Le lendemain matin, remise de ses émotions par une bonne nuit de sommeil, la jeune femme était bien décidée à faire place nette au grenier. Pas très grande, cette pièce était effectivement comblée, mais quand elle eut fini, il ne restait plus que des boites de rangement qu'elle n'avait pas osé ouvrir, ainsi qu'un vieux fauteuil. C’est en voulant déplacer celui-ci qu’elle sentit une résistance à l'arrière des pieds. Un petit coffret en métal était bloqué contre le mur. Lorsqu’elle s’en saisit pour le dégager, il lui glissa des mains, laissant s’échapper son contenu au sol. Elle se pencha pour tout ranger, mais elle fut alors interpellée par l'en-tête d'une lettre.
Repose ça ! C'est comme le journal, tu n'as pas à lire... En même temps, qui le saura ? conclut-elle.
Encore une fois, sa curiosité eut raison de sa volonté. Elle descendit du grenier la boite sous le bras et se rendit dans sa chambre pour y lire la lettre. Elle la déplia entièrement et débuta sa lecture :
« Minstead, octobre 1940,
Ma chère et tendre,
Voilà bien longtemps que je ne t'ai pas donné de nouvelles et j'en suis désolé. La raison de ce silence, même « de nuit », est que je suis désormais fiancé avec Antoinette et nous n'allons peut-être jamais rentrer en France au vu de la situation actuelle. J'espère que de ton côté, le quotidien n'est pas trop dur à supporter et que toute ta famille se porte bien.
Ne te méprends pas Jeanne, c'est à contre-cœur et sous la pression familiale que j'ai accepté de me plier à leur volonté.
Sache que si je ne l'avais pas fait, ils n'auraient pas hésité à s'en prendre à toi et cette seule pensée m'était insupportable.
Je ne viendrai plus jamais te voir, car cela me serre le cœur que nous ne puissions être ensemble au grand jour, mais sache qu'à jamais, mon âme est à toi.
Da viken,
Tu sais qui »
— Tu sais qui ? non justement ! C'était vrai alors, elle ne délirait pas l'autre jour à l'hôpital, il y a vraiment eu quelqu'un d'autre ? s’exclama Maïwenn à voix haute.
Elle sauta sur son sac de voyage, jetant au passage la moitié de ses vêtements, pour en sortir le journal qu'elle avait bien l'intention de lire et cette fois-ci jusqu'au bout. Elle s'assit confortablement sur son lit et reprit sa lecture là où elle l'avait laissée.
« … Je rentre demain à la maison, les vacances à Quimper sont finies pour moi. Tante Louise n'arrête pas de me dire qu'Henry est un bon parti et qu'il m'apprécie. »
« ... Le monde va mal apparemment, Papa n'arrête pas de dire que les choses vont exploser, j'ai peur »
« ... Je n'ai plus de nouvelles de X depuis la dernière « nuit ». Pourquoi est-il parti ? Qu'a- t-il voulut dire par « des jours sombres arrivent » ? Je suis triste, rien ne pourra jamais me rendre heureuse de nouveau... »
« Je n'ai pas écrit depuis longtemps. Il faut dire que c'est la guerre. Tous les jours, nous avons des nouvelles plus alarmantes, j'ai peur. De nombreux hommes sont partis, heureusement que Henry est là. Il est gentil avec moi. Et toi où es-tu ? ...»
« J'ai reçu la pire nouvelle de ma vie : une lettre de X. Il s'est fiancé. Mon cœur est brisé en mille morceaux, jamais je ne pourrai m'en remettre. »
« J'ai accepté la demande d'Henry, il est gentil et il est là… Lui. »
« Que d’années sans écrire mon cher journal....mais il faut que je couche sur le papier ce que j’ai fait, ce que nous avons fait. Qu’il y ait une trace, ou peut-être est-ce un moyen de soulager ma conscience… Henry et moi n’arrivons pas à avoir d’enfants. Le docteur a dit que mon Henry ne pouvait pas. J’ai peur. Il y a un mois, X est revenu me voir. Il est malheureux avec Antoinette et ils n’ont jamais eu d’enfant non plus. Il a accepté de m’aider. De nous aider. Grâce à lui, nous aurons peut-être un petit. Henry est un homme tellement bien pour accepter ça. »
Le journal de sa grand-mère se finissait ainsi, plus rien ensuite. Après de telles phrases, il fallait absolument qu'elle voie sa grand-mère pour lui faire part de ses interrogations, c'est pourquoi elle se rendit sans attendre à l'hôpital.
À son entrée dans la chambre, un homme était au côté de sa grand-mère.
— Oh Maïwenn tu es là, merci. Dis-lui de me laisser tranquille, implora Jeanne.
— Que se passe-t-il ici ? demanda la jeune femme, inquiète.
— Mademoiselle Deniel, inspecteur Guengat, j’ai quelques questions à poser à votre grand-mère.
L’homme portait un long imper noir par-dessus un costume, foncé également. Ses cheveux noirs également, impeccablement rabattus en arrière et son regard sombre lui donnaient un air antipathique.
— Des questions ? Vraiment ? Dans son lit d’hôpital ? Sans sa famille ? nota la jeune femme.
— ça n’a rien d’illégale jeune fille, rétorqua l’inspecteur plein de mépris.
— Ah bon ? Pourtant, c’est inhabituel d’interroger quelqu’un de diminué sans assistance, indiqua Maïwenn, d’ailleurs, je vais appeler ma famille.
— Faites donc cela, de toute façon, nous serons amenés à nous revoir Mademoiselle Deniel. Je compte bien vous interroger aussi, déclara Guengat, avant de quitter la pièce.
— Heureusement que tu es arrivée, il n’arrêtait pas de me poser des questions, expliqua la vieille femme, visiblement remuée.
— Mais, c'est incroyable! comment l'équipe médicale à laissé faire cela? Et des questions sur quoi d'abord?
Jeanne parut gênée et ne répondit pas.
— D’accord… J’ai moi-même des questions figure toi, plein de questions à propos de ton journal.
Mais sa grand-mère ne l’écoutait plus. Elle fixait la télévision dont elle avait coupé le son à l’arrivée de l’homme. Maïwenn regarda à son tour et vit en bas de l’écran un bandeau d’information donnant les dernières nouvelles sur l’affaire Victor Godest. Elle prit alors la télécommande et rétablit le son :
— Je vous rappelle l’information principale : Pierre Godest, directeur du LaGo a été placé en garde à vue très tôt ce matin pour être interrogé dans le cadre du meurtre de Victor Godest, son frère.
— Coupe cela, intima Jeanne sèchement, j’ai à te parler.
— Pitié. Dis-moi que ce n’est pas pour cette affaire que l’inspecteur était là, supplia Maïwenn tout en s’asseyant au bord du lit.
— Ton grand-père et moi, nous n’arrivions pas à avoir d’enfant. Henry savait que cela venait de lui, alors il accepta que je demande à un ami de nous aider, en toute discrétion tu penses. Cet homme promit de ne jamais interférer dans la vie du bébé.
— D’accord, tu me balances cela sans prendre de gants…ok… Non mais quand tu dis aider, tu parles d'un adoption illégale?
— Non.
— Je vais devoir te tirer les vers du nez de toute évidence...Ne me dis pas que Victor Godest était mon vrai grand père quand même ?
— Henry était et sera toujours ton grand père, s’énerva Jeanne, et non ce n’était pas Victor, mais Pierre qui nous a aidé.
Un silence s'en suivi.
— Ok...Sacrée nouvelle. Tu ne crois pas que papa a le droit de savoir ? De toute façon, si l’inspecteur veut nous interroger…
— Il le sait depuis longtemps, ne t’inquiète pas.
— Quoi ? Et on ne m’a rien dit ? s’offusqua Maïwenn.
— C’était moins compliqué ainsi, sauf qu’avec ce qui vient de se passer…
— Le meurtre de Victor Godest ?
— Oui. Je ne comprends pas comment l’inspecteur était au courant pour ton père, mais il le savait.
— Attends. Il ne pense tout de même pas que papa soit mêlé à tout ça ?
— Si seulement il pouvait trouver le vrai coupable nous serions débarrassés…
Maïwenn se tourna vers la fenêtre, pensive.
— Allez, allez ma petite fille, ne pense pas à tout cela. Tu dois penser à ton rétablissement. On s’est fait du souci pour toi, tu sais.
— Je suis allée dans cette maison de repos car je pensais être en burn out, mais maintenant...
— Que veux-tu dire ?
— Un homme est apparu régulièrement dans mes rêves pour me dire que je perdais la tête, lâcha Maïwenn avec appréhension.
— Pourquoi ferait-il cela ? demanda sa grand-mère sans même paraître surprise.
Maïwenn hésita un instant, mais décida qu’elle n’avait pas grand-chose à perdre.
— Parce que je crois avoir vu Victor Godest se faire tuer, dit-elle du bout des lèvres.
— Dis-m-en plus.
— Je l’ai vu dans la ruelle près de chez moi, mais je ne sais pas, il a été trouvé à Quimper. Ça n’a pas de sens. Pourquoi comme par hasard devant chez moi ?
— Il n’y a pas de hasard, lança sa grand-mère.
— Il m’a donné une chevalière et demandé de retrouver Mathias Omnès, l’enquêteur, fini la jeune femme.
— Donne-moi du papier et un stylo, s’il te plaît, réclama immédiatement sa grand-mère.
Maïwenn s’exécuta et lui remit le nécessaire. La vieille femme prit le tout et y nota une adresse qu’elle tendit à sa petite fille.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’endroit où tu pourras peut-être avoir plus de renseignements, rétorqua le plus naturellement du monde Jeanne.
— Attends, tu me prends au sérieux? s’étonna la jeune femme.
— J’ai moi aussi par le passé eu à faire avec des gens étranges. Rends-toi là-bas, tu en apprendras peut-être plus.
— Plus sur quoi ?
— Sur l’enquêteur et les Guides.
— Les quoi ?
Une infirmière entra soudain et demanda à Maïwenn de sortir car les visites étaient finies. La jeune femme n’eut pas le temps de demander plus d’explication à Jeanne et sortit alors de la chambre. Dans le couloir, se tenait un homme en blouse blanche qui semblait l’attendre. Le visage dur et hautain, ce médecin était en partie chauve. Il insista lourdement pour que Maïwenn le suive dans son bureau :
— Mademoiselle, j'en ai déjà parlé à votre père l’autre jour, mais je crois qu'il ne saisit pas la gravité de la situation. Ici, nous soignons les personnes malades. Dans le cas de votre grand-mère, il faudra quelques semaines. Par la suite, nous préconisons de la placer en maison spécialisée. Le personnel et moi-même avons constaté qu'elle avait des phases de délires, tenant des propos incohérents et complètement surréalistes. Nous pensons qu'elle peut être un danger pour elle-même. Vous avez certainement dû le constater, n'est-ce pas ?
— Eh bien, elle est juste un peu nerveuse, c'est tout.
— Oui, les médicaments contiennent l'agitation, d'où la nécessité d'un suivi permanent. N'a-t-elle pas tenu des propos étranges en votre présence ?
— Docteur, mon père est la seule personne à même de prendre une décision. Je suis très mal à l'aise que vous me posiez ces questions.
— Mademoiselle, je pense à l'intérêt de votre grand-mère et si elle a des propos incohérents, nous devons le savoir.
— Encore une fois, c'est avec mon père que vous devriez discuter. Pour ma part, je m'oppose à cette option. Veuillez m'excuser à présent, je dois y aller.
Maïwenn quitta la pièce sur cette phrase, laissant derrière elle le médecin, visiblement furieux qu'elle ne se soit pas laissé influencer. Elle regagna ensuite la maison de Jeanne et continua son rangement jusqu'à ce que le soleil se couche.
La chambre qu’elle occupait le temps du séjour était spacieuse et allongée dans son grand lit moelleux, le sommeil ne tarda pas à la gagner.
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Le matin suivant, elle était prête à dix heures, pour se rendre à l’adresse donnée par sa grand-mère. Échaudée par sa dernière soirée, elle décida cette fois-ci de se rendre au centre-ville en voiture. Encore une fois, le soleil brillait, c’était un temps idéal pour le marché qui se tenait ce jour-là. L'air était rempli des odeurs tantôt de poulet grillé tantôt de bonbons ou de pain chaud. Les gens qu'elle pouvait croiser étaient très différents les uns des autres, allant de la personne âgée, venue chercher ses légumes, aux couples de touristes désirant dénicher les spécialités locales. Tout ce petit monde évoluait dans un charmant brouhaha au bon goût de vacances.
Elle traversa le grand pont de pierre et se fraya un passage vers le cœur de la ville close. Ce n’était pas encore la saison estivale, mais le beau temps incitait à flâner. Lorsqu’elle atteignit la petite place centrale et sa fontaine, elle s’assit un instant sur un banc et prit dans sa poche le papier donné par sa grand-mère.
— C’est une blague !? murmura-t-elle en regardant l’endroit correspondant.
Devant elle se tenait la Librairie des Horizons, le magasin que Mylie lui avait recommandé. L’échoppe était située au rez-de-chaussée d'une maison de pierre. Alors que Maïwenn s’avançait vers l’entrée et qu’une sonnerie retentissait sur son passage, elle espérait que ce Mathias Omnès n’existe pas.
En raison du manque de lumière, des lampes étaient disposées sur des guéridons aux quatre coins de la pièce. Sur chaque mur de pierres étaient fixées des étagères contenant des ouvrages sur les légendes bretonnes et en dessous des fauteuils de sky rouge, permettant aux clients de s’asseoir pour consulter les livres. Au centre, se trouvaient des présentoirs pour les fournitures.
— Bonjour, je peux vous aider peut-être ? demanda une voix joviale derrière elle.
Un homme aux cheveux longs grisonnants, venait à sa rencontre. Il portait un jean fatigué et une chemise de couleur grise avec un boléro par-dessus.
— Je l’espère. Je cherche Mathias, Mathias Omnès. On m’a dit que je le trouverai ici.
— Vous êtes ?
— Une amie, mentit Maïwenn.
— Vraiment ? Jamais entendu ce nom, on vous a mal renseignée, rétorqua son interlocuteur, froidement.
Devant ce radical changement d’attitude, Maïwenn décida de ne pas insister, d’autant que cette réponse la rassurait. Elle sortit donc et se retrouva dans le flot de visiteurs. D’un pas décidé, elle prit la direction de sa voiture, tout en se persuadant qu’elle ne venait pas de se ridiculiser.
Et d’un, un endroit où tu n’oseras plus mettre les pieds, conclu-t-elle pourtant.
De retour chez sa grand-mère, elle continua de faire du rangement et le soir venu, elle se coucha avec la sensation d’avoir fait quelque chose de concrètement utile. Cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Son nouveau dosage de médicaments semblait efficace.
Pourtant, à quatre heures du matin, elle fut réveillée par un crissement de parquet. N’y prêtant pas attention outre mesure, elle se pencha pour saisir la bouteille d'eau posée au pied du lit. C’est à ce moment-là qu’elle le vit. Éclairé uniquement par les lampadaires de la rue, un homme la regardait dormir, assis sur la seule chaise de sa chambre.
— Il paraît que tu me cherches, dit-il d’une voix froide et posée.
Pétrifiée, Maïwenn n’osa ni bouger ni répondre. Ils restèrent dans le silence pendant plusieurs secondes durant lesquelles la jeune femme tentait de distinguer si cela était réel ou bien le fruit de son imagination.
— Je suis Mathias Omnès, l’enquêteur. Pourquoi me cherches-tu ? ajouta-t-il.
— Qu’est-ce qui me prouve que tu es bien celui que tu prétends et pas l’autre ? suspecta Maïwenn.
— Quel autre ?
— J’allume la lumière, annonça-t-elle en se penchant vers sa table de chevet.
Elle tâtonna quelques secondes et dut se rendre à l’évidence que sa lampe avait disparue.
— C’est moi qui contrôle ce rêve. Je ne veux pas que tu voies mon visage avant de savoir ce que tu me veux Maïwenn Deniel.
— Ah d’accord ! C’est un rêve. Me voilà rassurée, mon dosage ne doit pas être le bon finalement, lança la jeune femme avec soulagement.
— Quoi ? Que dis-tu ? s’agaça l’homme, tu as quelque chose à me dire, oui ou non ?
— Ça ne m’amuse pas. Mon esprit fragile me joue encore des tours. Va-t-en, commanda Maïwenn.
L’homme rit.
— Ça ne marche pas de cette manière. Je suis celui qui décide, déclara l’intrus, sûr de lui.
— Non. C’est mon rêve, insista Maïwenn qui commençait à perdre patience.
— Que me veux-tu à la fin ? demanda l’homme, excédé lui aussi par cette discussion qui tournait en rond.
— Victor m’a demandé de te trouver…, mais qu’est-ce que je raconte ? J’ai perdu assez de temps. Va-t-en maintenant, intima la jeune femme.
C’est alors que dans la pénombre émergea l’immense porte qui lui avait déjà servi auparavant.
— C’est impossible, tu ne peux pas faire cela, s’insurgea l’homme en se levant de la chaise.
Les battants commencèrent à s’ouvrir et il se sentit aspiré.
— Attends. Comment connais-tu Victor ? Pourquoi toi ? Tu vas devoir t’expliquer. Demain, à midi sur la place St Guénolé, lança celui qui allait être englouti par la porte.
— C’est cela oui. Allez, oust ! finit Maïwenn presque en souriant.
Il fut propulsé dans la porte et ses battants se refermèrent dans un bruit assourdissant qui réveilla encore une fois la jeune femme.