1. Les Tisseurs d'Encre

Plus les ombres s’étiraient sur la ville, plus l’excitation devenait palpable. Les Tisseurs d’Encre. Leur nom était murmuré à chaque coin de rue comme une confidence. La nouvelle de leur présence s’était répandue sur Rachdale comme une traînée de poudre. Ils donneraient une représentation hors du commun à la tombée de la nuit.

Leur réputation seule aurait poussé chacun à être présent, mais la promesse d’un spectacle au-delà de toutes les attentes faisait battre les cœurs. Et celui de Rùh plus que tous les autres.

Depuis les premières heures de la journée le jeune garçon arpentait la ville pour taire sa nervosité. Il ne cessait de tirer les manches de sa veste pour cacher ses mains blanches alors que ses doigts dessinaient dans les airs des notes invisibles. Ses lèvres articulaient des mots retenus et ses yeux sautaient de scènes en scènes.

Une ombre massive plongea la rue dans une demi-pénombre qui coupa nette les répétitions muettes de Rùh. Indifférents au changement brutal de lumière, les passants poursuivaient leurs activités sans même un regard vers le ciel. Rùh lui le voyait. Aussi majestueux qu’imposant, le griffon survolait la ville avec un calme apparent. Un sourire de connivence étira les lèvres du garçon. Il était si rare d'en voir un que Rùh le prit comme un bon signe.

— Je te dis qu’ils ont un dragon avec eux !

L’éclat de voix arracha Rùh à sa rêverie.

— Et moi, je te dis que ça n’existe pas !

— Parce que tu es déjà sorti de Rachdale peut-être ? Qu’est-ce que t’en sais qu’il y a pas de dragon dans le monde ?

— Parce que c’est juste des histoires !

— Tu verras ce soir ! Une pièce qu’ils ont un dragon.

— Tenu, s’exclama le gamin en lui serrant la poigne pour sceller leur pacte.

Rùh repositionna la lanière de son étui dans son dos avant de s’éloigner pour trouver un coin plus calme. Il devait mettre à profit tout ce qu’il lui restait de temps.

Il n’était plus question de bienveillance, petits et grands se bousculaient pour être certains d’avoir une vue dégagée. Les Tisseurs d’Encre s’était installés en bordure de Rachdale pour profiter des pâturages et de la pente qui créait un théâtre naturel. Rares étaient les villes à disposer de réelles infrastructures pour accueillir les troupes.

De part et d’autre, des lanternes plantées dans la terre éclairaient la nuit. Le vent du nord soufflait les couvre-chef et les mains vivaces se plaquaient pour les retenir. Pour se faufiler dans toute cette agitation, Rùh avait basculé son étui sur son ventre et le protégeait de ses bras. Du haut de son mètre vingt, il s’extirpa de la foule pour gagner le parterre où il s’assit avec un groupe d’enfants. Son étui sécurisé par ses jambes repliées et son torse, Rùh releva la tête pour découvrir l’espace où se représenterait bientôt les Tisseurs d’Encre.

Des plus modeste, le sol de la scène se caractérisait par un simple tissu tendu. Au centre, captant toutes les attentions, une carriole aux larges roues attendait que quelqu’un ouvre ses portes. Parfois, des ombres s’échappaient des volets fermés, mais se dissipaient bien vite dans le noir de la nuit, si bien que rare furent ceux qui les remarquèrent. Mais Rùh savait que l’histoire avait déjà commencé.

Le bruit sourd des tambours fit taire les chuchotis. Les têtes pivotèrent pour essayer de trouver l’origine de la musique, sans succès. Rùh avait quant à lui gardé son regard fixé sur la roulotte. Ses doigts blancs pianotaient avec impatience l’étui de bois arrachant des claquements de langues agacés. Il cacha précipitamment ses mains dans ses manches, honteux d’avoir perturbé l’ouverture.

Les volets s’ouvrirent soudain, inondant la clairière d’une lumière douce et diffuse. Tous retinrent leur respiration alors qu’une silhouette descendait à pas mesurés de la carriole. Sa main qui tenait la lanterne balaya les environs et projeta un rayon de lumière sur les visages des enfants. Les yeux de Rùh pétillaient alors que son cœur tambourinait.

Sa voix s’éleva dans les airs aussi puissante qu’un grondement d’orage et aussi douce que la brise.

— Nous sommes les témoins des histoires, du monde que vous ne pouvez voir ou… que vous ne voulez croire. Nous sommes les Tisseurs d’Encre.

Alors qu’elle prononçait ces mots, sa main libre signait les airs et des filaments d’encre se détachaient de ses doigts. Dans les airs se dessinaient des formes indistinctes qui se transformèrent en créatures extraordinaires.

Lorsque la foule détacha ses yeux de l’encre, se fut pour découvrir que la Conteuse avait été rejointe par sa troupe. Ils se tenaient à la lisière de la lumière, mais leurs mains signaient elles aussi les airs et d’autres filets d’encre se joignirent aux premières.

— Cette soirée est particulière, pour vous comme pour nous. Ce soir, nous accueillons un nouveau membre dans la Famille. Sa première histoire, il vous la dédie.

Les chuchotis curieux furent recouvert par les tambours qui redoublèrent leurs percussions. Le grondement se logeait au creux du ventre et s’harmonisait avec les battements des cœurs.

Les mains moites, Rùh fit sauter les attaches de son étui. Il referma lentement ses doigts autour du manche de son violon. Alors que ses pas se frayaient un chemin à travers le parterre, les regards curieux glissaient sur son visage. Il cala l’instrument sur son épaule et égraina les premières notes. Elles s’élevèrent avec la douceur d’une caresse. Une mélodie qui apaisait les pleurs et les cœurs dans la noirceur de la nuit.

Emporté par la musique, Rùh ne rouvrira les yeux que lorsqu’il se retrouva au centre de la scène, face à son public. Il doubla sa phrase pour prendre le temps de contempler tous ces yeux avides d’entendre son histoire. Celle qui l’avait annoncé avait repris place au milieu du cercle des Tisseurs anonymes. Ce soir, il entrait en scène.

Les notes se dispersèrent dans la fraîcheur de la nuit, son histoire commença.

— Je ne voyais pas le monde. Depuis toujours, je suis  entouré d’histoires. Soir après soir, on me contait les merveilles de cet autre monde. Je finis par le connaître mieux que ces chemins que nous parcourions avec les Tisseurs. Sans le voir. Sans le sentir. Sans l’entendre. Sans le toucher.

Rùh ferma les yeux et fit glisser son arche sur le violon. Ses notes rondes rassuraient.

— Il m’était insupportable de ne pas savoir. Mes mains.

D’un geste assuré, Rùh laissa retomber son violon le long de sa hanche et glissa son archet dans l’attache à sa ceinture. Il montra ses paumes à la foule.

— Aussi blanches que les vôtres. Je n’avais rien à conter. Pas d’histoires à vous rapporter. À vous faire découvrir. Alors une nuit, je suis parti.

Et simplement, comme s’il avait toujours su comment conter, ses mains signèrent les airs et un filet d’encre s’éleva du bout de ses doigts. L’encre se tortilla, hésita avant de se reformer pour faire apparaître la silhouette incertaine d’un enfant. Au moment où le personnage prit consistance aux yeux de tous, les Tisseurs d’Encre, jusque lors silencieux, firent entendre la voix de leurs instruments.

— Je suis parti. Bien décidé à découvrir ce monde qui se soustrayait à mes sens.

Avec la dextérité d’un pianiste, les doigts de Rùh dansaient dans les airs pour faire avancer le garçon d’encre. Les paysages s’enchaînaient. Forêt. Mer. Montagne. Désert.

— J’ai parcouru le monde sans entendre l’appel du second.

Exténué, la silhouette s’écroula le visage caché dans ses mains. La musique entraînante se fit lente et revêtit une saveur triste et lancinante.

— J’étais fatigué et las de cette dérobade. Si bien, que je ne souhaitais plus le trouver. Alors, je me suis assis et j’ai attendu.

Un soleil noir s’éleva au-dessus du garçon qui observait avec attention. La lune lui succéda dans un ballet d’ombre et de lumière.

— Et je me suis mis à faire la seule chose que je savais faire. Jouer.

Rùh détacha son violon de son harnais, son archet s’envola théâtralement dans les airs. Il le rattrapa et l’abattit sur les cordes. La musique explosa dans les airs alors que l’encre délaissait le garçon d’ombre pour englober Rùh et son instrument. Elle dansait autour de lui dans des volutes gracieuses.

Alors que les notes s’enchaînaient avec de plus en plus de virtuosité, un fragment d’encre se détacha. Il enfla, gonfla jusqu’à atteindre la taille de Rùh et finalement le dépasser. Lui continuait de jouer imperturbable à cette masse qui se tenait à présent à ses côtés. Celle-ci avait pris forme.

Un gigantesque ours noir. Des reflets d’or perlaient son pelage. Du museau il poussa le bras du conteur et pour la première fois, une fausse note se glissa dans la partition. Loin de l’agacer, Rùh sourit.

— Et c’est lorsque je me suis ouvert à la beauté du monde, que le second est venu à moi. Que Bargatal est venu à moi.

D’un geste du poignet, Rùh fit tournoyer son archet avant de saluer son public.

Un tonnerre d’applaudissement explosa emportant avec lui les dernières notes de Rùh et des conteurs. L’ours tourna sa large tête vers la foule avant que l’encre ne se disperse et ne regagne les doigts tendues de Rùh. Au fur et à mesure que l’encre reprenait sa place, le bout des doigts de Rùh se teintaient d’un noir profond. Désormais, il était un authentique Tisseur d’Encre.