2, prend soin de tes voisins (Zélie)

Il ne m’a fallu que deux secondes pour enfiler mes bottes, mon manteau, et j’ai laissé derrière moi bonnet et gants. En traversant le parking de graviers devant la maison, je jette un œil aux enclos les plus proches. Joly et son ventre déjà rond m’observe en mâchouillant son foin, à l’entrée de son abri. Elle hennit à mon intention, comme elle le fait chaque fois qu’elle me voit passer. Même si elle est arrivée depuis peu, je dois bien avouer que c’est un amour de jument. Je l’ai trouvé dans un état pitoyable, et je ne sais comment, elle ne semble pas en vouloir à la race humaine.

Les poules me braillent dessus alors que je traverse le petit troupeau et passe sous la clôture du champ du ouest, celui des vaches. La plupart m’observent de loin, se demandant si je viens les embêter ou leur donner à manger. La plus téméraire, Petzouille, fait même mine de charger. C’est à se demander si elle n’a pas été un taureau dans une autre vie. Je la chasse d’un grand coup de manche dans les airs et me hâte de rejoindre l’orée de la forêt. Les aboiements des chiens augmentent et je sais que ça ne va pas tarder à inquiéter les bêtes.

Avec leurs gilets oranges, ils sont faciles à repérer. Ce pré a peu d’arbres pour le cacher du soleil, alors, une fois que j’arrive au bord de la clôture, je me plante en plein milieu, les bras croisés. Pendant bien cinq minutes, les chasseurs passent devant moi, leurs fusils coincés dans leur coude, leurs chiens ruminant à la recherche de gibier. Ils se braillent des directives entre eux, apparemment mécontents de ne pas trouver un petit animal à tuer. Aucun doute que certains d’entre eux m’ont repéré, mais ils se passent de commentaires pour l’instant. Ça ne va pas durer. Il faut dire que je les attends au tournant.

Je n’ai pas à patienter longtemps. Deux d’entre eux se sont détachés du groupe et s’amènent. J’ai un coup d’œil ostentatoire pour leurs carabines mais aucun des deux ne s’en débarrassent. Cette situation n’a rien de rassurante mais je l’ai déjà vécu milles fois.

— Zélie, on est pas sur tes terres, soupire le plus âgé.

Très drôle, je ne connais ni son prénom ni son nom, on est loin d’avoir gardé les cochons ensemble, mais lui ne se prive pas de me tutoyer. C’est le problème de cette région et du seul village à quinze kilomètres à la ronde, tout le monde me connaît alors que moi, non. Ou alors, ils m’ont vu avec mon père quand j’étais gamine, mais pour moi, ils sont de parfaits étrangers.

Le deuxième garde les yeux rivés à ses pieds, même s’il semblerait que ses sens soient en alerte, et il ne cesse de jeter des coups d’œil vers les chiens. Il n’a sans aucun doute qu’une hâte, que la meute trouve du gibier.

— Ça va pas tarder, commenté-je avec humeur.

— Si une bête traverse ton champ, on est en droit de venir la cueillir, assure-t-il.

Avec sa casquette trouée et ses cheveux grisonnants, il me donne envie de gerber. Je les connais bien, ces bonhommes là, je les ai déjà vus à l’œuvre, et leurs sourires, au moment d’achever un animal lessivé d’avoir couru pendant des heures pour sa vie, me hantent chaque fois que je dois m’endormir.

— J’ai déjà répété que je vous veux pas chez moi ! lui rappelé-je.

Techniquement, je connais des gens qui ont réussi à obtenir l’interdiction de passage sur leurs terres, mais moi, on me la refuse depuis des années ! Pourquoi ? Parce que je les attire, et que bon nombre trouve refuge sur mes parcelles pour s’en aller en forêt dès que le danger est passé.

— Y’a trop de bêtes, les battus, c’est pas pour faire joli ! chouine le plus jeune.

— Ah ouais ? Et grainer, pour les attirer, les faire se multiplier, c’est pour faire joli, aussi ?

Cela ne fait qu’une minute qu’ils sont venus devant moi, et je fulmine déjà. Il s’avère que ces gus là sont bien les chasseurs du coin, les gars du village. Le problème, c’est cette forêt, et celui qui la possède. J’ai mes terres, et nous sommes plusieurs dans ce cas, aux abords, non loin des routes. Le reste des bois appartient à un entrepreneur qui a hérité ça de son père. Les chemins, eux, sont publics, et appartiennent à la commune. Il y a trente ans, mes parents se baladaient dans cette forêt et la nature régnait en maître. Depuis, c’est le chaos. Gunthel père a commencé a grainé – déverser de la nourriture – le long des chemins, pour attirer les bêtes, principalement les sangliers et les chevreuils. Ces derniers ont profité de ce gain de nourriture pour se multiplier. Maintenant, ils sont trop nombreux et la forêt a trop peu à offrir, alors ils descendent sur les champs des agriculteurs et parfois jusqu’à la ville. Une étude a été menée. A l’époque de mes parents, il ne se trouvait qu’une petite centaine de têtes dans cette forêt, maintenant, plus de mille deux cents ont été recensés.

Gunthel fils loue maintenant ses bois aux chausseurs pour de belles petites parties de chasse, empêchant les marcheurs, randonneurs, vététistes, cavaliers et j’en passe, de se balader au risque de tomber sur un cortège. Le pire, il a même grillagé toutes ses parcelles, ne laissant que les chemins ouverts. Bientôt, plus personne ne pourra déambuler en liberté. Plus de chasse au champignons, plus d’étude des arbres, seuls les vois sableuses. Jusqu’à ce qu’ils les condamnent aussi. Ce n’est qu’une question de temps, mais ce ne sont pas les chasseurs qui vont le diront. Je le répète au maire depuis des années et il me rit au nez !

Les deux hommes grommellent, au même moment où le cortège s’affole dans leurs dos et que les trompettes s’emballent. Ils empoignent leurs fusils et je leur jette un regard éloquent. Pas de ça chez moi.

— Bah quoi, Dubaume, tu vas t’mettre devant si on trouve le sanglier ?

— Y’a des chances.

Le plus jeune me dévisage. Je ne le connais pas, lui. Jamais vu. Il me rappelle un des vieux ploucs. Sûrement le petit-fils, ou le petit-neveu. Cette région, c’est une histoire de famille. On n’aime pas trop les étrangers, ni les marginaux, d’ailleurs. Cela fait des générations que nous habitons ici, et ils nous traitent toujours comme de la mauvaise graine. Il faut dire que les richous qui viennent chasser par ici, c’est un business pour certains. C’est devenu pire avec moi. En même temps, il paraît que mon père était moins chiant. Il faut dire qu’il a été élevé à la dure. Avant d’être un refuge, c’était une ferme, ici. Mes arrière-grands-parents vivaient presque en autarcie, et ils fournissaient la boucherie du village. On tuait les bêtes pour se nourrir. Mon patriarche, il en est tombé sur les fesses quand j’ai décidé d’être végétarienne.

— Zél’ ! entends-je appeler dans mon dos.

Je grogne. Richard s’emmêle rarement de ces affaires. Il n’est pas en mauvais terme avec les chasseurs, quelques uns – les moins pires – sont mêmes ses amis, et il va boire des verres avec eux le vendredi au Blanc Poney, le tabac du village. Mon employé est assez impartial, il écoute les arguments de tout le monde, et les comprend. Son avis, il le garde pour lui. Il est adorable avec les animaux, attention, mais il a moins d’empathie que moi. Comme il mange à notre table, la viande se fait rare, mais il ne se plaint jamais. La vérité, c’est que je ne mange pas d’animaux, mais je comprends que certaine personne estiment en avoir besoin. Si les mesures d’abattage des bêtes étaient plus réglementées, contrôlées, et surtout plus respectueuses – sans parler des conditions d’élevage – peut-être que je pourrais avoir une consommation minime mais régulière. Ou peut-être pas, mais je rechignerais moins à en mettre dans les assiettes de mes convives s’ils m’en réclament – comme Ethan. Lui se ramène des burgers du fast-food presque trois soirs par semaine. C’est un peu aussi pour me mettre au défis, je pense. Et ça marche.

— Téléphone ! m’explique-t-il.

Les deux chasseurs ne cachent par leurs sourires à l’idée de me voir partir et ne plus traîner dans leurs pattes.

— C’est qui ? brayé-je sans bouger.

Peut-être que je fais fuir leur gibier et c’est tant mieux ainsi.

— J’sais pas.

Utile, mais pas fut-fut, ce Richard, comme je le disais. Je lève les yeux au ciel. Il faut dire que parmi la plupart des coups de téléphone que je reçois, beaucoup sont de la secrétaire du maire qui répond à sa place à toutes les lettres que je lui envoie. Parfois, c’est la banque, qui me rappelle un impayé.

A contre-cœur, je fais demi-tour, sans saluer mes interlocuteurs – je viendrai les retrouver dès mon coup de fil terminé – et je traverse le champ dans l’autre sens. Le fixe de la maison entre les mains, Richard m’attend à la clôture et je m’en empare avec humeur. La chasse peut encore durer plusieurs heures, et s’il m’est possible de les empêcher de mettre la main sur un pauvre sanglier qui n’a rien demandé, ce serait un plaisir.

— Allô ? grincé-je dès le combiné à mon oreille.

— Euh, bonjour.

— Oui, bonjour, c’est pour quoi ?

Je n’ai pas de temps à perdre.

— Alors, j’ai... Je conduisais sur la route qui mène vers le lac, vous voyez ? commence la voix de l’autre côté.

Dans un grincement de dents, je lève les yeux au ciel et fais volte-face pour continuer de surveiller l’abord de la forêt. J’entends encore les aboiements, et les cris des hommes suivent. Ils ont trouvé quelque chose.

— Ouais, ouais, m’impatienté-je.

— Je ne roulais pas si vite, mais j’ai failli passer à côté... rigole l’homme au téléphone.

Mais il va accoucher, oui ou merde !

— Et donc ? Je dois vous dire, j’ai pas que ça à faire, là.

— Ah. Euh. Pardon. J’ai trouvé une portée, y’en a huit, et ils pleurent pas mal. Tous noirs avec des tâches blanches. Dans un carton, sur le bord de la route. J’ai appelé la mairie, qui n’a pas répondu, en même temps, on est dimanche, donc j’ai appelé les gendarmes et ils m’ont dit de vous appeler.

Cette personne à un problème avec le fait de donner des informations. Tant de détails qui n’apportent aucune réponse.

— Une portée de quoi ?

— Bah, des chiots.

J’ai envie de me mettre à hurler. Je déteste les gens qui disent « bah » et alors là, ce n’est vraiment pas utilisé comme il faut ! Bah, vous ne me l’avez pas dit, bougre d’idiot !

Pas étonnant que la police l’ait envoyé chez moi, tous les refuges de la région sont pleins à craquer. D’ailleurs, moi aussi. Accueillir des chiots en plein hiver, alors que c’est une saison vraiment compliquée, je ne suis pas supposée pouvoir me le permettre. Normalement, je suis plutôt spécialisée dans les animaux d’élevage ou de ferme, d’autant plus. Avec ma douzaine de chevaux et de vaches, mes neuf ânes, les chèvres, les boucs, Tita l’alpaga, Grosjean et Petitejeanne, mon couple de cochons, je n’en vois déjà pas le bout. Je ne sais même pas exactement combien j’ai de chats sur mes terres – certains les déposent sans même me faire un signe – et mes trois chiens, le compte y est. Alors, une portée de huit !

— Amenez-les, me résigné-je en soufflant.

Les aboiements des chiens s’estompent, et je comprends que le gibier les a mené plus loin dans la forêt.

— OK, souffle l’homme au téléphone. Ça fait longtemps que je ne suis pas venu dans la région, une éternité, même, et il n’y a pas de 4G, du coup, pour m’y retrouver...

S’il les a trouvés du côté du lac, il doit être de l’autre côté de la forêt, à plus d’une dizaine de kilomètres. A croire qu’il faut que j’aille le prendre par la main.

— Il doit y avoir des pêcheurs, demandez-leur le chemin...

Ce n’est pas bien compliqué...

— Bah, je n’en ai pas vus. Mais je vais chercher. Je dois mettre les chiens dans le coffre, ou... ?

Ma mauvaise manie de grincer des dents revient en force, et je passe une main froide dans mes cheveux.

Je raccroche après avoir grommelé quelque chose d’incompréhensible. J’ai l’impression que ça aurait pu durer encore des heures ! Richard a disparu depuis un moment, et je reste à observer la forêt. Plus de trace de gilets oranges.

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C05i
Posté le 08/11/2020
Bonjour,
Je suis loin d'être douée pour donner des conseils mais j'aimerais tout de même donner mon avis :
Premièrement, je trouve le thème très intéressant. Je m'intéresse personnellement à la consommation excessive de viande, et à la protection des animaux. Je trouve cela très intéressant de montrer une vie difficile ( manque d'argent, manque de main d'oeuvre, moqueries…) , malgré l'envie de protéger des animaux.
Concernant l'écriture, je pense avoir remarqué quelques petites fautes d'accords ( comme dans la phrase: "Cette situation n'a rien de rassurante mais je l'ai déjà vécu milles fois", où le nombre mille ne s'accorde pas). J'ai également remarqué que dans la phrase: "Gunthel père a commencé a grainé", le deuxième "a" prend un accent et le verbe "grainer" est à l'infinitif…). De plus, dans la phrase "Il n’est pas en mauvais terme avec les chasseurs, quelques uns – les moins pires – sont mêmes ses amis, et il va boire des verres avec eux le vendredi au Blanc Poney, le tabac du village.", j'ai remarqué que vous avez employé "les moins pires", ce qui ne se dit pas dans la langue française ( à moins que cela fasse parti du langage courant du personnage ). Sinon, je trouve le style d'écriture bien adapté car il reflète le caractère brut du personnage principal.
À quand la suite ?;)
rroulietta
Posté le 08/11/2020
Bonjour,
Merci, c'est un thème important pour moi-aussi, que j'avais envie de traiter, tout en m'inspirant des expériences que j'ai vécues, et des témoignages que j'ai pu voir un peu partout, sur le net ou auprès d'amis ! Essayer de faire un concentré de tout ça et écrire une histoire là-dessus ! Pour les fautes, merci de me les avoir soulevées ! Je ne me suis relu que très rapidement ^^ je préfère toujours faire une relecture plus approfondie une fois le roman terminé !
Merci beaucoup pour cet avis - le premier - ! La suite devrait arriver dans la journée ;)
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