— … et c’est pour cela qu’il est essentiel de révérer chaque chose, reprit Monsieur Barnette, l’instituteur, après avoir terminé sa lecture du chapitre premier des Verbes d’Omnia. C’est même le plus important des commandements ! Car vous n’êtes pas sans savoir…
— … que tout est Sa création, et qu’Elle est source de tout, soupira Mantin bien peu discrètement, les yeux au ciel. On va finir par le savoir, tu m’étonnes, c’est la même rengaine chaque début d’année !
Ollian se retint d’éclater de rire, mais ne put empêcher ses lèvres de s’étirer largement. Mantin, qui ne ratait jamais une occasion de se faire remarquer, semblait décidé à débuter la nouvelle année sans perdre un instant avec la discipline, l’esprit scolaire et autres inepties du même genre. D’autant plus qu’à dix-sept et seize ans, ils étaient désormais les plus vieux élèves de la classe, et donc situés au fond de la salle.
Les deux amis étaient aussi semblables physiquement que différents de caractère. Bruns à la peau claire pour des campagnards, aux yeux marron et au nez fin, ils arboraient également les mêmes oreilles décollées. De stature identique, quoique la musculature de Mantin commençât à se prononcer davantage, ils avaient la même taille alors qu’Ollian comptait huit mois de plus. En revanche, l’un, exubérant et rebelle, débordait de fougue et d’énergie ; l’autre, calme comme une statue, n’aimait rien tant que lire un livre au coin du feu.
Et puis il y avait…
— Et la magie, Monsieur ? C’est Omnia qui nous a donné la magie, pas vrai ?
La question venait du premier rang, posée par un des petits nouveaux. Ici, dans les campagnes proches de la Muraille, les écoles ne comptaient pas assez d’élèves pour constituer des niveaux comme cela se faisait chez les citadins ; elles n’avaient que deux classes, une pour apprendre les fondamentaux aux plus jeunes, et l’autre pour les plus grands, traitant un programme plus vaste. Et en particulier de la magie : c’était lorsque les pouvoirs apparaissaient chez un enfant qu’il changeait de classe, en général vers onze ou douze ans.
Comme de juste, les nouveaux s’intéressaient tout particulièrement à ce sujet, qu’ils découvraient en cours comme dans la vie.
— En effet, Rovi, Omnia nous a offert le don de Création, répondit Monsieur Barnette avec le sourire de celui à qui on pose la même question chaque début d’année depuis des décennies. Nous en sommes tous pourvus, mais il est très différent selon les individus. Comme vous le savez sans doute, on distingue deux formes de magie : celle de la matière et celle de l’esprit. Chacun d’entre nous a des dispositions particulières dans ces domaines ; en général, on se découvre une préférence pour l’un ou pour l’autre à l’usage, mais certains manipulent les deux avec la même aisance. De très rares personnes, enfin, ne peuvent pas du tout employer l’une de ces formes, mais possèdent une puissance extraordinaire dans l’autre.
Ollian sentit, comme chaque année, les regards se tourner plus ou moins discrètement vers lui ; Mantin lui posa doucement la main sur le bras, et ce geste de soutien lui évita de rougir trop furieusement.
Contrairement à ses camarades, Ollian n’était jamais parvenu à créer quoi que ce fût de matériel avec son don ; en revanche, personne dans les environs n’égalait son don pour affecter l’esprit. Son pouvoir s’était manifesté pour la première fois lorsqu’un des frères Pul l’avait frappé pour une histoire probablement anecdotique et que, du reste, tout le monde avait oublié. Sans même y penser, comme par instinct, il avait riposté par une vague de terreur pure ; son agresseur était tombé raide évanoui, et avait passé trois jours à avoir peur de son ombre. Depuis, Ollian se servait de son pouvoir à des fins plus nobles. Il calmait ses sœurs et son frère lorsqu’ils se réveillaient après un cauchemar ; ses illusions repoussaient les corneilles plus efficacement que n’importe quel épouvantail ; les brebis de ses parents rentraient calmement à l’étable chaque soir, même par temps d’orage. Il était certain que, s’il le voulait, il pouvait faire l’école buissonnière en persuadant tout le monde qu’il n’avait pas manqué une minute de cours. Il ne se le permettrait jamais, naturellement ; c’était un jeune homme bien trop raisonnable.
— Mais comment on sait si c’est de la matière ou de l’esprit, quand on fait de la magie ? reprit le dénommé Rovi. Je veux dire, moi, j’ai déjà créé de la lumière et du son, pas encore d’objet. La lumière c’est pas de la matière, si ? Pourtant on m’a dit que j’avais fait de la magie matérielle !
Le garçon parlait très vite, visiblement emporté par le fil de ses pensées. Alors que beaucoup de ses camarades voyaient en l’école un lieu de rendez-vous entre copains et, surtout, une reposante alternative aux travaux des champs, lui semblait réellement avide d’apprendre. Par ailleurs, sa remarque ne manquait pas d’intérêt : certaines nuances entre les deux aspects de la magie continuaient de diviser les plus éminents spécialistes de la capitale. Généralement, les nouveaux s’entraînaient à utiliser leur don pendant quelques semaines, voire quelques mois, avant de se poser des questions. Mais lui semblait vif, et impatient d’en savoir davantage.
Il aurait pu être un bon ami, à quelques années près…
— Excellente question ! répondit l’enseignant, partageant l’opinion d’Ollian. Pour tout dire, certaines nuances entre les deux aspects de la magie continuent de diviser les plus éminents spécialistes de la capitale. (Ollian sursauta. Pourtant, il n’avait pas lu les pensées de Monsieur Barnette… Ce qui voulait dire que… Il jeta un regard horrifié sur son professeur.) Pour faire simple, le matérialisme consiste à créer directement quelque chose, qu’il s’agisse d’un objet ou non. Le mentalisme, à l’inverse, crée dans l’esprit l’impression que cette chose existe ; en général, le procédé demande beaucoup moins d’effort. Par exemple, je pourrais facilement te convaincre qu’il y a une pomme, là, sur mon bureau, alors qu’il serait très difficile de la créer réellement.
Alors qu’il terminait sa phrase, il fit apparaître un beau fruit, mûr à souhait ; Ollian se trouvait trop loin, mais il était persuadé que le premier rang pouvait en sentir le parfum. Un élève tendit timidement le bras, et devant le sourire encourageant de l’instituteur, attrapa la pomme.
— Ouah ! On dirait vraiment une vraie !
Il la fit passer de main en main ; toute la classe semblait impressionnée.
— La vache, il ne nous avait jamais fait ce coup-là ! souffla Mantin, admiratif.
Mais Monsieur Barnette, toujours souriant, récupéra son œuvre avant qu’elle n’atteigne le dernier rang.
— Voilà un avant-goût, si je puis dire, de ce que nous apprendrons à faire ensemble. Bien sûr, nous étudierons également l’Histoire, la géographie, les mathématiques et la musique, entre autres choses ; mais certaines choses ne changent pas avec les années qui passent, et je ne doute pas du sujet qui vous passionnera le plus. Pour le moment, il est l’heure de la récréation, mais n’oubliez pas ! ajouta-t-il en élevant la voix pour couvrir le début de vacarme qui s’installait. Pas de magie en dehors des cours !
— Ou plutôt, ne vous faites pas pincer en flagrant délit, murmura Mantin, diabolique.
Cette fois, Ollian ne put s’empêcher de pouffer.
— Ollian, restez un instant, je vous prie.
Le jeune homme, qui s’apprêtait à sortir, se retourna.
— Qu’y a-t-il, Monsieur ?
— C’est ta dernière année dans ma classe. Bientôt, eh bien, tu entreras dans le monde des adultes. Je sais que, l’an passé, l’échéance te paraissait encore bien lointaine, mais elle se rapproche. As-tu pris le temps de penser un peu à l’avenir, cet été ?
Pas de réponse. Il y avait réfléchi, bien sûr ; pendant que Mantin et la plupart de leurs camarades aidaient leurs parents à la moisson, lui avait mené les moutons dans les collines, à une vingtaine de lieues au nord, pour leur pâture d’été. Sa fratrie ne l’aidait guère, passant plus de temps à se rouler dans l’herbe ou à se chamailler qu’à garder les bêtes, mais ce n’était pas nécessaire, tant son don apaisait le troupeau, maintenant le groupe uni en toute circonstance. Il avait profité de ces deux mois d’isolement pour lire, évidemment, mais il lui arrivait de se perdre dans ses pensées, et alors la question de l’avenir ne manquait pas d’apparaître, tôt ou tard.
La vie, dans ces campagnes reculées de l’Est, était simple, mais pas dure, et Ollian supposait que la magie n’y était pas pour rien. On ne manquait ni de nourriture, ni de vêtements. En hiver, on trouvait toujours du bois sec pour le poêle, et la pharmacopée de l’apothicaire offrait des remèdes adaptés à tous les maux, ou presque ; l’été, la sécheresse ne frappait jamais, ou en tout cas pas assez durement pour mettre à mal les récoltes ou menacer l’accès à l’eau. Chacun œuvrait selon ses aptitudes, largement influencées par le don. L’instituteur leur avait expliqué qu’à l’Ouest, plus près de la cour d’Omnia, la magie était plus forte, offrant à tous un grand pouvoir, mais ce n’était pas le cas ici ; pour autant, elle restait prégnante. Dennes Hanst et Ebert Furnatier, par exemple : les deux forgerons s’étaient associés, car le premier parvenait à créer du carbone pur, tandis que l’autre générait plus de chaleur qu’un haut fourneau. Leur acier était réputé à des lieues et des lieues à la ronde. Madame Hernande, la mercière, parvenait à synthétiser un fil fin et solide, idéal pour la confection de dentelle. Heureusement pour ses parents, elle avait toujours besoin de laine pour le gros du travail…
Mais dans le monde rural, c’était le matérialisme qui dominait. Le pouvoir de l’esprit était perçu comme une fantaisie d’urbains, de savants ou d’érudits ; on l’appréciait quand un prestidigitateur itinérant réalisait ses tours, mais ça s’arrêtait là. On regardait même certains mentalistes avec un œil soupçonneux, car on aimait guère l’illusion et la duperie… Or, Ollian n’était pas seulement plus à l’aise avec esprit qu’avec la matière : son don était exclusif. Pour l’instant, il se savait plutôt apprécié, et personne ne lui avait tenu rigueur de l’épisode du benjamin Pul ; le garnement odieux avait une telle réputation que la correction qu’il avait reçue lui avait valu plus de quolibets que de compassion. Mais il savait aussi que cela ne durerait pas, qu’il était trop différent de ces gens si terre-à-terre. Si concrets.
Une minute passa, dans le silence. Monsieur Barnette ne le pressait pas ; il devinait sans nul doute le fil de ses pensées, et sans avoir besoin de les lire, cette fois. Après tout, il était le seul qu’on puisse qualifier d’intellectuel dans la bourgade et les hameaux alentour. Le seul à qui il pouvait parler à cœur ouvert de ses projets. Alors il se lança.
— Je crois… Je crois que j’aimerais bien être médecin. De l’esprit.
— Un psychologue ?
— Psi-quoi ?
— Psychologue ; c’est précisément ce dont tu parles, un praticien traitant les maladies de l’esprit et non celles du corps. D’ailleurs, si j’en crois certains on-dit, tu aurais déjà commencé avec tes cadets...
— Je les rassure quand ils ont des cauchemars, c’est tout.
— C’est déjà un début, et prometteur, qui plus est. Je pense que tu feras un excellent psychologue, Ollian ; mais pour cela, tu le sais, il te faudra aller étudier. Probablement à Omnia.
Omnia. La capitale, siège de la cour divine et du Sanctum, dont les membres étaient seuls habilités à rencontrer en personne la déesse qui avait donné son nom à la ville comme au pays. Il ne pouvait qu’imaginer ce que cela pouvait être, un fourmillement de monde, une agitation permanente, la magie omniprésente. Cela l’effrayait un peu. Et le fascinait beaucoup.
— Oui, je sais. Mais je pense… Je crois que j’en suis capable.
— Et tu l’es, cela ne fait aucun doute. Pour autant, ce n’est pas ce que tu crois qui compte, malheureusement, mais l’avis de ces dames et messieurs de la commission d’admission de l’Académie de Médecine. Par chance, poursuivit-il devant le visage inquiet de son élève, il se trouve que j’ai gardé des contacts datant de mes jeunes années… Cette chère Lucrèce ne manquera pas de dénigrer les pécores chez qui je me suis exilé, mais enfin, elle acceptera de te rencontrer. Je crois même qu’elle sera fascinée par ton potentiel. Eh bien, qu’y a-t-il, mon garçon ?
— Rien du tout, mentit Ollian, contenant bien mal son émotion. C’est juste… Merci beaucoup, Monsieur.
— De rien, Ollian. Mais je préfère te prévenir dès maintenant : les gens de la capitale sont bien différents d’ici, en tout cas parmi les hautes sphères. Les ambitions ne manquent pas, les coups bas non plus. Je crois que tu as pu… apprécier… ma petite intrusion, tout à l’heure. Ce genre de procédé sera monnaie courante à l’Académie. Si tu souhaites t’y rendre, nous devrons travailler tes défenses mentales, et peut-être même quelques moyens de riposte, en espérant que tu n’aies jamais besoin d’y recourir. En attendant, tu ferais bien de sortir rejoindre tes camarades ; tu as bien besoin de souffler, et la récréation est déjà bien entamée.
— Oui, Monsieur.
Ollian se dirigea vers la porte, mais s’arrêta juste avant de la franchir.
— Une dernière chose, Monsieur. Vous avez repris la pomme juste avant qu’on la récupère, Mantin et moi. Ce n’était pas un hasard, n’est-ce pas ? Vous savez que je peux sentir les résidus de mentalisme ; or je n’ai rien perçu lorsque vous avez créé votre… illusion. C’est une vraie, je me trompe ?
— C’est une excellente chose que tu te poses la question, Ollian. Une excellente chose. Mais enfin, on dit qu’un illusionniste ne dévoile jamais ses tours. Il en est de même des enseignants, ajouta-t-il avec un sourire malicieux : ils ne révèlent pas leurs cours.
L’adolescent rejoignit Mantin et leurs camarades dans le cloître attenant à leur salle de classe. Tout de même, ils avaient de la chance : le bourg avait longtemps abrité une abbaye des sœurs du Sacerdoce, et pour tout dire, s’était même construit autour d’elle. Cette congrégation, tournée vers le savoir et l’apprentissage, avait abrité une école et des ateliers de compagnonnage bien avant que ces pratiques se fussent généralisées ; lors de leur départ, elle avait fait don des bâtiments à la ville, à condition que ces activités d’enseignement perdurassent. Quel bonheur d’étudier ici, dans ces vastes salles à l’architecture travaillée, quand les élèves d’autres villages devaient se contenter d’une remise vaguement aménagée… Et surtout, ce jardin intérieur, si paisible. Enfin, si l’on exceptait les piaillement des plus jeunes, occupés comme souvent à se courir après. Les autres discutaient entre eux, souvent par groupe d’âge. Certains ne cessaient de jeter des regards vers le mur Sud ; de l’autre côté, autour de l’ancien jardin des simples, se tenait l’école des filles. On devinait aisément que leur conversation ne portait pas sur les plantes médicinales.
Son ami l’attendait.
— Alors, qu’est-ce qu’il te voulait ?
— Rien, on a…
Il hésita.
— On a un peu parlé d’avenir, finit-il par lâcher.
Tous deux se turent. D’aussi loin qu’Ollian se souvînt, ils étaient inséparables, pour le meilleur comme pour le pire ; mais cela allait-il durer ? Mantin passait une bonne partie de ses après-midi à aider Turen, menuisier de son état. L’homme, qui voyait les années passer, cherchait un jeune travailleur et sérieux pour l’embaucher comme apprenti et, à terme, lui céder son affaire. Aussi incroyable que cela pût paraître, il avait tout de suite accroché avec le jeune homme pourtant rebelle et parfois casanier ; du reste, celui-ci semblait se métamorphoser à l’instant où il saisissait un rabot. Son apprentissage devait officiellement débuter dans les prochains jours.
— Et donc, tu vas partir ? À la capitale ?
— Oui, sans doute. Tu sais que je ne comptais pas rester ici toute ma vie, reprit-il après une brève pause. Je ne me suis jamais senti à ma place.
— Je sais, mon vieux, je sais. Et si je te dis que j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer ?
— Hmmm ?
— J’ai discuté avec Turen ; il dit que j’ai du talent, tant avec mes mains qu’en utilisant mon pouvoir pour façonner des belles pièces sans imperfections. Pour ce qui est du savoir-faire, avec lui, je serai à bonne école, mais il pense qu’un autre professeur pourrait mieux m’aider avec la magie. Et comme tu le sais, pour étudier la magie, rien ne vaut Omnia !
— Tu veux dire que… Tu vas toi aussi t’y rendre l’an prochain ? s’exclama Ollian, n’osant y croire.
— Hé ouais ! Tu ne pensais tout de même pas m’échapper, hein ? répondit son compère, triomphant, arborant un large sourire.
— Mais c’est génial !
Il se jeta dans ses bras, débordant de joie et de soulagement. Jusqu’alors, il n’avait pas trop prêté attention à cette inquiétude sourde qu’il ressentait parfois en pensant à son départ, seul, vers une ville immense et inconnue ; il se rendit compte à quelle point elle avait été pesante, maintenant qu’elle s’écartait.
— Doucement, doucement ! Je dois encore trouver un maître qui veuille bien de moi. Turen doit parler à Barnette ce soir, ou demain, pour qu’il me permette de rater quelques semaines de cours. J’irai sur place, faire la tournée des ateliers pour essayer de décrocher une place. C’est pas encore gagné, mais le patron est optimiste, et moi… Tu m’as jamais vu douter de quelque chose, pas vrai ?
— Jamais de toi, ça c’est sûr ! répliqua Ollian, qui reprenait ses esprits. C’est pareil pour moi de toute façon ; monsieur Barnette pense pouvoir me trouver une place à l’Académie de…
— On reprend, fin de la pause ! retentit la voix dudit professeur, amplifiée par la magie. Esprit, songea aussitôt Ollian, instinctivement. On croirait qu’il rugit, mais ça ne résonne pas dans les galeries du cloître.
Tout le monde rentra en classe, les deux aînés fermant la marche. Tout le monde, sauf Rovi, qui continuait de fixer le mur Sud.
— Quand même, déjà penser aux filles, à son âge… pouffa Mantin.
Mais son ami ne rit pas. Il lui semblait avoir aperçu quelque chose, une chose qu’il n’avait jamais vue mais dont on lui avait tant parlé qu’il était sûr de pouvoir la reconnaître. Il se rapprocha de Rovi ; son acolyte, lui aussi intrigué, fit un pas et qui ouvrit grand les yeux de terreur. Son effroi confirma les craintes d’Ollian : c’était bien…
— Une éruption !!! glapit Mantin.
Les éruptions, ces déchaînements spontanés et incontrôlables de magie, étaient l’un des plus grands dangers auxquels on pouvait être confronté. Leur origine restait incertaine à ce jour, et les plus grands spécialistes tentaient en vain de prédire leur apparition. Parfois c’était un déchaînement de matérialisme, spectaculaire avalanche de boue informe, de lumière aveuglante et de bruit assourdissant, comme un aperçu du limon primordial à partir duquel Omnia avait façonné le monde. L’épisode impressionnait, mais s’avérait généralement sans gravité, car il suffisait de s’enfuir et d’attendre que l’afflux de pouvoir cesse ; les dégâts matériels pouvaient être considérables, mais les victimes restaient très rares, presque uniquement lors d’éruptions nocturnes prenant au piège des dormeurs. Il en était tout autrement des éruptions d’esprit : souvent, elles provoquaient une vague d’agressions mentales qui paralysait même les magiciens les plus aguerris, s’ils prenaient conscience trop tard du danger. Et alors, le cerveau se retrouvait noyé sous une charge insupportable de sensations et d’émotions, avec pour conséquence des traumatismes irréversibles, et parfois la mort.
C’était précisément ce qui risquait d’arriver : cette éruption débordait de mentalisme. À première vue, Ollian distinguait à peine un point lumineux ; puis soudainement, ce fut le chaos. Des flashes intenses et multicolores, des sons allant du cri désarticulé au grondement sourd, des picotements dans les membres, et tour à tour un sentiment d’hilarité, d’abattement ou de perplexité. Heureusement, l’adolescent se trouvait suffisamment loin pour ne subir que des effets atténués, et parvint à ignorer ces assauts émotionnels et sensoriels. Ce n’était pas le cas de Rovi, qui n’avait aucune idée de ce qu’il risquait ; il admirait, subjugué, le jaillissement de pouvoir qui risquait à tout moment de balayer son esprit.
Monsieur Barnette cria quelque chose, et Mantin fit courageusement un pas vers le garçon, en espérant l’éloigner avant que l’irréparable ne se produise.
Ollian ne bougea pas. Il était parcouru d’une sensation étrange, comme si une part de lui, confrontée à cette débauche de création mentale, s’éveillait, naissait enfin. Une vaste quantité d’un pouvoir qu’il ne connaissait pas, mais qui lui semblait étrangement familier, l’envahit ; il la libéra en la projetant d’une seule salve sur l’éruption. Sans avoir aucune idée de ce qu’il faisait, il avait la certitude que cela fonctionnerait.
Le déferlement de magie créatrice cessa immédiatement de s’étendre ; les sons et flashes assaillant directement son crâne, auparavant presque insoutenables, s’atténuèrent, puis disparurent complètement. Quelques instants plus tard, l’éruption s’était éteinte.
Ollian rejoint en quelque pas ses deux camarades. Son cerveau semblait en ébullition et en même temps épuisé, comme souvent lorsqu’il puisait largement dans le pouvoir. Même s’il n’avait jamais été confronté au phénomène auparavant, il avait appris que parmi les hypothèses les plus fréquemment admises, les éruptions pouvaient être provoquées par une perte de contrôle magique ; or il n’avait perçu aucun mentalisme avant qu’elle ne débutât. Et surtout, il ne comprenait toujours pas ce qui venait de se produire… C’était si nouveau, et pourtant si naturel…
Il chassa ces pensées du mieux qu’il put ; il y avait plus urgent.
— Comment ça va, vous deux ? Rovi, tu m’entends ?
— Whoa. Whoooaaa ! C’était incroyable ce que t’as fait ! Je croyais que ma tête allait exploser, et là, paf ! T’as tout écrabouillé d’un coup ! C’était trop fort ! C’était…
La voix du nouveau s’éteignit, alors qu’il remarquait soudain l’étrange et glaçant silence. Ollian sentait, lui aussi, que quelque chose clochait. Tout était terminé, le danger écarté, et pourtant… Le reste de la classe, réfugié à l’intérieur, semblait toujours aussi terrifié, et Monsieur Barnette, immobile, tétanisé, paraissait ne pas pouvoir croire ce qu’il venait de voir.
Le jeune homme, perplexe, tourna la tête vers Mantin ; son cœur manqua un battement.
Jamais il n’avait vu son ami ainsi, livide, hagard, en proie à une terreur indicible. Le contraste avec son visage habituellement rieur et malicieux était saisissant. Mais plus que tout, ce fut son regard qui le déchira. Ses yeux exorbités ne prêtaient pas la moindre attention à l’angle du mur où, quelques instants plus tôt, avait surgi l’éruption ; il le dévisageait, lui, comme s’il ne l’avait jamais vu. Comme s’il venait de découvrir l’effroi incarné.
— Qu’est-ce que t’as fait ? Mais qu’est-ce que t’as fait ? articula-t-il d’une voix blanche.
Alors, comme au ralenti, les pensées d’Ollian se remirent en ordre, et il comprit enfin. Cette énergie si différente, si nouvelle ; puis l’éruption soudainement arrêtée, puis réduite à néant ; enfin, la stupéfaction et la crainte.
Avec sa magie, il n’avait pas créé. Il avait détruit.
Il venait d’utiliser le pouvoir interdit ; le pouvoir du Vide.
“chapitre premier” - je pencherai plus pour premier chapitre, je trouve que c’est plus fluide à la lecture
“On va finir par le savoir, tu m’étonnes, c’est la même rengaine chaque début d’année” - je n’ai pas compris la présence du “tu m’étonnes” dans cette phrase, peut-être que j’ai mal lu..
“début d’année” / “débuter la nouvelle année” - répétition
“sans perdre un instant avec la discipline, l’esprit scolaire et autres inepties du même genre” - je trouve la formulation un peu étrange, on dirait que tu écris le contraire de ce que tu veux dire. Ou alors j’ai mal compris.
“fougue et d’énergie ; l’autre, calme” - j’aurai plutôt opté pour un “tandis que” à la place du point virgule.
“Et puis il y avait…” - je ne comprends pas à quoi fait référence le “et puis”, cela signifie que c’est le prolongement de quelque chose que tu as mentionné juste avant, mais tu parles de tes deux personnages, plus d’Omnia et de la génèse donc.. Je trouve qu’il y a une rupture ici qu’il empêche la fluidité, et le “coulement” du texte si je puis dire.
“elles n’avaient que deux classes, une pour apprendre les fondamentaux aux plus jeunes, et l’autre pour les plus grands” - problème de logique avec ce que tu as dis plus tôt : “D’autant plus qu’à dix-sept et seize ans, ils étaient désormais les plus vieux élèves de la classe, et donc situés au fond de la salle.” ; que font tes héros beaucoup plus vieux avec les nouveaux alors qu’ils devraient être dans l’autre classe ? Il y a-t-il une raison ? Si oui, il faudrait exposer laquelle, sinon on a l’impression qu’il y a un problème.
“à qui on pose la même question chaque début d’année depuis des décennies.” - peut-être juste mettre “à qui on pose toujours la même question chaque début d’année”, ou quelque chose qui raccourcit un peu la phrase qui est assez longue.
“trop furieusement.” - il y a déjà un adverbe d’intensité (je ne sais même pas si ça s’appelle exactement comme ça) donc je ne pense pas que le “trop” soit nécessaire ici
“histoire probablement anecdotique” - je ne suis pas certaine de la nécessité du “probablement” ici. En plus si tu dis derrière que tout le monde l’a oublié, alors oui elle est anecdotique, pas besoin d’essayer de nuancer avec le “probablement”
“Il ne se le permettrait jamais, naturellement ; c’était un jeune homme bien trop raisonnable.” - attention à l’abondance d’adverbes. Ici le “naturellement” laisse supposer que le caractère du personnage n’est pas en adéquation avec cette pratique, et donc que c’est évident : sauf que nous ne connaissons pas encore bien Ollian pour que ce soit évident pour nous lecteur.
“Ou plutôt, ne vous faites pas pincer en flagrant délit” - redondance ici, se faire pincer, c’est être pris en flagrant délit finalement.
“La vie, dans ces campagnes reculées de l’Est, était simple, mais pas dure” - je ne comprends pas la présence du “mais” qui est censé annoncer une idée opposée à la précédente.
Je suis très pénible, je suis désolée. Après, je n’ai pas la science infuse, et il se peut que j’ai chipoté plusieurs fois pour des faits qui ne sont peut-être pas avérés. Tu es maître de ton texte et toi seul décide de ce que tu veux changer ou non. Tu peux, ou pas, prendre en compte mes critiques. C’est toi qui vois ! En tout cas, ce fut une très bonne lecture ! J’ai hâte de découvrir la suite !
"chapitre premier" est plus formel, voire pompeux, que premier chapitre; on parle tout de même de l'équivalent de la Bible dans un pays pas du tout laïc. J'avais pensé à mettre des majuscules à Chapitre Premier, mais je crois qu'il n'y a aucune justification grammaticale qui le permette.
Le "tu m'étonnes" vise à bien marquer l'agacement, une sorte de ponctuation orale. Maintenant que tu le dis, ça fait un peu bizarre, mais si je l'enlève, je trouve que la remarque tombe à plat. À réfléchir.
Bien vu pour la répétition, je vais la retirer.
Pour ce qui est des inepties, je ne sais pas ce que tu as compris, donc j'aurai du mal à te répondre ! Elles se réfèrent à "la discipline, l’esprit scolaire", auxquelles Mantin accorde peu de considération.
J'ai un recours fréquent au point-virgule, même si je tente de me modérer, car il permet de créer des respirations dans les phrases sans les couper autant que le ferait un point, et en évitant les longueurs. Là, je trouve qu'avec "tandis que", la phrase serait trop longue pour une description surtout placée en fin de paragraphe; je sais que, si j'étais lecteur, j'aurais tendance à sauter à la suite juste en voyant un connecteur logique aussi "spoiler" que tandis que (on comprend immédiatement qu'Ollian est à l'opposé, donc calme et tranquille).
"Et puis il y avait…" se réfère à la différence entre Mantin qui a un pouvoir de Création classique et Ollian pour lequel ce n'est pas du tout le cas, ce qui le met à part et donc crée une différence importante entre les deux amis. Donc c'est bien la suite du paragraphe précédent. Mais le lien apparaît quelques paragraphes plus tard... C'est peut-être trop loin.
Rovi est nouveau dans la classe des vieux :) Pour faire simple il n'y a que deux niveaux, primaire et secondaire, et Rovi passe dans le secondaire puisqu'il commence à utiliser la magie. Donc oui, il a déjà été à l'école avant, mais ça reste un petit nouveau, comme quand on entre en 6e. Normalement les deux paragraphes clarifient tout ça, peut-être pas assez ?
"depuis des décennies" est important ici. Sans cela, la phrase pourrait s'appliquer à n'importe quel élève un peu âgé. J'ai besoin d'insister sur les deux aspects, répétitif et étalé dans le temps. À voir en revanche si je peux couper ailleurs pour raccourcir la phrase.
Ollian rougit déjà, enlever le "trop" change trop (justement) le sens de la phrase à mon goût. Il rougit furieusement, mais un peu moins que s'il avait été seul.
OK pour probablement (ou retirer la dernière proposition), pour le coup ça fait trop.
Je comprends ta remarque sur "évidemment" mais c'est justement parce que le lecteur ne connaît pas Ollian que l'adverbe est important: je dois dire que le héros est vraiment très, très raisonnable. En affirmant qu'il s'agit d'une évidence, j'accentue fortement le trait de caractère.
Bonne remarque pour le flagrant délit, la formulation sonne vraiment très bizarrement maintenant que tu l'as relevée ! Je vais changer ça.
Je distingue une vie simple, sans abondance, d'une vie dure où on manque de l'essentiel. Pour moi le contraste est suffisant pour justifier un "mais".
Encore merci pour avoir pris autant de temps pour analyser le texte avec ce niveau de détail ! Te répondre m'a demandé pas mal de temps, mais c'était du temps très bien utilisé, grâce à toi. J'espère que la suite te plaira en tout cas !