[1] - Madame D.

Emma et son petit frère, Léonard, venaient de terminer la construction de leur machine secrète. Il ne manquait plus qu’une chose pour qu’elle ne fonctionne et il n’y avait qu’un seul endroit où la trouver : le village de Bauner. À seulement quelques minutes de marche, ce village était réputé pour abriter les habitants les plus joyeux de la région. Impatients de pouvoir enfin donner vie à leur bébé, ils se mirent immédiatement en quête de l’élément manquant.

Quand ils arrivèrent à Bauner, ils se demandèrent s’ils ne s’étaient pas trompés de lieu. Alors qu’ils s’attendaient à rencontrer des villageois tout sourire, habillés de mille couleur, en train de rire et chanter, ils ne trouvèrent que des visages sans expression, des démarches lentes et courbées et des vêtements noirs sur noir sur gris sur noir sur gris. Qu’était-il donc arrivé à ce village qui autrefois baignait sous les rayons du soleil et qui aujourd’hui se laissait mourir sous la pluie ?

En observant la place centrale du village, Emma et Léonard furent intrigués par un homme assis sur un petit tabouret à l’intérieur d’une grande roue en bois tandis qu’il mangeait un morceau de pain.

« Que faites-vous enfermé dans cette roue, monsieur ? demanda Emma.

— C’est mon travail. Je dois courir dans cette roue toute la journée pour faire parler le phonographe de Madame D. Mais là, c’est ma pause déjeuner.

— Et que dit-il cet appareil ? interrogea Léonard en regardant le phonographe géant qui se trouvait derrière la roue.

— C’est pour les habitants de Bauner. La voix de Madame D. leur répète du matin au soir : « Vous êtes moches et cons. Vous êtes moches et cons. » Mais, vous les enfants, que faites-vous ici, d’où venez-vous ?

— Nous venons du village Lérevfou et nous venons d’inventer une machine extraordinaire qui nous portera vers les étoiles ! répondit Emma avec fierté.

— Nous l’avons appelé Le Persisteur ! ajouta Léonard.

— Et, il ne nous manque qu’une chose pour le faire voler : une étincelle de Confiancensoi. Savez-vous où nous pouvons en trouver ?

— Une étincelle de Confiancensoi ! Je suis navrée pour vous les enfants, mais il n’y en a plus à Bauner depuis que Madame D. a pris le contrôle du village.

— Comment ça ? Qui est cette Madame D. ? demanda Léonard.

— Madame D. est la nouvelle cheffe ici. Un soir, pendant que tout le monde était au pub Bomomens pour fêter la naissance d’une rose, Madame D. – fraichement arrivée dans le village –, en a profité pour voler la Passion, l’Espoir et la Créativité. Trois statues qui se trouvaient à cet endroit même et qui permettaient d’alimenter le feu de la Confiancensoi. Depuis, il ne nous reste plus que le dur labeur, les échecs, les merdes, les critiques, les rejets, la pression et les connards qui font la loi. Nous ne fêtons même plus rien le soir au pub Bomomens. Au lieu de cela, nous restons chez nous, tout seuls, à pleurer jusqu’à trouver le sommeil.

— Mais c’est trop triste ! Il faut l’en empêcher ! se révolta Emma.

— C’est impossible, malheureusement. Sans l’Espoir aucun villageois de Bauner n’a assez de volonté pour aller les récupérer chez Madame D., dit l’homme en laissant couler une larme le long de sa joue.

— Nous, nous venons de Lérevfou, de la volonté on en a ! Dites-nous où se trouve la maison de Madame D. ! s’exclama Léonard.

— C’est une peine perdue, les enfants.

— Dites-nous ! Pour nous, rien n’est impossible, insista Léonard.

— Très bien, dit le monsieur dans un soupir. Madame D. vit dans le manoir en bas du village, au bout de la rue des Plaintinfini. Oh ! dit-il en regardant sa montre. Ma pause déjeuner est terminée, je dois reprendre ma course. Bonne chance les enfants !

— Comptez sur nous monsieur. Ceci est votre dernière course ! promit Emma avant d’ajouter, au fait, comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Lou. Lou Ange. »

Alors que la jeune fille et le petit garçon s’éloignaient, ils entendirent raisonner la voix criarde de Madame D. « Vous êtes moches et cons. Vous êtes moches et cons … ». « Quelle horrible sorcière », se dirent-ils. Mais il en fallait plus pour les décourager et ils étaient déterminés à obtenir ce qu’ils étaient venus chercher.

Tel qu’indiqué, il fallut descendre bien bas pour trouver le manoir de Madame D.. Une grande maison noire construite en contre-bas du village et qui semblait être à l’abandon. L’herbe n’avait pas été coupée depuis une éternité dans le jardin. Emma et Léonard se dirent qu’il était inutile de frapper à la porte et d’essayer de négocier. D’ailleurs, aucun d’eux ne voulaient s’approcher de cette entrée gardée par deux sculptures de singes-volants comme s’ils pouvaient se réveiller en reniflant leur présence. Ils firent le tour du manoir pour trouver une fenêtre par laquelle s’infiltrer. À l’arrière, Emma grimpa la première sur une pile de cageots en bois pour inspecter l’intérieur de la maison. Difficile de voir, il ne semblait pas y avoir de lumière et les carreaux étaient devenus opaques. Mais, ne distinguant aucun mouvement, la jeune fille se dit que la voie était libre et donna un coup de coude dans la vitre qui se brisa sans aucune résistance. Emma passa sa main à l’intérieur pour ouvrir la fenêtre et s’engouffra dans la maison avant d’aider son frère à la rejoindre.

Même avec la fenêtre ouverte, l’immense pièce demeurait obscure et l’air ne semblait constitué que de poussière ce qui les fit tousser à tour de rôle.  Puis, ils avancèrent entre deux rangées de meubles recouverts de draps blancs. Instinctivement, Emma se dirigea vers une masse qui semblait dessiner la silhouette d’une statue. D’un coup sec, elle retira le voile et découvrit avec émerveillement la statue de l’Espoir qui donnait l’impression d’une femme endormie. Il ne restait plus qu’à trouver la Passion et la Créativité. Malheureusement, ils furent stoppés dans leur élan lorsque Madame D. débarqua. Une grande dame au visage pâle et aux cheveux noirs et gras, habillée d’une longue robe noire.

« Il me semblait bien avoir entendu du verre se briser. Que faites-vous chez moi ?

— Nous sommes venus délivrer les statues que vous avez volées et redonner la joie de vivre aux habitants de Bauner ! s’exclama Emma.

— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre comme bêtises ! Je vous laisse le choix, soit vous repartez d’où vous venez et ne revenez jamais ici, soit je vous sers en repas à mes singes-volants. Que préférez-vous ?

— Nous choisissons de sauver Bauner ! » s’écria Léonard en tirant sur le voile de la Passion. Un épais nuage de poussière s’envola et fit éternuer Madame D. trois fois de suite.

« Haprout ! Haprout ! Haprout !

— Haprout ? C’est ça le bruit que vous faîtes en éternuant ? Je me demande bien ce que c’est quand vous pétez. » se moqua Emma tandis que Léonard éclata de rire. Il riait tellement qu’il se laissa tomber par terre en se tenant le ventre. Le garçon en pleurait de rire.  Il ne pouvait plus s’arrêter quand soudain, comme réveillées par les fous rires de Léonard, les trois statues se mirent en mouvement. La Créativité retira son voile et les trois sculptures joignirent leurs mains. Une lumière blanche irradia de leur corps détruisant le manoir et Madame D. fondit comme neige au soleil dans un dernier cri de désespoir.

Revenus au village, la roue et le phonographe géant avaient disparu. L’Espoir, la Passion et la Créativité avaient repris leurs places. Le beau temps était revenu. Les habitants de Bauner riaient, s’admiraient dans leurs vêtements colorés et s’embrassaient les uns les autres.

Pour les remercier, Lou Ange leur offrit une petite boîte en bois renfermant une étincelle de Confiancensoi. Sans plus attendre, Emma et Léonard regagnèrent le village de Lérevfou, et se précipitèrent au garage pour retrouver leur invention extraordinaire. Il s’agissait de deux bicyclettes collées ensemble, au-dessus desquelles étaient attachées quatre grandes ailes faisant penser à un trèfle porte-bonheur.

Emma ouvrit la boîte et prit dans sa main la jolie étincelle qu’elle souffla sur Le Persisteur. La machine s’anima dans un bruit de mécanique et les enfants sautèrent de joie. Ils s’installèrent chacun sur un vélo et commencèrent à pédaler ensemble. Puis, tel qu’ils l’avaient follement rêvé, Le Persisteur les porta tous deux vers les étoiles.

Fin