Rav’ka était le chasseur le plus prometteur de toute sa tribu. C’était ce que tout le monde lui avait dit lorsqu’on lui avait annoncé sa mission. Il n’allait pas contredire cet avis unanime – et surtout pas s’il était en grande partie porté par ses parents.
Comme tous les chasseurs de la tribu du Cerf, il avait pris la route vers l’ouest à travers les immenses plaines des Terres Sauvages. C’était ainsi que tous les étrangers désignaient les steppes, depuis la mer jusqu’aux montagnes, mais Rav’ka ne comprenait pas vraiment pourquoi. Entre eux, les Nomades n’avaient besoin d’aucun terme pour désigner leur territoire : ils y étaient partout chez eux.
C’était la fin de l’été. Conformément aux schémas migratoires, la tribu du Cerf était la tribu la plus éloignée de la frontière avec l’empire de Vestrià, sur les rives du Flot, proche de l’unique port du territoire, le Débarcadère. Elle s’était donc mise en route il y a plusieurs semaines, repliant ses tentes et chargeant ses charrettes. Elle marchait depuis ce qui semblait être à Rav’ka une éternité. Peu à peu, elle avait fini par être rejointe par les autres tribus, qui affluaient des quatre coins des terres.
Pour Rav’ka, l’événement n’avait aucun précédent. Même la fête de la Renaissance, qui avait lieu au printemps, ne rassemblait que deux ou trois tribus – les plus proches géographiquement. Le jeune chasseur n’avait jamais vu autant de monde à la fois.
Mais il n’était pas seulement fasciné par l’immense colonne de Nomades, d’où s’échappaient les rires des enfants, les grognements du bétail et les grincements des chariots. C’était également la première fois qu’il voyait des chevaliers – des vrais – du royaume de Cardiban. Arrivés par l’océan sur les terres des Nomades, ils avaient rejoint la colonne quelques jours seulement après le départ de la tribu du Cerf. Ils ne se mêlaient pas aux Nomades, mais Rav’ka ne se lassait pas de les observer dès qu’il le pouvait. Il était tout particulièrement fasciné par les chevaliers-griffons. Il sentait un esprit de camaraderie et de fraternité inégalé émaner des groupes de chevaliers, qui se rassemblaient le soir autour de leurs feux de camp. L’ambiance y était si bonne que c’en était surréaliste. Les chevaliers semblaient ne se soucier de rien – ils étaient aidés par ceux qui devaient être leurs écuyers – et surtout pas du combat à venir. Leurs armures brillaient à la lumière des flammes et en plus de leurs épées réglementaires, ils portaient parfois une lance ou une hache. Rav’ka s’intéressa à leurs griffons avec un œil expert – ses parents étaient éleveurs de wyvernes. Il trouva les bêtes plus belles, plus agiles et sans doute plus meurtrières que les wyvernes, avec leurs griffes et leurs becs acérés. Ils allaient gagner, c’était obligé.
Le jeune chasseur aperçut toutefois des femmes dans leurs rangs. Elles étaient en armure comme eux, mais il ne comprenait pas vraiment la raison de leur présence. Les femmes nomades ne prenaient jamais part aux combats ou aux chasses. Même les Cheffes de tribu ne se battaient jamais, représentées par leurs maris sur le champ de bataille. Le rôle des femmes était cependant essentiel dans l’effort de guerre : elles fabriquaient et réparaient les armes. La seule exception, bien sûr, concernait les Nomades faisant preuve de dons de spirimancie. Les spirimanciens, qu’ils soient hommes ou femmes, accompagnaient toujours les guerriers nomades.
Rav’ka faisait de son mieux pour remplir les exigences de son statut de chasseur le plus prometteur de la tribu du Cerf. Du haut de ses quinze ans, il mimétisait le comportement des guerriers de son clan : il adoptait leurs airs graves, considérait son entourage d’un œil sombre et prenait soin de faire vérifier ses armes par sa mère ou sa sœur. Au lieu de les laisser dans le chariot familial, il marchait avec tout son équipement – carquois dans le dos, sabre à la taille et arc en bandoulière. Il refusait de jouer avec les enfants de la tribu – il était trop vieux et trop important pour cela.
Un jour, la colonne se sépara des femmes, des enfants et des chariots. Rav’ka dut dire adieu à sa mère et à sa sœur ; contrairement à son père, sur le visage duquel roula une unique larme, il résista et ne s’émut pas. Les guerriers se détachèrent du gigantesque convoi et les Nomades se retrouvèrent en minorité parmi les soldats du royaume. Le soir venu, lorsque ces derniers montèrent le camp, ils prirent leur temps. Toutes les tentes royales furent déployées, leurs piquets solidement enfoncés sur le sol. On dressa des barrières pour attacher les chevaux et on construisit même une volière pour accueillir une partie des griffons. Rav’ka, dont la tribu avait laissé derrière elle une grande partie de son équipement pour plus de légèreté, comprit qu’ils étaient arrivés à destination. Il fut convoqué à la tombée de la nuit.
Il fut accueilli dans l’unique tente que les Nomades avaient gardée dans leurs bagages : la tente des chefs. Tout l’aplomb que Rav’ka avait amassé au cours du voyage s’évanouit lorsqu’il entra. La tente était vide de tout mobilier, hormis un gigantesque brasero qui l’éclairait depuis son centre, et le sol était recouvert d’un patchwork de tapis aux couleurs des différents clans. Assis en cercle autour du foyer se trouvaient les chefs des huit tribus. Les flammes faisaient danser leurs ombres sur la toile, qui ondulait légèrement sous le vent des steppes.
— Approche, garçon, fit une voix grave à côté de Rav’ka.
Dans la lumière du brasero, il parvint à distinguer Ko’rec, le chef de la tribu du Cerf. Une grosse boule s’était formée dans sa gorge ; il ne se sentait plus l’étoffe du chasseur le plus prometteur de sa tribu.
— Assieds-toi près de moi.
Fébrile, Rav’ka obéit et s’assit à la droite de son Chef. C’était un très grand honneur que d’être ainsi placé, mais il en prit à peine conscience tant il était impressionné par l’aura de puissance brute dégagée par les neufs autres dirigeants.
Derrière lui, la toile de la tente s’écarta et l’ombre d’une silhouette élancée passa au-dessus de lui. Il n’eut pas le temps de distinguer le nouvel arrivant, qui s’installa à gauche de Ko’rec.
— Ils n’en imposent guère, fit une voix depuis le fond de la tente.
Les Chefs avaient commencé à converser à voix basse à l’arrivée du dernier occupant de la tente, qui se pencha en arrière et fit un clin d’œil à Rav’ka, dans le dos de Ko’rec. Il reconnut El’vir et rougit immédiatement.
La lumière vacillante projetée par le brasero rendait difficile l’analyse des expressions des autres chefs, mais Rav’ka sentit qu’ils les jugeaient, lui et El’vir. Ko’rec éleva la voix pour mettre un terme à leurs murmures étouffés :
— Comme vous le savez, dit-il, les miens ont particulièrement été éprouvés par les raids de l’empire. Nous avons séjourné près de la frontière lors de la saison dernière, et nous en avons subi les conséquences.
— Nous vous avions pourtant prévenus ! s’exclama le Chef de la tribu de l’Ours. C’était une folie que de vouloir à tout prix suivre les schémas migratoires ! Il fallait tenir compte des circonstances ! Préserver la tradition, mais à quel prix ?
Rav’ka serra les poings mais Ko’rec poursuivit sans élever la voix :
— Trois de nos spirimanciens ont été tués, ainsi que plusieurs de nos chasseurs. Il nous est vite apparu que l’empire était prêt à tout pour conquérir notre bout de terre…
— Et exterminer tous les spirimanciens !
— … et qu’il ne reculerait devant aucune violence. Nous voulons trouver un moyen de régler ce conflit en évitant un bain de sang inutile.
À côté de Rav’ka, la Cheffe de la tribu du Renard se pencha pour mieux dévisager Ko’rec.
— Alors que l’empire est à nos portes ? demanda-t-elle doucement. Vous pensez encore que cela soit possible ?
De l’autre côté du brasero, la silhouette massive du Chef de la tribu de l’Ours s’agita :
— À quoi bon éviter un bain de sang, après tout ce qu’ils nous ont fait ? Nous avons les griffons de notre côté, autant en profiter pour les écraser !
Rav’ka entendit quelques murmures d’approbation.
— Écoutons tout de même ce que notre ami à nous proposer.
Ko’rec remercia la cheffe de la tribu du Renard d’un signe de tête.
— Voici Rav’ka, dit-il, l’un de nos chasseurs. Et voici El’vir, notre dernière spirimancienne. Ce que je propose, c’est qu’ils éliminent l’empereur. C’est une stratégie des plus élémentaires : éliminez un chef et ce sont tous ses guerriers qui se dispersent.
Un long silence envahit la tente. Les Chefs semblaient véritablement considérer cette proposition, ce qui rassura Rav’ka. Il n’avait aucune envie que la mission – sa première mission – lui passe sous le nez.
Le Chef de la tribu de l’Ours finit par émettre un grognement et haussa les épaules :
— Ce que vous ordonnez aux membres de votre tribu ne regarde que vous, j’imagine.
— On ne peut pas reprocher à notre ami du Cerf de tenter de sauver des vies, dit la Cheffe de la tribu du Renard. Il est possible qu’un tel acte disperse l’ennemi. Après tout, c’est probablement ce que nos troupes feraient si un tel événement survenait dans nos rangs. Rien ne garantit toutefois que l’armée impériale fonctionne de la même manière. Si son plan échoue, nous aurons notre bataille. S’il réussit cependant, il se peut que les combats s’écourtent, et ce serait tout à notre avantage.
À côté de lui, la Cheffe de la tribu du Hibou leva une main :
— Comme cela a été remarqué plus tôt, ils n’en imposent guère, dit-elle. À quel point peut-on miser sur cette entreprise ? Peut-on réellement compter sur leur succès ?
Ko’rec sourit.
— Des actes sont souvent plus parlants que des paroles, dit-il. Je vous invite à passer à l’extérieur et à voir par vous-mêmes.
À quelques mètres de la tente, on avait dégagé un terrain découvert où étaient regroupées huit cibles en bois, d’ordinaire utilisées pour les entraînements des guerriers et des chasseurs. Rav’ka sentait le poids familier de son carquois dans son dos et ne peut s’empêcher de sourire.
— C’est un peu facile, commenta la cheffe de la tribu du Hibou.
Ko’rec ouvrit les bras :
— Prenez donc chacun une cible et éloignons-nous du camp.
Ils s’écartèrent donc des tentes nomades et une fois sortis du flamboiement des torches, ils furent avalés par l’obscurité du soir.
– Je vous propose un test très simple, poursuivit Ko’rec. Que chacun d’entre vous dispose sa cible dans la plaine, à l’endroit où il le souhaite.
Les chefs échangèrent des regards perplexes, mais ils s’exécutèrent et revinrent peu après se regrouper juste derrière Rav’ka. Le jeune chasseur avait déjà encoché sa première flèche. Derrière lui et à portée de voix, El’vir était prête. Elle posa une main légère sur son épaule.
— Je vous garantis que Rav’ka n’en manquera aucune, dit Ko’rec et que vous ne verrez rien venir.
Et Rav’ka aveuglé par l’obscurité de la nuit mais guidé par El’vir qui le dissimula avec elle dans les ombres, n’en manqua aucune.
A très vite :)
Je m'embarque de plus en plus dans ton histoire. Ce plan d'élimination de l'empereur est génial, ça promet une intrigue passionnante !
C'est une super bonne idée d'avoir un autre narrateur pour découvrir les Nomades de l'intérieur et Rav'ka et El'vir ne manquent pas de panache.
La couverture est très jolie, l'as-tu réalisée toi même ?
Je pense que "chapitre 2" rendrait mieux que 2/9, tu ne trouvas pas ?
Quelques remarques :
"ils y étaient partout chez eux." le y est de trop
"ne rassemblaient que deux ou trois tribus" -> rassemblait
Un plaisir de te lire,
A bientôt !