1. Le pont

Notes de l’auteur : Cette nouvelle fait partie du cycle des Derniers Dragons, dont les livres peuvent se lire de manière indépendante. Dans l'ordre chronologique, il s'agit cependant du premier livre de la série.

Le Vif-Argent n’était pas un bateau au nom très recherché. D’ordinaire utilisé pour le transport de marchandises, il avait été réquisitionné par l’armée royale dès la parution de l’ordre de mobilisation. Son équipage avait été poliment congédié, non sans la promesse d’une compensation financière. Il fallait faire de la place dans les cales pour le transport des chevaux, des griffons et des armes ; on ne pouvait pas se permettre d’embarquer des bras superflus. Alors, comme ses camarades fantassins, Aldric Fleurville s’était improvisé matelot sur le tas.

Une fois toutes ses corvées finies, il avait pris l’habitude de s’attarder sur le pont. Autour du navire, le paysage n’avait pas changé depuis leur départ, lorsqu’ils avaient cessé de pouvoir contempler à l’œil nu les côtes du royaume. L’océan Urin, baptisé en hommage au premier explorateur à l’avoir traversé, était plat et gris. Le voyage s’était déroulé sans encombres, le vent avait soufflé dans la bonne direction et l’équipage improvisé du Vif-Argent priait le Soldat tous les soirs pour que cela demeure ainsi. Mais si les conditions de navigation avaient jusqu’à présent été clémentes, un ciel bas et couvert annonçait désormais la pluie. La couverture nuageuse était si épaisse que la luminosité n’avait pas varié de la journée, mais Aldric devinait qu’il était tard. Il le sentait à l’humeur de ses camarades, qui se relâchait toujours à l’approche du dîner.

Le jeune fantassin resserra son manteau sur ses épaules. Des gouttes d’eau venaient asperger son visage, sans qu’il ne sache si c’était de la pluie ou des embruns soulevés par le navire. Il s’approcha du bastingage et ne vit pas la mer aux pieds du bateau. Il entendait les remous réguliers de l’eau refoulée par la coque.

— Regarde, fit soudain une voix à côté de lui.

Aldric sursauta et se retourna. Le capitaine Melville Hermond, qui dirigeait son escouade, s’était approché. Il fit un signe au capitane du Vif-Argent et à son lieutenant – les seuls membres de l’équipage originel qui n’aient pas été congédiés. Puis, se détournant de la dunette qui les surplombait, il reporta son attention sur Aldric et lui tendit une longue-vue. Aldric la saisit. L’objet en cuivre pesait lourd dans sa main. Sa forme cylindrique rappela un instant au jeune homme le toucher du manche de son épée.

— Regarde, répéta Hermond.

Aldric déplia la longue-vue et l’ajusta à sa vision. La mer grise se confondait avec le ciel et il ne vit rien de vraiment intéressant. Il sentit que le capitaine le prenait par les épaules et le faisait légèrement pivoter vers l’est.

— Regarde bien.

Aldric regarda, et, à force de se concentrer sur l’horizon, il finit par distinguer une ombre, perdue à la frontière entre la mer et les nuages, à peine plus clairs.

— Ce sont les Terres Sauvages, dit Hermond.

Aldric replia la longue-vue et ne répondit pas.

— Nous arriverons demain matin si les conditions météorologiques restent inchangées.

Tendu, Aldric lui rendit l’instrument.

— Mais notre ennuyeux voyage ne s’arrêtera pas là, poursuivit le capitaine. Nous devrons encore traverser les steppes, paysage tout aussi monotone que la mer… si ce n’est qu’il n’aura pas les mêmes couleurs.

Il y eut un long silence. Aldric n’osait ni bouger, ni parler. Il ne comprenait pas vraiment ce qui était en train de lui arriver, ni ce que le capitaine attendait. Pourquoi s’adressait-il à un simple fantassin comme lui ?

— Dis-moi…

L’adresse, plus directe, fit battre le cœur d’Aldric plus fort.

— Le voyage n’est pas trop dur ? Les chevaliers ne t’en font pas voir de toutes les couleurs, j’espère ?

Surpris, Aldric cligna des yeux. Contrairement aux fantassins, les chevaliers-griffon de l’escouade n’étaient pas mobilisés par les corvées de matelot – ou alors très peu. Ils étaient la fierté du royaume et devaient être prêts pour la bataille. Ils avaient tout le temps de s’entraîner, de se reposer, ou de s’occuper de leurs montures. Ils n’hésitaient pas à solliciter les fantassins pour leur demander de menus services – et personne n’y trouvait rien à redire. Aldric ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait eu le temps d’inspecter son propre équipement. Il était constamment en train de courir d’un bout à l’autre du navire. La seule pause qu’il s’autorisait était celle qu’il prenait sur le pont, juste après son service. Il n’avait jamais le temps d’admirer la mer plus d’une poignée de minutes.

— Non, monsieur, mentit Aldric.

Hermond le considéra un long moment, puis reporta son attention sur l’horizon gris.

— Que penses-tu de tout cela ?

Aldric prit le temps de réfléchir à sa réponse. Par « tout cela », le capitaine faisait certainement référence à l’ordre de mobilisation, si soudain, qui avait poussé l’armée royale à rallier même les plus jeunes recrues.

L’empire de Vestrià convoitait depuis longtemps les Terres Sauvages, c’était évident. Depuis quelques années, il ne se contentait plus de petites escarmouches à la frontière ou de raids contre les tribus nomades qui passaient trop près des champs du Rònan. Il commençait à mener de véritables expéditions punitives contre les Nomades, qu’il accusait d’hérésie car leurs arcanistes, les spirimanciens, parcouraient une zone des Arcanes qui relevait du domaine des Esprits, les Piliers de la Nature. Sur ce point-là, Aldric n’avait pas d’avis. Il connaissait peu l’élémancie de Vestrià ou la spirimancie des Nomades. Il ne comptait pas même un physiomancien royal parmi ses connaissances. Tout ce qui touchait aux Arcanes lui était totalement étranger.

Récemment, l’empire avait décidé de frapper très fort en envoyant son armée pour balayer d’un seul coup toute résistance et conquérir enfin le territoire. Alors que l’armée impériale se massait à la frontière, les Terres Sauvages avaient envoyé un appel à l’aide désespéré au royaume de Cardiban. Peu désireux d’affronter un ennemi comme l’empire, qui avait une force de frappe équivalente à celle des griffons avec ses wyvernes, et mille fois supérieure avec ses dragons, le royaume avait rechigné. Mais les Terres Sauvages lui avaient promis le monopole sur ses élevages de wyvernes, et l’ordre de mobilisation avait paru.

Aldric n’était pas sûr qu’envoyer une armée affronter des dragons en échange d’un troupeau de wyvernes était la meilleure idée royale, mais il n’avait pas son mot à dire dans l’histoire. Il n’était qu’un fantassin parmi d’autres.

— Je vais où le roi me demande d’aller, monsieur.

— Pardonne-moi, répondit Hermond avec un sourire qui tenait davantage du rictus, c’était une question stupide. Tu peux difficilement me faire une autre réponse que celle-là… As-tu une famille ?

De plus en plus surpris, Aldric déglutit avant de répondre.

— Mes parents possèdent des terres dans la région de Valdore… Ma sœur… ma sœur aînée, Hortense, est à l’Académie des Arts et Humanités.

— C’est bien, approuva le capitaine avec un hochement de tête.

Gêné, Aldric espéra presque qu’un chevalier vienne lui demander de nettoyer ses bottes ou de changer la litière de son griffon. Mais Hermond se tourna complètement vers lui et, le cœur battant, il s’efforça de soutenir son regard.

Hermond était un homme d’une cinquantaine d’années, au visage carré, à la silhouette longue mais musclée et aux yeux verts étonnement doux. Il avait rabattu le col de son manteau sur son cou, et le tissu claquait dans le vent contre ses joues, mangées par une barbe qu’il n’avait pas eu le temps de raser. L’escouade qu’il commandait était l’une des meilleures de l’armée et il avait fait ses preuves dans de nombreuses batailles. En croisant son regard brillant, Aldric se dit qu’il était entre de bonnes mains.

— Si jeune… murmura Hermond.

Il rompit leur contact visuel en se tournant de nouveau vers la mer. Accoudé au bastingage, il soupira, et ses épaules s’affaissèrent légèrement. Aldric fronça les sourcils.

— J’ai eu d’excellents résultats au centre de formation, protesta-t-il, et…

Le capitaine balaya l’air de la main.

— Je ne doute pas de ton talent.

Il hocha la tête, sans quitter l’horizon des yeux, comme si c’était lui qu’il devait convaincre :

— Nous aurons le soutien des Nomades, c’est une bonne chose.

— Est-ce vrai qu’ils n’utilisent pas de wyvernes ?

Aldric sentit sa voix vaciller – avait-il été trop hardi, à poursuivre ainsi la discussion ? Mais Hermond avait envie de parler. Sinon, pourquoi était-il venu le trouver ?

— C’est vrai. Ils les élèvent mais ne les emmènent pas sur le champ de bataille. Ils n’en sont pas moins redoutables au combat, à ce que l’on dit.

— Et les soldats de l’empire… est-ce vrai que n’importe qui peut s’enrôler dans leur armée ?

— Oui, confirma une nouvelle fois Hermond. Contrairement à notre armée, où seuls les propriétaires terriens, leurs enfants ou les nobles peuvent s’engager, l’armée impériale est ouverte à tous.

— Ils sont plus nombreux, alors ?

Le capitaine eut un léger rire :

— Ce n’est pas parce qu’ils recrutent plus largement qu’ils recrutent en plus grand nombre !

Il soupira de nouveau et posa une main sur l’épaule d’Aldric ; la gravité avait soudain remplacé la douceur dans son regard.

— Quand tu seras là-bas… Quoi qu’il arrive, je veux que tu te souviennes d’où tu viens. Que tu penses à ta famille. D’accord ?

— D’accord, acquiesça Aldric.

Il ne se voyait pas répondre autre chose. Approbateur, Hermond prit congé avec un signe de tête et Aldric le regarda disparaître dans les entrailles du navire, pensif. Autour de lui, le ciel restait gris.

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Camille Octavie
Posté le 06/04/2023
Bonjour,

J'ai apprécié la lecture de ce premier chapitre, plutôt calme, mais qui place très bien le décor et les enjeux.
J'irai lire la suite ça a titillé ma curiosité :)
J'ai noté quelques petites typos mais je suis sur mon téléphone, si cela t'intéresse je relirai du PC.
A bientôt !
Thérèse
Posté le 01/05/2023
Bonjour,
Merci pour ta lecture !
A bientôt pour la suite :)
Ozskcar
Posté le 09/03/2022
Hello !
J'ai beaucoup aimé ce premier chapitre ! Il est efficace et nous expose très clairement les enjeux à venir. Quant aux personnages, j'apprécie tout particulièrement, pour le moment, la bienveillance du capitaine. J'apprécie toujours les sous-entendus dans les dialogues, et les siens nous laissent envisager le pire, concernant la guerre à venir. On le sent également plus lucide qu'Aldric. J'ai hâte de voir comment tout cela va évoluer, et espère voir ce brave et jeune fantassin grandir !
A bientôt !
Thérèse
Posté le 23/03/2022
Salut ! Merci pour ta lecture, contente que ce premier chapitre t'ait plu ! Quant au destin d'Aldric, je ne dirai rien ^^
Deslunes
Posté le 16/01/2022
Bonsoir, cela se voit que que tu écris depuis pas mal de temps. C'est fluide, bien écrit, rythmé comme il faut, ou il faut. Tout y est, les descriptions, le contexte ... Tu n'oublies rien.
Thérèse
Posté le 18/01/2022
Merci beaucoup !
Joren
Posté le 25/10/2021
Me voilà chez toi Thérèse et bonjour !
Alors déjà, bravo pour ce style d'écriture ! La simplicité, l'intelligence et la rigueur transparaissent dès les premières lignes ! Tu sembles avoir beaucoup d'expériences dans l'écriture non ?
Thérèse
Posté le 25/10/2021
Bonjour et bienvenue à Feranth ! :)

J'écris depuis une grosse dizaine d'années mais mes premiers jets restent lamentables comme ceux de tout le monde je pense x)

En tous cas merci du compliment, contente que le travail de réécriture fonctionne ^^
Edouard PArle
Posté le 06/10/2021
Coucou !
Voilà une très belle histoire, ton univers m'est déjà fort sympathique.
J'avoue que je sens mal cette guerre pour le camp d'Aldric, bien qu'on sache peu au sujet de l'empire j'ai l'impression que leur puissance est bien plus grande. Et tu évoques à un moment des dragons ...
Tu n'en dis pas trop pour ce premier chapitre, c'est bien ça permet de rester fluide (=
Tu as une très belle écriture et je n'ai remarqué aucune faute.
Je suis assez pressé de découvrir la suite !
A bientôt !
Thérèse
Posté le 07/10/2021
Merci pour ton commentaire, ça me fait du bien d'avoir des retours et c'est encore mieux s'ils sont si positifs :)
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