« Je m’ennuie !
— Voyons, Pio ! Comme disait ma grand-mère : ‘il n’y a que les imbéciles qui s’ennuient’.
— Gloria, tu ne comprends pas. J’ai la sensation d’avoir tout vu et tout vécu dans ce monde, et maintenant, je m’ennuie.
— N’importe quoi ! Je suis sûre que tu as encore beaucoup de choses à découvrir et surtout à apprendre ...
— Tu te trompes. J’ai fait le tour du monde, je te rappelle.
— Oui, je sais et tu n’arrêtes pas de m’en rabâcher les oreilles. Ça ne veut pas dire que tu sais tout.
— Alors, pourquoi je m’ennuie ?
— Tu viens seulement de rentrer de voyage. Je pense que tu as juste besoin de prendre un peu de temps pour décider de ce que tu vas faire maintenant.
— Il n’y a rien qui me fasse vibrer ici. En fait, je sais déjà ce que je dois faire maintenant.
— Si tu sais déjà, pourquoi tu m’embêtes avec ton ennui ?
— Parce que, justement, c’est une idée que je gardais de côté en cas d’ennui.
— Et quelle est-elle, cette idée ? soupira-t-elle.
— Puisque j’ai déjà tout vu dans ce monde … attends, laisse-moi finir, dit-il en voyant Gloria lever les yeux au ciel, je pense qu’il est temps pour moi de passer dans un autre monde.
— Tu veux dire … mourir ? Tu veux mettre fin à tes jours ?
— Nooon, je ne vais pas me suicider !
— Mais alors, qu’est-ce que tu veux dire par ‘passer dans un autre monde’ ? s’agaça-t-elle.
— Si tu me laissais parler, Gloria, tu n’aurais pas besoin de t’énerver ! s’exclama Pio.
— Je ne m’énerve pas !
— Si, tu t’énerves !
— Mais, c’est toi qui entretiens ce suspens insupportable en parlant de passer dans un autre monde.
— Calme-toi et écoute-moi.
— Je me calme et je t’écoute.
— Bien, dit-il en prenant une grande inspiration, savais-tu qu’il existait d’autres mondes que celui-ci ?
— Ce ne sont que des histoires, Pio. Tu ne crois quand même pas à ces légendes ?
— Ce ne sont pas des légendes. D’autres mondes existent et on peut passer de l’un à l’autre quand c’est la dernière chose que l’on a à faire. C’est l’ultime expérience.
— D’ac-cooord …
— Prend pas cet air dubitatif, c’est réel.
— Je ne suis pas dubitative. Je ne comprends pas.
— C’est pourtant simple. La dernière chose à faire dans un monde, c’est de passer dans un autre.
— Donc, tu meurs.
— Non. Tu ne meurs pas. Tu passes dans un autre monde.
— Donc, tu meurs !
— Non !
— Mais, ça n’a aucun sens ! Comment tu peux vivre ta dernière expérience dans un monde et continuer à vivre dans un autre si tu ne meurs pas dans le premier ? Si tu vis, c’est que tu as d’autres expériences à vivre, donc ce n’est pas la dernière. Et puis, qu’est-ce qui te permet de dire avec certitude que tu as réellement tout fait ici ?
— Bien sûr qu’on ne fait jamais tout ce qu’il est possible de faire dans un monde.
— Ah, tu vois.
— Gloria ! C’est quelque chose de personnel. Chacun a son lot de choses à faire dans un monde. Et moi, je pense avoir accompli tout ce qui me correspondait dans celui-ci.
— Bon, d’accord. Et donc, comment tu passes dans un autre monde si tu ne meurs pas ?
— Par une porte.
— Une porte, qui se trouve où ?
— Au cœur de la forêt de l’Éternité.
— Donc, pour résumer : tu t’ennuies donc tu veux passer dans un autre monde parce que c’est la dernière chose qu’il te reste à faire et, pour cela, tu dois traverser une porte qui se trouve au cœur d’une forêt, la forêt de l’Éternité.
— C’est ça !
— Tu disais t’ennuyer, mais là, c’est moi qui m’ennuie avec tes histoires à dormir debout. Nous sommes amis depuis toujours, Pio, et c’est pour cette raison que je me permets de te dire que ton idée est ridicule ! Pourquoi tu ne cherches pas un travail ? Ou une femme avec qui fonder une famille ? Pourquoi tu ne te laisses pas le temps de vivre ta vie ici, faire des erreurs, d’acquérir de la sagesse et d’autres qualités plutôt que de te lancer dans une quête dont tu ne connais même pas l’issue ?
— Des femmes, j’en ai connu pendant mon voyage et je n’ai pas envie d’avoir une famille. Je n’ai pas envie non plus de m’enfermer dans la routine d’un travail. Ce ne sont pas des choses faites pour moi donc je ne vais me forcer à les réaliser. Et, pour finir, je ne vois pas le rapport entre rester ici et gagner en sagesse.
— Si tu le dis … Toujours est-il que personne n’est revenu pour nous dire comment c’était dans cet autre monde. Et si, c’était un piège ?
— Parce qu’il n’y a aucune raison de revenir. Et, dans l’autre monde, il y a une autre porte qui mène vers un autre monde et ainsi de suite.
— Mais tu ne sais même pas ce qui t’attend là-bas. Et tu seras tout seul …
— C’est ça qui est excitant ! C’est le mystère de l’inconnu, de l’aventure. Je me ferai de nouveaux amis. Tu es bien trop précautionneuse, Gloria.
— Inutile d’être arrogant, Pio ! Ma vie me convient parfaitement.
— Pardonne-moi, dit-il gêné.
— Quand pars-tu ?
— Demain matin.
— Demain matin ! Mais enfin, Pio, tu ne peux pas me dire aujourd’hui que tu t’ennuies et partir dès le lendemain !
— La vie n’attend pas, dit-il en haussant les épaules.
— Épargne-moi tes phrases toutes faites !
— C’est pourtant la vérité.
— Dans ce cas, je viens avec toi.
— En voilà une surprise ! Gloria qui se décide enfin à partir à l’aventure.
— Calme-toi. Je n’ai pas dit que je partais dans l’autre monde avec toi. Je dis simplement que je vais t’accompagner jusqu’à la porte.
— Comme tu voudras ! Mais sache que le trajet va être long. »
Comme prévu, le lendemain matin, Pio et Gloria se mirent en route vers la forêt de l’Éternité. Et le trajet fut long. Ils traversèrent des villages, des rivières, d’autres villages, ils montèrent en haut d’une montagne, redescendirent de l’autre côté, traversèrent encore des villages, des forêts, mais pas de l’Éternité, puis des champs, des rivières et des villages, encore, ils marchèrent sur des routes terreuses, des routes sableuses, des routes boueuses, ils naviguèrent sur un lac et enfin, ils trouvèrent la forêt de l’Éternité. Une forêt lugubre qui n’inspirait rien de bon à Gloria, au point qu’elle fut prise d’un frisson.
« C’est très sombre. Tu es sûr de vouloir poursuivre ?
— Après tout le chemin parcouru, ce n’est pas maintenant que je vais faire demi-tour ! »
Gloria retint son souffle. C’était le soir. Seule la lumière de la pleine lune éclairait leurs pas, leur permettant de progresser à tâtons tout en se tenant par la main. La jeune femme sursautait au moindre bruit de craquement sous leurs pieds ou de battement d’ailes au-dessus de leurs têtes. Elle mourrait d’envie de faire demi-tour, quitte à revenir en plein jour, mais Pio ne le voyait pas de cette œil-là.
Soudain, une lueur intense apparut au loin et le jeune homme s’exclama :
« Regarde ! C’est là, c’est la porte !
— La porte ?
— Oui, on y est presque », dit-il avec excitation.
Guidés par un halo immaculé, ils se frayèrent prudemment un chemin entre les ronces. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’il ne virent pas de porte ! Non, au lieu de cela, ils se trouvèrent nez à nez avec une grande créature fantomatique. Sa tête ronde et blanche était coiffée d’une large couronne de fleurs aux tons mauves. Ses yeux jaunes en amande inclinaient vers un petit bec pointu. Et du reste de son corps, elle n’était qu’une longue robe fluide de plumes blanches et brunes. La créature ne bougeait pas, elle les observait d’un air neutre. Puis, sans remuer le bec, elle s’adressa à ses visiteurs d’une voix douce :
« Que puis-je faire pour vous ?
— Nous cherchons une porte, répondit Pio.
— Pour passer dans l’autre monde ?
— Oui, c’est cela. Où se trouve-t-elle ?
— C’est moi, la porte.
— Vous ? s’étonna Pio.
— Tout à fait. »
Avec ses longues mains très fines, la créature ouvrit sa robe et dévoila un vaste parterre de nuages sous un magnifique ciel bleu. Des oiseaux volaient paisiblement vers un beau soleil en forme de cœur.
« C’est magnifique ! s’émerveilla Pio. Que dois-je faire à présent ?
— Comme pour n’importe quelle porte, vous n’avez qu’à avancer.
— Très bien, se réjouit Pio.
— Mais, Pio ! s’inquiéta Gloria. Ne serait-il pas plus sage de prendre le temps d’y réfléchir, au moins jusqu’à demain ? Cela ne me semble pas très prudent de se précipiter vers l’inconnu de cette manière.
— Non, je suis sûr de moi, affirma-t-il avant de prendre la jeune femme dans ses bras.
— C’est donc ici que nos chemins se séparent ?
— Tu peux toujours venir avec moi.
— Comme je te l’ai dit, ma vie me convient parfaitement. Je n’ai pas besoin de plus, mis à part que j’aurai aimé que mon meilleur ami soit à mes côtés.
— Je sais.
— Prend bien soin de toi, Pio. »
Le jeune homme fit ses adieux et approcha lentement de la créature. Il se retourna une dernière fois vers Gloria pour lui faire un clin d’œil et, avec toute sa détermination, il fit un pas en avant et tomba brusquement dans les nuages. Un hurlement qui s’éloignait retentit et plus rien. Soudain, le cœur-soleil saigna de trois gouttes.
« Que s’est-il passé ?
— Votre ami est dans l’autre monde.
— Mais, pourquoi votre cœur saigne ? Est-ce que tout va bien pour Pio ?
— Il est mort. »
À ces mots, Gloria porta ses mains à sa bouche et éclata en sanglots.
« Mm, mm, mais, mais pourquoi ? Comment est-ce possible ? pleura-t-elle. Je croyais qu’il partait pour un autre monde vivant, pas pour le monde des morts.
— Oh, mais il y a un autre monde vivant !
— Mais pourquoi est-il mort en passant la porte ?
— Qui vous a dit qu’on pouvait marcher sur les nuages ? Ce n’est que de la vapeur et il n’y a rien en dessous. Du moins, il y a beaucoup de vide avant de toucher la terre ferme. »
Gloria était en état de choc. Sidérée. Incapable de réagir. Puis, la créature ajouta :
« Enfin bref, j’attends toujours le visiteur qui aura la sagesse de revenir plus tard avec un parachute. »
Fin
Le challenge DLP est un bon exercice pour décupler son imagination et travailler son style. Tant mieux si tu as ri, ça fait toujours plaisir de voir que les bizarreries qui traînent dans ma tête plaisent aussi à d'autres :)
Merci pour ton passage ici :)
Je crois qu'une part d'elle prend un plaisir sadique à les voir foncer tête baissée :DD
Tes dialogues sont vraiment au top, apprends-moi comment faire !
J'adore aussi le rythme, on est avec eux du début à la fin !
Comme dirait l'autre: "Merci pour ce moment" !
Quand tu veux pour l'écriture des dialogues ! ;)
Tes mots me laissent sans voix, je suis toute intimidée...
Contente que ça t'ait plu et que ça te donne envie d'en lire d'autres !
Je ne serais pas d'avis à penser qu'il vaut mieux fonder une famille plutôt que de voir le monde, surtout si ce n'est pas ce que l'on veut. Je serais plutôt d'avis de prendre le temps de bien penser son plan, se poser les bonnes questions pour ne pas se lancer tête baissée ;)
J'aime beaucoup la façon dont commence ton histoire, directement au cœur du problème et avec des dialogues qui sonnent très vrai (je ne suis pas objective, j'aime tellement les dialogues...). La description de la chouette est très vive aussi, elle fait rêver... jusqu'à la chute (sans mauvais jeu de mot), qui m'a tiré un sourire, elle est redoutablement logique et efficace.
Le débat entre Pio et Gloria m'a rappelé certaines conversations que j'ai eue avec mes ami-es, à base de "je ne veux pas vivre ma vie sur la routine" et "je veux voir autre chose". Je trouve que, sans en avoir trop l'air, tu touches là des sujets importants.
Bref, tu l'aurais compris, mais : j'ai beaucoup aimé. Merci pour ce moment de lecture <3
J'aime beaucoup les dialogues aussi ! La narration me donne parfois beaucoup de fil à retordre, mais je suis contente de savoir que la description de la créature t'a fait rêver (jusqu'à un certain point) ;)
Au début j'ai cru que tu nous faisais une nouvelle en full dialogue 😁 ça m'aurait pas déplu !
En tout cas ton idée a été rondement mené et j'ai adoré te lire
Très contente que la fin t'ait plu :)
Je crois qu'une part de moi a envie d'écrire des scripts :D
Wow...
Cette fin...
J'ai tellement adoré.
J'aime la manière dont tu exploites la carte pour imaginer un retournement qui est vraiment prenant. Pour le coup je ne m'y attendais pas du tout et j'ai eu ce petit pincement au ventre qui révèle les bonnes fins ! J'aime tellement quand ça fait ça...
J'apprécie aussi énormément la dominante du dialogue ! On parlait des scénarii de film sur discord, et je pense que tu t'en approches un peu ici, et je valide très fort cet essai !
Si je peux me permettre (parce que je reste une énorme chieuse), je trouve les répliques un peu inégales en fluidité : tu as des échanges qui sont extrêmement naturels et percutants, et d'autre dont les tournures complexifient les phrases et cassent le naturel du dialogue.
Ce qui n'empêche que franchement... beau moment de lecture ♥
Merci d'être passée par ici !
J'avais des craintes sur réception de la fin, même si c'est la première chose que la carte m'a inspirée. Je suis vraiment très contente qu'elle t'ait plu !
C'est vrai que j'aime davantage faire avancer l'histoire par le dialogue que par la narration. Je prends beaucoup de plaisir à faire parler les personnages, au point de me demander parfois si je ne suis pas plutôt en train d'écrire un script.
Je vois ce que tu veux dire sur certaines tournures. Je crois que j'ai tendance à disserter par moment comme quand j'étais en fac de droit. Heureusement, ça se soigne :)
Enocre une fois, j'ai adoré.
Ton écriture est si douce et fluide. J'aime cette histoire encore plus que la première je crois hihi.
Le sens de celle-ci m'a particulièrement touché.
Au plaisir de lire de nouvelles Cartes,
A bientôt !
Merci pour ton commentaire. Je suis contente qu'elle t'ait plu autant que la 1ère :)
J'espère que les prochaines m'inspireront de la même manière. J'essaie de m'amuser autant que possible en écrivant :)
Je m'attendais pas à cette fin xD C'est vraiment très surprenant, et plutôt amusant ! 😄
Comme toujours, j'aime énormément ta plume. Tu as su, très rapidement, nous présenter tes personnages, avec leurs caractères opposés.
C'était vraiment bien écrit, agréable à lire, et durant quelques minutes, j'étais avec Pio et Gloria ! Bravo à toi Petre
Je disais donc, bravo à toi Petra, j'ai hâte de lire d'autres DLP ;)
Merci pour ta lecture et ton commentaire. Très contente que la fin t'ait surprise et amusée. J'espère que les prochaines cartes m'inspireront tout autant ! :)
J'ai adoré ton conte !!! Je ne m'attendais tellement pas à cette fin ! La dernière phrase est juste magique, j'ai éclaté de rire ! En quelques phrases tu nous fais comprendre le caractère des deux personnages, tu y opposes deux manières de voir les choses. On y trouve d'un côté une femme qui se satisfait de ce qu'elle a mais qui n'est pas très aventurière, et de l'autre un homme impatient, qui cherche toujours plus, mais qui a le courage de suivre ses rêves même lorsqu'il est confronté à ceux qui tentent de le faire renoncer. Avec pour point d'orgue, comme tout conte qui se respecte, une morale qui rejoint celle du fameux conte "Le Lièvre et la Tortue" : "Rien ne sert de courir, il faut partir à point."
Bravo ! J'ai hâte de lire de nouvelles histoires issues de ta plume !
(petit détail néanmoins, la porte représentant la sagesse, je trouve la phrase "D’où vous avez cru qu’on pouvait marcher sur les nuages ?" un peu trop familière et pas très française)
Merci pour ton commentaire. Ravie que ça t'ait plu :)