1 / [Nord] - Les bateaux de l'espace (Chap. 1)

Par Cyrmot
Notes de l’auteur : Quand en 1982 mon père nous emmena mon frère, ma soeur et moi en vacances au bord de la Manche en plein hiver... Le ciel, les odeurs du port, le bruit de la mer, quarante ans plus tard je n'ai toujours pas oublié... Pas même les bateaux de l'espace que j'y ai vu passer !...
Bonne lecture !

 

On était planté contre une rambarde au-dessus d'une plage, on attendait là depuis un moment. Mon père avait sorti son appareil photo et ses jumelles, il scrutait la mer, il nous disait de patienter encore un peu, qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Le ciel était couvert, il y avait de grosses bourrasques de vent. Je gardais les mains au fond des poches, j’avais les pieds gelés.

Des vacances à Boulogne sur Mer, en plein mois de février. Ça faisait des jours que je m’ennuyais à mourir, je n’étais plus à cinq minutes près.

 

On était arrivé le dimanche en début d’après-midi, on logeait dans l'appartement d’un de ses amis. Un rectangle tout petit et tout blanc, wahh c’est moderne on s’était dit avec ma sœur en arrivant. Mais en fait il n’y avait grand-chose là-dedans, pas de télé, pas de jouets non plus, un vrai bureau. Par la fenêtre du salon on apercevait un bout de la ville et puis la mer qui s’étalait au fond.

La visite du rectangle terminée j'avais croisé les bras sur le rebord de la fenêtre. J’avais contemplé la mer une bonne heure, en m’attardant sur une silhouette de bateau immobilisé au loin. Puis j’avais regardé les vagues, qui me paraissaient tout aussi figées, on n’entendait rien d’ici. J’étais resté comme ça le plus longtemps possible, à voir le soir tomber, je me disais qu’en me retournant après vers l'appartement il n'y aurait plus rien à faire du tout.

Mon père était venu me secouer pour dîner. Il avait mis la radio, une musique un peu triste passait, ça ressemblait aux génériques de film le soir, quand notre mère nous disait d’aller nous coucher. Puis il avait monté le son. Une drôle de voix avait alors glissé au-dessus de la table.

« Pour Viking, vent Nord-ouest de force 6 fraîchissant... Dogger… » Mon père regardait le poste attentivement. « …Fisher, Tamise... Averses, mer agitée à très agitée. »

C'est quoi ? J'avais fait en prenant un bout de pain.

— La météo marine. Le bulletin. « Mollissant 3 à 4 la nuit, puis s'orientant sud-ouest… »

— Pourquoi tu écoutes ça ? On va faire du bateau ?

— Quoi ? Non, non mais ça m'intéresse. « ...Pour Casquets, Ouessant, Vent secteur Nord-ouest dominant... Mer devenant forte...Rafales… » Il resta comme ça un petit moment, sans bouger. Il finit par aller chercher un bol de vinaigrette derrière le comptoir de la cuisine américaine, sans quitter le poste des yeux.

C'était interminable ce bulletin.

Comme une histoire sur K7 qu’il aurait lancée pour remplacer la télé, une histoire sans queue ni tête, racontée par une voix bizarrement douce à l’autre bout de la table. Passèrent furtivement au-dessus des assiettes des images de tourbillons, de monstres marins aux noms étranges, j’avais déjà fini mes pâtes quand ça s’arrêta enfin. Mon yaourt avalé et le plancher des vaches retrouvé, je me dis alors que voilà, la journée était finie.

 

Je m’étais vite échappé dans la chambre avec mon frère, on passait le reste de la soirée avec nos deux jouets, les seuls de tout l’appartement, ma jeep lunaire légo et son mini-vaisseau laser qu'on avait eu le droit de prendre pour le voyage. Octave essayait de fabriquer un sol martien avec les fronces du dessus de lit, alors que je montais comme une base avec les quelques livres de poche trouvés sur le bureau. Dans le salon je voyais de loin ma grande sœur qui relisait en boucle son OK magazine spécial mode 82, en face mon père avait déplié une carte routière sur la table essuyée.

À un moment il se leva pour aller baisser les stores. Il ouvrit le canapé-lit dans la foulée, puis alla préparer la chambre de ma sœur dans une petite pièce à côté.

Et puis ce fut le silence.

 

*

 

« ... Pape Jean-Paul II … … bien remis… … … plusieurs messes … »

J'aperçus un bout de ciel blanc par la fenêtre en ouvrant les yeux. Puis je parcourus lentement le plafond en clignant des paupières.

«… débats houleux… … nationalisation du secteur… … le PS … »

Ça me plaisait généralement de me demander où je me trouvais au réveil, le plus souvent ça rajoutait des vacances aux vacances, c’était déjà l’aventure. J’entendais les bruits clairsemés de mon père en train de s’activer dans la cuisine, et la radio de nouveau qui flottait dans tout l’appartement.

« … Tatcher… … nouvelles tensions … … Argentine… »

Une petite veilleuse scintilla soudainement dans un coin de ma tête. Je venais de l’entendre parler de courses à faire à Octave et Noémie encore en pyjama. Des courses de père divorcé, le truc à ne pas louper, il y avait toujours quelque chose à gratter normalement. On partit tous les quatre peu de temps après, dans la voiture je retrouvais le sourire, l’aventure des jouets pouvait commencer.

Mais au supermarché on ne trouva rien.

On avait quadrillé les lieux pourtant avec mon frère, dès l’arrivée on s’était extrait du traditionnel sable mouvant des fruits et légumes pour aller inspecter le reste des rayons. Retrouvant de temps à autres mon père et ma sœur, enlisés dans une file à la boucherie, à la poissonnerie, puis mon père tout seul, définitivement englouti au rayon quincaillerie, qu’il ne manquait jamais de visiter où qu’il fut. On aperçut finalement Noémie au bout d’une allée du bout du magasin, pochette de 45 tours à la main. Ça sentait bon le non-utilitaire par là-bas, en la rejoignant un achalandage minuscule nous apparut enfin, coincé entre des tupperwares et des croquettes pour chien.

Des paquets de balles de ping-pong par six, trois cordes à sauter, une pompe à vélo, des sachets de bracelets, des ardoises même, et quelques paniers de légumes à dînette. On fit tout le tour du rayon, traquant en vain des têtes de gondole un peu mieux fournies, on revint sur nos pas ; il n’y avait vraiment que ça. Tout un univers jeux/jouets/loisirs réduit à un mètre carré de merdes en tout genre, comme si la Direction avait décidé de faire un peu de place au fond pour stocker les trucs dont elle ne savait que faire.

Je trouvais ça vraiment moche, surtout pour la poignée de gamins malheureux qui devaient surnager dans ce patelin, que j’imaginais déjà quasi-peuplé que de gens de 35 ans minimum : des ouvriers, des marins, des femmes à tabliers et à cabas, et des cabas plein de légumes, des vieux à moustaches les mains derrière le dos, des travailleurs partout, et puis, autour d’eux, des garages, des bureaux, des magasins d'outillage, des usines bruyantes, des bacs à sable déserts et des squares à l’abandon.

Quand nous arrivâmes en caisse je fus assez surpris de croiser un garçon d'à peu près mon âge, on se dévisagea quelques temps, alors que sa mère remplissait méthodiquement le tapis. Et puis comme ça, subitement, il se mit à joindre ses poignets, puis les à tordre dans tous les sens, en me regardant fixement. Apparemment il cherchait à me montrer un truc, un numéro d'acrobatie. Un retournement de bras dans un sens, puis dans l'autre. Et ce fut tout, il repartit derrière sa mère sans détacher son regard. Mon intuition semblait se confirmer, les gamins par ici n'avaient pas de jouets, ils finissaient par devenir muets, et puis fous. Les filles coiffaient des poireaux, habillaient des patates, les garçons faisaient des pistolets avec des courgettes, et des foots avec des choux-fleurs, et ils avaient des posters d’usine ou de caisse à outils dans leur chambre.

— On va voir les bateaux, ça vous dit ? Mon père venait de se réinstaller au volant avec une vigueur nouvelle. Avant de rentrer manger hein, on fait juste un tour. Je n'eus pas le temps de soupirer derrière lui que mon frère me tapait dans les côtes, il avait cru voir des magasins avec des ballons et des cerfs-volants quand on était passé pas loin la veille.

Une demi-heure plus tard je le vis déchanter à son tour, à déambuler sur un quai glissant comme une patinoire, au milieu des filets enroulés, des gros oiseaux, des caisses à poissons, des odeurs irrespirables et des entrepôts. Mon père semblait chercher quelque chose, il allait et venait les yeux arrondis sur les coques, les mâts, et sur n'importe quel relief traînant dans les parages. Puis je le vis aborder un type en bleu de travail qui passait les mains dans les poches, tout maigre, la tête penchée en avant. Ils bavardèrent un moment, le type montra les bateaux, les hangars de l'autre côté. Mon père lui tendit son paquet de gitanes après quelques minutes, puis il nous désigna du menton en souriant. Le mec sembla faire un signe, genre « ah c'est bien ». Et puis voilà ils regardèrent de nouveau vers la mer, l'un à côté de l'autre, en fumant.

Noémie demanda finalement les clefs de la voiture, je la vis repartir vers le bout du quai, ça me parut à des kilomètres. Je me sentis d’un coup placardé dans une photo des années cinquante alors qu’elle glissait vers un monde en couleurs, écouter Fame ou Bananarama au loin à fond. Je lui avais demandé avant de partir de m'enregistrer des chansons que j'aimais bien, les génériques de Capitaine Flam, Albator et Sankukai que j'avais en 45 tours. Ça lui demandait quoi, une demi-heure devant sa chaîne et une k7 vierge, elle en avait des dizaines. Ça avait failli mal finir quand elle m'avait surpris avec son walkman et sa k7 medley hits devant la chaîne du salon. J'avais mis record et le casque contre les enceintes. Ma mère l’avait stoppé juste à temps, elle venait d’apercevoir par la fenêtre la voiture de mon père débarquer sur le parking de la cité.

— Ecoutez les enfants, s’était approché mon père, le monsieur a quelque chose pour vous. Je ne les avais pas vu venir, le type était tout près, j'eus un mouvement de recul quand il me sourit.

— Alors ça va les galibots? Hein, ça va ? C'est chouette hein les vacances à la mer, les bateaux, tout ça, ça vous plait? Sûr ça doit vous changer de Paris hein ! On ne répondit trop rien avec mon frère. Paris, on connaissait à peine, on vivait en banlieue, pour le coup on s'y sentait autant parisien chez nous qu'en vacances à la plage par ici.

— Ça vous dirait de pêcher à l'épuisette ? Parce que j'aurais ce qui vous faut à côté les petits gars, fit-il en nous lançant un clin d'oeil, les mains toujours dans les poches. Je pourrais aussi vous montrer aussi les caches pour les crabes, et puis les rochers pour les moules !

— Ben…

Derrière mon père souriait, visiblement ravi. Il nous jetait un étranger d'au moins quarante ans dans les bras, et on devait se débrouiller avec.

— Parce que y'en a des trucs à faire ici les petits gars, vous croyez quoi, tenez, venez voir je vais vous montrer un truc ! J’eus l’impression d’être poussé dans un ravin au moment de remuer. À côté mon frère fixait le type sans broncher.

— Eh ben alors venez voir ! Il faisant un moulinet avec son bras. Allez venez jeter un œil. Parce que faut déjà que vous appreniez quelques trucs, sinon ça sert à rien, hein ! On se retrouva penchés au-dessus d'une caisse rouge, que le type ouvrit d'un coup sec.

— Alors les petits gars, commença-t-il en me tendant le couvercle, est-ce que vous savez reconnaître les poissons, hein ? Tiens, déjà celui-là c'est quoi, hein, le petit là, tout gris, vous savez ?

Putain mais qu'est-ce que j'en avais à foutre de ses épuisettes et de ses poissons, mon frère à côté répondit n'importe quoi, le type parut rayonner. Je cherchai mon père du coin de l'oeil derrière la caisse, il semblait s’être envolé, la photo des années cinquante rétrécissait à vue d’œil, une miniature de brocante, jaunie et sans issue.

— Alors, vous trouvez pas ? Ah bah oui, y a pas que le poisson pané comme à Paris, ah ah ! Bon allez je vous aide...

— Vous avez un bateau monsieur ?

Octave avait sorti ça tranquillement sans le lâcher des yeux.

— Un bat…

— Ben oui, comme les marins, quoi!

— Eh dites donc, lança-t-il à mon père invisible, il y va pas avec le dos de la cuiller celui-là hein!

— Mais ils ont bien un bateau les marins pour pêcher, non monsieur? Vous êtes pas marin?

Le type avait les mains agrippées à la caisse, la bouche entrouverte, comme perdu dans la contemplation du hangar derrière nous. Le silence s’éternisa, je me demandai si mon frère n’allait pas recevoir un poisson au milieu de la figure comme dans Astérix.

— Mais arrête tu t’en fous des bateaux de pêche, je fronçai les sourcils, les poings serrés dans mes poches. Monsieur, je continuai en relevant la tête, vous savez pas où on peut trouver un magasin de jouets, avec mon père on n’en trouve pas !

— Allez, arrêtez de dire des bêtises, et écoutez un peu le monsieur. Je sentis une grosse main paternelle me presser l’épaule. Mais le type ne répondit rien, il referma juste la caisse d’un coup sec, quelques secondes plus tard il claquait la porte du hangar. On resta tous les trois comme ça sans trop savoir quoi faire ; mon père termina sa cigarette en nous disant d’attendre un peu, que le type allait sûrement revenir. Avec un vieux béret à pompon de son enfance me glissa Octave, si c’était dans les dix secondes. Et si c’était plus, peut-être dans un sous-marin nucléaire, avec le hangar qui s’ouvrirait de partout comme dans James Bond.

Puis mon père trouva que ça allait bien comme ça, on n’allait pas rester plantés devant un hangar jusqu’à Noël.

Quand il démarra la voiture je secouai le bras de mon frère. Le gars venait de ressortir, je voyais sa silhouette au loin penchée sur le quai, c’était lui à coup sûr. Je demandai plusieurs fois à mon père d’arrêter mais on avait déjà pris la route.

— On reviendra plus tard, là on rentre manger, il fit dans le rétroviseur. En gros plus jamais de la vie, je savais déjà que plus tard chez les adultes ça voulait dire en l’an 2740 si on avait un moment. Noémie était déjà ailleurs, les yeux parcourant les façades, Octave ajouta seulement qu’il avait super faim et qu’il espérait qu’il y aurait du steack haché, parce que là le poisson c’était plus possible. Je n’ajoutai rien, j’avais peut-être mal vu après tout. Juste un type au loin qui sortait d’un hangar les mains pleines. Mais c’était tellement gros ce qu’il semblait tenir, ça devait être une énième caisse à poissons.

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Mayllis B
Posté le 06/09/2024
Bonjour,
Je trouve que vous avez très bien adapté le vocabulaire pour s'immerger dans le thème autobiographique, mais surtout dans l'état d'esprit de votre personnage. Cette description du quotidien est vraiment captivante.
Cyrmot
Posté le 07/09/2024
Bonjour !
Merci pour ces quelques mots très encourageants, un bon petit shoot de motivation quand un oeil pas forcément âgé puisse s'y retrouver, ça se passe tt de même il y a quarante ans 😅😅

Bonne lecture si vous poursuivez et bonne écriture aussi !
AudeRamounoulou
Posté le 28/08/2023
Bonjour

Merci pour ce moment d'évasion dans le temps et dans l'espace... Retrouver les sensations d'ennui et de jeux de l'enfance est un plaisir et votre rythme les sert très bien. Je n'ai pas toutes les références, pourtant native des années 80, mais je reconnais les décors aux objets en séries de plastique issus d'une culture pop qui commence à s'épanouir.
Je sens poindre aussi un humour qui sauve de l'ennui des vacances subies et j'ai hâte de lire la suite.

A bientôt.
Aude.
Cyrmot
Posté le 31/08/2023
Bonjour!
Et merci en retard de cette lecture ! Oui toute une époque où la modernité roulait à grands pas sur une France encore au rythme des PTT des trains corail, des trois chaînes, et des clopes partout, une France d'autant plus "ancienne" dans nos yeux de gamins déjà pré-gavés de futurs en tout genre, je me souviens de tous ces anciens qui me disaient ah mais vous, vous verrez le prochain siècle avec parfois une lueur dans les yeux...
Enfin bref c'est un commentaire et moi je me remets à tartiner, merci de cette lecture et j'espère à bientôt dans ce siècle précédent ☺️
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