l’abri, et m’approche du râtelier, remettant un peu d’ordre parmi les brins de foin qui n’ont pas été mangé de la veille. Je sais que Joly va encore me faire la difficile, mais je n’ai pas le choix. Avec les pluies, et le fait que mes pensionnaires ont doublé en deux ans, je n’ai pas pu faire de foin cette année, et je n’ai pas l’argent pour payer assez de bottes pour nourrir les animaux et les laisser choisir le meilleur et laisser pourrir le moins bon.
Richard disparaît dans la pénombre, et j’entends très vite le bruit familier de notre brouette, avec sa roue toute dégonflée. Il y a tellement de choses à réparer que j’ai peur de ne jamais en voir le bout. Je fais une place pour le foin sec et frais que va m’apporter le garçon et j’en profite pour essuyer mon front d’un revers de manche. Même s’il fait nuit, et que le vent est glacial, à m’activer de la sorte, j’ai trop chaud. Mes gants troués et mon sweat en laine n’étaient pourtant pas de refus quand je suis sortie de mon lit et qu’il a fallu que je mette le nez dehors.
Je transferts à mains nues le foin que me tend mon collègue jusqu’au râtelier, et m’arrange pour mettre le frais sous le vieux, espérant qu’elle ne farfouille pas trop. Nous nous occupons ensuite des rations de granulés pour les animaux pour qui le foin ne suffit pas, sans oublier d’aller ouvrir le poulailler, d’empêcher notre chipie de biquette, Violette, de s’échapper de son enclos en montant sur le dos du vieux Stan, le bouc. Les heures passent et le soleil se lève enfin, mais sans la chaleur.
Une matinée de plus au Domaine du Baume.
La boue m’accompagne jusqu’à ce que je regagne la bicoque dans laquelle j’ai grandi et qui a vu s’écouler les jours heureux de mes parents, jusqu’à ce qu’ils décident tout deux de s’en aller, chacun en son temps et à sa façon. J’essuie mes pieds sur le paillasson dégarni, mais ne fais pas plus attention à la saleté que je peux laisser. Après tout, entre Peanut, Sugar et Banana, mon carrelage ne pourra jamais espérer briller. Sans parler des chats qui viennent y mettre leur grain de sel lorsque l’envie leur prend de se réchauffer au coin du feu – ce qui arrive souvent en cette période de l’année.
— Tata !
Deux bras menus m’accueillent dès que je passe le couloir de l’entrée et pénètre dans le salon. Dans son pyjama débraillé, mon neveu s’accroche à mon cou et plante un bisou baveux contre ma joue.
— T’es pas habillé, toi ?
Il hoche la tête d’un vif mouvement du menton.
— Et papa ?
L’enfant hausse les épaules. Je jette un œil à l’horloge et soupire. M’étant levée à cinq heures du matin, et ayant pris mon petit-déjeuner dans la foulée, je ne suis pas rentrée avant onze heures. Ce petit doit avoir le ventre bien vide, et je préfère ne pas imaginer comment il s’est occupé depuis tout ce temps.
— Pain ? quémande-t-il.
Je lève les yeux au ciel. Bien sûr, je n’ai pas eu le temps d’aller à la boulangerie et ce petit monstre refuse de déjeuner autre chose. S’il pouvait se nourrir que de mie ou de croûtons, il serait le plus heureux des hommes.
— Cookie ? tenté-je.
Il fronce des sourcils et m’envoie sur les roses en demandant à descendre de mes bras. Richard en profite pour entrer dans la pièce après avoir enlevé ses baskets pleines de boue. Pas très fin, mais poli. Il faut dire qu’il a peut-être plus connu mon père que le sien, et il a bien assimilé les règles de la maison – que je n’applique pas.
Mon employé dévisage un petit moment l’enfant – il n’a jamais été à l’aise avec les bambins – et me questionne en grognant s’il peut aller quelques minutes au coin du feu. Je suppose qu’il parle des maigres braises qui roupillent dans la cheminée. Pas étonnant que le gosse ait froid comme la mort. Je tente de tempérer mes humeurs et inspire un long moment par le nez.
Alex s’en va, clopin-clopant, jusqu’à la table basse au centre du salon récupérer son camion de pompier et imite ses sirènes en s’approchant des jambes de Richard. Malgré le regard de panique qui passe dans ses pupilles, je le supplie en silence de le surveiller pendant quelques minutes. A sa tête, il a conscience de la tempête qui va gronder à l’étage au dessus.
Je monte les escaliers après m’être débarrassée pour de bon de mes bottes et je serre les poings en prenant soin d’appuyer sur les marches qui grincent.
— Ethan Samuel Dubaume ! appelé-je en me plantant devant sa chambre.
Un grognement me répond. Je cogne une fois, m’intimant un peu de douceur. Pas de mouvement de l’autre côté de la porte.
— Ouvre ! ordonné-je.
Je me déteste, parce que je sais que je ressemble à maman à cet instant précis. Je ferme les yeux le temps de me concentrer sur ma respiration, pour ne pas exploser. Je toque une deuxième fois, plus fort. Toujours ce même silence.
— Ethan !
Cette fois, je m’attaque à la poignée. Quel gosse. S’enfermer dans sa chambre, dans sa propre maison, c’est morbide ! Je donne un premier coup de pied, alors que je m’insulte en même temps dans ma tête. Telle mère, telle fille.
— Bordel, tu vas lever ta putain de carcasse et m’ouvrir cette putain de porte !
Le chambranle tremble alors qu’elle s’ouvre enfin, et le visage de mon petit-frère m’apparaît. Les mêmes cheveux opaques et sombres – que j’ai caché pour ma part sous une teinture bleue qui s’efface déjà – et les mêmes yeux fades et pâles, comme l’eau roussie par la rouille. Lui-aussi se voit affublé d’une belle paire de cernes et joues creusées. Trois ans nous séparent mais on pourrait nous prendre pour des jumeaux.
— C’est dimanche, râle-t-il, les paupières mi-closes.
— Et alors ?
— Alors, je dors. Pas de boulot, j’fais ce que je veux.
Dire que la colère gronde en moi serait un euphémisme, je suis toujours en colère.
— Non. T’as fait un gamin, viens dont l’assumer.
Un rictus mauvais déforme le visage du garçon. Il n’y a pas que moi qui peut ressembler à maman, quand il s’y met. La vérité, c’est que d’un point de vue physique, c’est le portrait craché de papa quand il avait son âge. Moi-aussi, mais on me le fait moins remarquer, du fait que je sois une fille. Pourtant, qui marche dans ses pas, hein ?
— J’bosse. Je te rappelle que je suis presque la seule source de revenus de cette famille, crache-t-il. Si on a toujours la maison, c’est grâce à moi.
— Pardon, parce que ton petit boulot de préparateur de commandes à Carrefour est vraiment tout ce qu’on peut espérer de mieux ! asséné-je.
Moi-même je ne peux pas nier la bassesse de ma remarque, mais le mauvais tempérament qui coule dans mes veines est le principal de mes défauts, et ce qui me force à vivre reclus sur un domaine de plus de dix hectares au milieu d’une forêt.
— Si tu veux, j’m’en vais faire des études, hein ! Et t’auras qu’à te débrouiller !
Nous nous fixons en chien de faïence pendant encore quelques secondes, mais je sais déjà qu’il a gagné. Il voulait être pilote d’hélicoptère, mon petit-frère, et à la place, il a dû mettre son rêve de côté et commencer à travailler à dix-sept ans, pour m’aider. Il a redoublé son BAC et mis une fille enceinte – qui a pris la poudre d'escampette un an après la naissance du petit –, comme pour me reprocher à la tronche d’avoir osé, un jour, en sanglot, lui demander de se trouver un petit boulot pour qu’on puisse arrondir les fins de mois.
Il faut dire que le refuge me coûte un bras que les aides de l’état ne parviennent pas à combler. Avec son SMIC, il nous reste juste de quoi mettre du beurre dans nos assiettes. Il faut dire que, dans notre malheur, Richard a la main verte, et le potager qu’il a fait pousser à l’arrière de la maison est un miracle. Lui-même, je le paye une misère, mais il peut habiter gratuitement la dépendance qu’avait rénové mon père de ses propres mains à son arrivée. Parfois, je me demande pourquoi il n’est pas encore parti. Il déteste Ethan, supporte à peine Alex, bosse de six heures à vingt heures pour une bouchée de pain, mange la même merde que nous à notre table. Il est plus un frère pour moi que la loque qui me fait face, sauf que c’est moi qui ai fait de mon cadet ce qu’il est.
— Maintenant, si tu veux bien m’laisser pioncer, me nargue le garçon avant de me claquer la porte au nez.
Je reste un petit moment devant sa chambre à ruminer. Heureusement qu’un peu du sang de mon père coule dans mes veines, sinon j’aurais sans aucun doute foutu le feu à sa piaule. Toute la maison serait partie avec, étant donné l’état des poutres qui soutiennent à peine toute la structure. Tout part en lambeaux, je ne vois pas le bout du tunnel.
Et si seulement mes problèmes pouvaient se limiter à cette bicoque à moitié en ruine, le comportement de mon frère et la bouffe à mettre dans nos assiettes. Mais des trompettes résonnent dans les bois aux alentours du domaine et je laisse échapper un cri de frustration. Alors que je descends les escaliers au pas de course, j’entends la voix d’Ethan gueuler depuis sa chambre :
— C’est ça, va faire la guerre aux chasseurs !
C'est une jolie histoire qui commence. Je suis arrivée ici par hasard et j'ai très envie de connaître la suite !
Tu plantes très bien ton décor. C'est une lecture très fluide.