Le dit de Lao
Installez-vous donc. Nous allons commencer dans un instant. Ne vous battez pas. Il y aura de la place pour tout le monde.
Gardez vos questions pour plus tard, car je les sais nombreuses, car vous ne souhaitez pas importuner vos voisins ni vos voisines qui veulent connaître la suite au plus vite.
Tant que votre hospitalité se fera généreuse, je reviendrai chaque soir jusqu’à ce que mon récit soit terminé.
Je lis le doute sur vos visages. « Peut-on faire confiance au Démon blanc ? A-t-il seulement un jour dit la vérité ? Sa nature servile ne le porte-t-elle pas au mensonge et à la fabulation ? »
Ah ! Je vous vois sourire. Ces questions ne sont pas les vôtres, évidemment. Vous n’avez aucun préjugé à mon égard. Votre bienveillance se renouvelle chaque soir devant ce feu qui crépite et projette des ombres inquiétantes sur ma peau blanche tout aussi inquiétante. Vous n’êtes pas comme Kaecilius lors de notre première rencontre.
Son Altesse Impériale le Prince Vertueux Kaecilius Hostilianus, comme il était alors connu, m’avait méprisé dès le premier regard. J’incarnais ce qu’il détestait le plus : ma simple présence mettait en péril l’ordre établi. À l’écouter, l’esclave ne devait exister qu’à moitié, assez pour servir autrui avec diligence, mais insuffisamment pour être capable d’affirmer sa personnalité.
Un fantôme domestiqué, en somme.
Son plus grand malheur, ce fut de n’avoir pas été capable de m’ignorer ou de m’oublier. Nos rapports furent intenses dès ce premier instant. La passion, qui épuise autant qu’elle enthousiasme, ne s’explique pas. Cette passion, nous voulûmes tout d’abord l’ignorer, puis la refuser et enfin la renier.
Pour commencer, nous crûmes que la Fortune, sous les traits du Fils du Ciel, nous avait réunis pour retrouver la trace de ma maîtresse, Son Excellence Sophia Domitillia. Celle que j’avais servie durant treize années, et qui avait promis de m’affranchir tantôt, avait disparu quelques jours à peine avant son mariage avec le beau Kaecilius. Il était impossible de trouver des futurs époux plus réfractaires que ceux-là : ma Tillia prisait sa liberté par-dessus tout et Kae ne ressentait aucune attirance ni aucun intérêt pour le sexe opposé. Leur alliance n’était pas celle de deux individus, mais bien des deux clans les plus puissants de l’Empire Sérien, dont les querelles intestines menaçaient depuis deux siècles de le faire retomber dans une guerre civile sans fin. L’intérêt du clan auquel on appartenait étant plus fort que son intérêt personnel, ils n’avaient pas eu d’autre choix que celui d’accepter cette union vouée au malheur.
Malheureux, Kaecilius et moi-même le fûmes, sans aucun doute possible, quand nous dûmes voyager ensemble jusqu’à Alba, la capitale orientale de l’Empire. Il ne supportait pas mon esprit trop libre ; j’étais convaincu qu’il avait un balai enfoncé dans son fondement. Là, nous fûmes aidés par l’esprit protecteur de la Ville, ainsi que par le « Pontife débraillé », surnom donné au puissant sénateur Titus Protervus (un autre malheureux qui aurait mieux fait de ne pas nous apporter son assistance).
Notre enquête nous amena jusqu’à la villa familiale de mon Prince, où personne n’avait le droit de pénétrer sans autorisation de l’Administration impériale. Ce fut un moment de folie que Kaecilius (lui qui n’avait jamais enfreint aucune règle, aucune loi sous les Cieux) viendrait à regretter amèrement plus tard. Cette nuit-là, il essaya aussi de tuer sa sœur jumelle, la renégate Silvia Hostiliana, croyant qu’elle était une Lamie, une créature infernale, mais mon sens du sacrifice l’en empêcha : à la place, je fus embroché par son épée en fer stygien, qui, ironie du Destin, avait appartenu à mon premier amant et maître, Matheus Domitillius, l’ancêtre de ma Tillia.
J’ai connu des nuits plus plaisantes que celle-ci et je peux affirmer sans le moindre doute que les épées de chair sont bien plus agréables que celles en fer stygien. D’autant plus que ma race est allergique à cet alliage, créé pour nous exterminer lors des Guerres de l’Invasion.
Mais Kaecilius n’était pas encore prêt à faire don de son épée de chair, ou pour être plus exact : de son poignard de chair – controlez vos fantasmes, mon cher public, la virilité de Kae avait des proportions, somme toute, normales.
(Comptez sur moi pour faire remarquer que la supériorité indéniable de la famille impériale a quand même des limites.)
Il me fallut donc me contenter de cette blessure mortelle, qui, malheureusement, ne le fut pas : les divinités en avaient décidé autrement et n’avaient pas terminé de jouer avec le pauvre Lao. Kaecilius me sauva en me faisant don d’une partie de son spiritus, cette force vitale que les Vertueux apprennent à cultiver dès le plus jeune âge. En guise de remerciement, je me fis la malle avec sa sœur jumelle et nous l’abandonnâmes dans la villa familiale, afin d’échapper à l’Empereur Aelius. Cachée dans ma manche se trouvait la peinture dans laquelle ma Tillia avait trouvé refuge ou avait été enfermée – je n’avais pas encore eu le temps de clarifier le comment du pourquoi. Alors que nous nous apprêtions à quitter Alba, la rumeur publique se répandit jusque dans les faubourgs, selon laquelle la Garde impériale venait d’arrêter Kaecilius et l’avait traîné jusqu’au Palais des Harmonies, la résidence principale de l’Empereur et de sa cour.
J’ai brisé là mon histoire, vous laissant libres, jusqu’à la prochaine veillée, de vous perdre en conjectures. Vous m’avez assailli de questions, mais j’ai gardé le silence. N’oubliez jamais que pour délier ma langue seule une larme d’alcool s’avère efficace. Sans discrimination, j’accepte pareillement les pièces de bronze, d’argent, d’or ou de tout autre alliage (mais une allergie fâcheuse m’obligera à refuser celles à l’effigie de l’ancien dieu Vindictus Libertus).
Soyez donc généreux. Mon chapeau en feutre est posé devant moi à même le sol ; pour les flasques ou les bouteilles, ma main, ici même, saura vous démontrer son habileté à les saisir au vol.
Maintenant, taisez-vous et écoutez mon histoire.