1 - L’eau sombre de ses pensées

Premier rouleau de Kaecilius

Quatre jours avant le mariage

 

Durant les jours qui suivirent, je reprenais connaissance à plusieurs reprises, mais sombrais inévitablement dans les rêves fiévreux, épuisé par la folie d’avoir voulu sauver l’esclave de ma future épouse.

À chaque réveil, malgré la confusion qui régnait dans mon esprit, je notai tantôt une odeur familière, tantôt la chaleur d’une main réconfortante sur mon front. Je finis par comprendre que l’on m’avait ramené dans mes appartements. À partir de ce moment-là, ma convalescence se fit moins agitée. J’étais en sécurité, je n’avais plus besoin de lutter contre des menaces imaginaires issues de mes cauchemars. Si je m’étais trouvé dans un état normal, je me serais rappelé que les plus grands dangers, au Palais des Harmonies, n’habitaient pas mes rêves, mais grouillaient dans chaque recoin, à la vue de tous. C’était bien là le propre d’un esprit délirant que de se croire en sécurité dans le repaire même des comploteurs, des sicaires et des empoisonneurs.

Il est vrai, toutefois, que cette main chaude, cette main familière qui venait caresser mon front à chaque fois que je m’agitais était celle de Valens. À ce titre, tant que mon cousin et meilleur ami était à mes côtés, rien n’aurait pu m’arriver. Nous avions passé une partie de notre jeunesse ensemble, navigué les intrigues de cour en servant de vigie à l’autre et usé nos semelles dans les rues malfamées d’Alba dans le plus complet anonymat (combien de fois ne l’avais-je pas extirpé de situations rocambolesques ?). S’il m’était impossible d’accorder pleinement ma confiance à quiconque, au risque de finir avec un poignard dans le dos, Valens faisait figure d’exception. Une exception que je chérissais au point que j’aurais certainement pu sacrifier ma vie pour lui (ce que je n’aurais jamais reconnu à voix haute, évidemment).

Le troisième jour de ma convalescence, la somnolence permanente qui tenait mon esprit prisonnier commença à desserrer son étau. Je me sentis capable d’aligner deux pensées cohérentes l’une après l’autre, et je voulus tenter de converser avec un autre être humain, plutôt qu’avec des rêves agités. Valens ne s’était pas rasé depuis que l’on m’avait retrouvé dans la villa de mes parents. Je crois même qu’il portait encore les vêtements de ce jour-là. D’épais cernes empesaient les traits de son visage.

Derrière lui, le pavillon en bois ancien qui me servait d’appartement semblait n’avoir pas changé : la décoration était toujours aussi sobre. Après l’exil de ma mère et celui de ma sœur, je m’étais mis à l’écart de la folie de la cour. J’avais pris possession de ce lieu reculé, un don de la Grande Impératrice elle-même pour mon dix-septième anniversaire. Il était situé au cœur du Palais des Harmonies, mais seuls les invités de marque, les ministres et les membres de ma famille étaient autorisés à s’aventurer dans les parties privées. Je n’avais souhaité m’entourer que du nécessaire, quelques meubles fonctionnels tout au plus, rejetant les marques de luxe ostentatoire. S’il avait été présent, Lao aurait trouvé le moyen de multiplier les piques, remarquant que là où je voyais du dénuement, il ne voyait que de l’opulence ; je pouvais presque entendre sa voix dans mon esprit éreinté.

Quoiqu’il en soit, la familiarité des lieux m’apporta autant de réconfort que la présence de mon cousin. Je croassai une salutation inaudible. Valens releva la tête et me fit boire une gorgée de thé noir.

« Qu’ai-je donc fait au Ciel pour te mériter ? me demanda-t-il, les sourcils froncés. Si tu m’effraies une nouvelle fois, je jure devant les Divinités Protectrices de la famille impériale que je te tuerai de mes propres mains. »

Je le laissai maugréer autant qu’il le voulait, content de pouvoir entendre ses remontrances.

« Que m’arrivera-t-il le jour où tu ne seras plus là ? Y as-tu seulement pensé ? Tes promesses se délient avec l’aisance du vent. Je ne sais pas pourquoi je t’accorde ma confiance. 

— Valentius », soupirai-je avec un sourire aux lèvres.

Bien qu’ayant droit officiellement au titre prestigieux de Prince, Valens n’était qu’un membre mineur de notre clan : son adoption tardive n’avait pas réussi à faire oublier ses origines obscures, et certainement populaires. Sa mère, l’Éminence grise de mon oncle, et avant cela de la Grande Impératrice, l’avait arraché à la crasse d’une province reculée et l’avait sauvé d’une mort certaine. Après un ou deux verres, Valens affirmait ne pas savoir si son appartenance aux Hostiliani était une bénédiction ou une calamité. Tout en vivant dans le luxe le plus outrancier, il lui fallait supporter les vexations quotidiennes que ne manquaient jamais de lui infliger les membres de ma famille étendue et leurs familiers. À mes yeux, son existence était un don du ciel. Je n’aurais pas survécu à la mort de mon père, ni aux exils de ma mère et de ma sœur jumelle, sans sa présence indéfectible. Quand mon humeur se faisait sombre, j’espérais qu’il serait aussi à mes côtés le jour de ma mort.

Comme s’il avait entendu mes pensées, son visage se fit soudainement grave.

« Ton spiritus s’est évaporé. Il semble se reconstituer très rapidement, ce qui est un miracle en soi. J’ignore ce que tu as fait, mais c’était un acte stupide. » Il soupira. « Mais parlons d’autre chose. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Très mauvaise même. Laquelle souhaites-tu entendre en premier ?

— La bonne », murmurai-je.

Ma respiration était laborieuse, ce qui n’était guère surprenant si j’avais utilisé tout mon spiritus pour sauver la vie du Démon blanc. Le souffle était une des meilleures techniques pour cultiver son spiritus. Je fis un effort pour observer l’air qui pénétrait dans mes poumons et réguler son mouvement à l’intérieur de mon corps.

Valens m’adressa un sourire enfantin, radieux comme tous ses sourires, mais quelque peu forcé. Son front était plissé. Je n’eus aucun mal à déchiffrer son humeur : il ne se donnait jamais la peine de masquer ses inquiétudes en ma présence.

« Tu as rencontré le Démon Blanc ! À quoi ressemble-t-il ? Je veux tous les détails. »

Je fermai mes yeux, mais les rouvris aussitôt, ne souhaitant pas voir le visage de Lao apparaître sur la scène de mon théâtre mental.

« Une réputation surfaite… Mais nous nous en doutions.

— Où est-ce que tu l’as caché ? Je veux le rencontrer.

— Ce fourbe ne devrait pas remettre les pieds à Alba avant longtemps. »

Il me semblait me souvenir d’une discussion entre ma sœur et lui. Était-ce un rêve ? Avait-elle vraiment eu lieu ?

Ils m’avaient abandonné. J’essayai de repousser la déception qui pénétrait mon cœur. Mon affaiblissement me faisait éprouver des émotions décidément bien ridicules. Tous les Vertueux connaissaient les symptômes d’un spiritus anémique : après la déception, une mélancolie tenace viendrait s’installer, un nuage si noir à l’intérieur de moi que toute la lumière du monde et la chaleur de ceux qui m’aimaient ne parviendraient pas à dissiper. Inévitablement, le désespoir allait s’attacher à ma gorge. À mes oreilles, la voix pernicieuse du suicide soufflerait quelques cajoleries. La tentation de céder à cet appel serait grande, peut-être même qu’il serait impossible d’y résister. À la place de Valens, je n’aurais pas non plus quitté mes appartements.

« Je suis fatigué. Passe à la très mauvaise nouvelle. »

Il garda le silence un long moment. Quand il le brisa, ses yeux fixaient le mur devant lui, refusant de se poser sur moi.

« Les eunuques affirment que le Fils du Ciel est sur le point de réclamer ta mise à mort.

— Ont-ils déjà essayé de m’empoisonner ? » demandai-je d’une voix morne.

Les mâchoires serrées, il acquiesça.

« Depuis cet incident, je n’ai pas quitté ton chevet une seule seconde, précisa-t-il.

— Ce qu’ils ne feraient pas pour obtenir les faveurs de leur maître. Et c’est moi que l’on surnomme le Chien de l’Empereur. Quelle ignoble ironie ! »

Je laissai échapper un soupir. 

« Mes affaires sont-elles en ordre ? »

Valens prit ma main dans les siennes, ce qui m’obligea à relever mon regard et à croiser le sien.

« Kae, oublie les eunuques. La situation est grave. Si tu es en état de te mouvoir, nous devons… »

Je retirai ma main.

« Je ne prendrai pas la fuite, déclarai-je.

— Mais enfin ! Tu ne vas quand même pas attendre l’heure du suicide sans rien faire.

— Je suis épuisé, fis-je, en fermant les yeux. J’ai besoin de repos. »

Valens me secoua sans ménagement. Je poussai un grognement.

Non seulement je n’avais pas retrouvé ma future épouse, mais le Démon blanc m’avait aussi échappé. Mon oncle avait toutes les raisons du Ciel et de la Terre de m’en vouloir. Cela faisait des années qu’il souhaitait se débarrasser de moi. Je lui avais offert la plus belle des excuses sur un plateau.

J’aurais pu être fier de moi si je l’avais fait exprès.

Je secouai la tête faiblement.

Lao aurait pu éprouver cette fierté ; ce n’est pas ainsi que Kaecilius… que moi, j’agis. La faiblesse de mon spiritus me rend confus. Qu’ai-je donc fait pour que les pensées du Démon blanc m’habitent de la sorte ?

« Laisse-moi dormir, fis-je à voix haute.

— Ne sois pas têtu. Il s’agit très certainement d’un malentendu. Tu n’a pas conspiré contre le Fils du Ciel, n’est-ce pas ? »

J’ouvris un œil, me forçant à porter davantage attention à ce qui m’entourait.

« De quoi est-ce que tu parles ?

— Une tentative d’assassinat a été déjouée. Ils ont arrêté plusieurs sénateurs. Parmi eux, il y avait même un Patriarche. Kae, t’en rends-tu compte ? Un Patriarche se trouve maintenant dans les geôles du Palais des Harmonies. »

Comme mon esprit était trop lent pour comprendre, je lui demandai d’expliciter ses paroles.

« On dit que tu as fomenté un attentat avec Titus Protervus !

— C’est ridicule. L’Empereur m’a chargé de retrouver Sophia Domitillia. Nous avons rendu visite au Patriarche de Cypris car il était l’un des derniers à avoir vu ma future épouse avant sa disparition. Nous n’avons jamais comploté contre le Fils du Ciel. Ma présence dans la villa de mes parents était un accident du hasard. Regarde l’état dans lequel je me trouve. Comment aurais-je eu la force de m’en prendre aux intérêts de mon oncle ? Ridicule. Cette rumeur est ridicule. »

Je répétai le mot plusieurs fois. Lentement, mon esprit glissa alors dans des rêveries. Très vite, il se mit à battre la campagne. Valens me ramena au moment présent en touchant mon épaule, peut-être même qu’il dut me secouer. Je reportai mon attention sur lui.

« Je ne remettrai jamais ta parole en doute, m’assura-t-il. Ma mère est en train d’essayer de le faire changer d’avis. Ta participation à cette révolte… ce ne sont que des bruits d’alcôve pour le moment, mais le plus sage serait de quitter le Palais des Harmonies au plus vite.

— Si je pars, cela reviendrait à reconnaître ma culpabilité. Je refuse. »

Valens eut un mouvement d’humeur qui le fit se lever de son tabouret. La mine sombre, il se mit à faire les cent pas. Très vite, je me lassai de le regarder et mes yeux allèrent se poser ailleurs.

Depuis quand est-ce que j’ai ce vase ? Lao aimerait le posséder ; l’esclave est un voleur. Avec un tel butin, il pourrait acheter sa liberté. N’est-ce pas là ce qu’il souhaite le plus ?

Mon cousin vint se placer dans mon champ de vision et me tira à nouveau de mes réflexions vagabondes.

« Est-ce que tu sais où se trouve le Démon blanc ? Il semble avoir disparu. Sans lui, ton sort est arrêté. Le Fils du Ciel s’est convaincu du fait que ton mariage n’aura pas lieu.

— J’ai perdu mon utilité. Il fallait bien que cela arrive un jour. »

Un faible sourire naquit à la commissure de mes lèvres.

Valens revint vers moi et me fit boire une nouvelle gorgée de thé pour me faire taire. Il posa ensuite la tasse sur le plateau en bois laqué sans faire le moindre bruit. Habituellement, il ne contrôlait pas son impatience. C’était ce qui lui avait valu de sévères remontrances de la part de ses maîtres quand il était plus jeune. Mais ce jour-là, j’eus l’impression qu’il faisait preuve d’une infinie patience envers moi. Si j’avais été dans mon état normal, cela aurait suffi à me faire comprendre à quel point la situation dans laquelle je me trouvais était critique.

« Même ton maître, Annaeus, semble s’être retourné contre toi. Kaecilius, qu’est-ce que tu as fait pour le fâcher à ce point ? »

À la mention de l’homme le plus important de mon existence, une douleur fugace perça mon cœur.

Je n’ai rien fait. C’est lui qui m’a trahi. Tout ce qu’il m’a enseigné n’était que du vide.

Dans mon état, il m’était impossible de faire confiance à mes pensées déréglées. Tout était exagéré, déconnecté de la réalité. Toutefois, cette voix dans ma tête me plongea dans des abîmes de tristesse insondables. Si Annaeus s’était vraiment détourné de moi, j’étais désormais une barque sans ancre ballottée par les vents violents de l’existence. Il était inévitable que je finisse par me fracasser contre les roches de la réalité.

D’ailleurs, le plus vite serait le mieux.

Au risque de l’effrayer, je ne partageai pas le fond de ma pensée avec mon cousin. Ayant reçu une éducation similaire à la mienne, il ne devait pas être dupe quant à l’état pitoyable de mon mental. Je comprenais la raison pour laquelle on interdisait aux Vertueux de partager leur spiritus : pris dans un élan de désespoir, ils finissaient par croire que le suicide était la seule solution possible à cette douleur vive, diffuse, que causait une énergie spirituelle étiolée.

Provenant de l’extérieur, un tumulte bruyant interrompit mes rêveries mélancoliques. Valens se tourna vers l’entrée principale et, ayant reconnu à qui appartenaient ces éclats de voix, murmura un simple « oh, non », ce qui aurait dû suffire à m’indiquer l’identité de notre visiteur. Son maintien se fit aussitôt plus droit, il réajusta une mèche de ses longs cheveux noirs derrière son oreille et épousseta le devant de ses robes de bleu azur. Il se tourna vers moi, le visage crispé par une panique soudaine, comme pour me demander s’il était présentable, mais, voyant l’état effroyable dans lequel je me trouvais, jugea préférable de ne rien demander.

« Eh bien, tuez-moi sur le champ ! s’écria le visiteur depuis l’extérieur. Ne suis-je pas déjà assez pathétique ? Cela fait trois jours que je ne trouve plus le sommeil. Je pleure du soir au matin, je ne me nourris plus. Pourquoi est-ce que vous vous obstinez ? Le Fils du Ciel – que sa vie soit longue et prospère – ne m’a certainement pas mentionné quand il a interdit les visites. Qui se soucierait d’un être aussi minable que moi ? Ô divin Vindictus Libertus, qu’ai-je donc fait à ce monde pour mériter un tel traitement ? »

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