1. Recherche de salut

Le jeune garçon n'avait pas cessé de courir.

Sous ses pieds nus, la terre et la paille se mélangeaient mais il n'y prenait pas garde. Sa hâte était bien trop grande.

Il jetait par instants un regard précipité derrière lui pour vérifier que personne ne les suivait. Puis, affolé de cette perte de temps, redoublait de vitesse.

Accrochée à sa main droite, sa petite sœur était forcée de le suivre tant bien que mal.

La gamine ne semblait pas sûre de comprendre la raison de cette fuite soudaine ni des coups d'œil inquiets de son frère aîné : le monstre allait-il les rattraper ?

Curieusement, elle n'avait pas l'air trop inquiète : son protecteur avait immédiatement pris les choses en main, l'empêchant de se poser trop de questions. D'ailleurs, lui-même n'avait prononcé que quelques mots avant que leur course effrénée ne démarre :

« Il faut que ça s'arrête ! C'est un monstre et je ne la laisserai plus nous empoisonner la vie ! »

Un être féminin alors ? avait supposé la fillette. Mais, depuis, plus rien n'était sorti de sa bouche, si ce n'était son souffle exalté.

Ah, si seulement sa cadette savait qu'il faisait mention de leur mère ! Mais ce n'était pas le mot juste. En tout cas, lui se trouvait désormais incapable de la nommer par un terme aussi familier. Surtout après avoir assisté à tout cela...

Mais comment sa sœur aurait-elle pu comprendre ? Lorsque leur père était mort, elle avait à peine deux ans et il continuait à utiliser le mot "disparu" en présence de la fillette. Alors comment aurait-elle pu comprendre la volonté d'évolution hiérarchique de cette femme, une soif tellement intarissable qu'elle en était même venue à négliger ses propres enfants ? Impossible.

Un caquètement indigné les stoppa net.

Une poule blanche, mécontente d'avoir été bousculée, leur lança une œillade mauvaise tout en continuant sa route. Le garçonnet ne s'en formalisa pas : les rues miteuses avaient toujours abrité le brouhaha provoqué par des animaux en tout genre. Leurs odeurs diverses n'empestaient presque plus pour un nez aussi habitué que le sien.

Les premières gouttes les surprirent alors qu'il avait repris la cadence depuis plusieurs minutes déjà. Il aurait dû le prévoir ! Les nuages qui s'étaient faits menaçants depuis le début de la journée ne l'avaient-ils donc pas assez averti ?

Le temps qu'il se maudisse pour son inadvertance, l'averse avait redoublé de violence. Déjà, il pouvait voir les rares passants se hâter pour rentrer chez eux. Eux avaient la chance de posséder un toit pour se protéger mais, pour sa sœur et lui, le chemin risquait d'être encore long. Au moins, la pluie dissuaderait sûrement leur génitrice de continuer ses recherches... si tant est qu'elle ait remarqué leur absence !

Sous ses pieds, la terre s'était transformée en boue malodorante mêlée à des brins de paille moisis. L'écœurante substance semblait prendre un malin plaisir à s'insinuer entre ses doigts de pieds nus, et courir devenait franchement périlleux.

Mais abandonner maintenant aurait été de la folie ! Plus ils s'éloignaient des quartiers "aisés" (un grand mot pour désigner les structures qui ressemblaient vraiment à des maisons et dont les rues environnantes n'étaient pas couvertes d'immondices), plus leurs chances de liberté augmentaient.

Quand sa sœur trébucha pour la troisième fois, il décida de s'arrêter.

La pauvre petite ouvrait de grands yeux écarquillés de surprise et des gouttes (était-ce la sueur ou la pluie ?) roulaient le long de ses joues. Soucieux, le garçon la prit sur son dos, indifférent à la saleté qui couvrit aussitôt ses vêtements et poursuivit sa route.

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§    §

Désormais, le garçon devait plisser les paupières pour parvenir à se diriger un minimum ; toute course était devenue exclue. Son chargement commençait à se faire cruellement sentir malgré le poids pourtant léger de la fillette.

Devoir se contenter de marcher lui était difficile et, malgré ses cheveux trempés qui collaient à son front, il jetait toujours des regards autour de lui, attentif à ce que le tintement qui émanait de ses poches n'attire aucun individu mal intentionné.

Heureusement, il parvint à remarquer que les constructions qu'ils laissaient maintenant derrière eux n'avaient plus rien qui aurait pu mériter le nom de "logement". Ils étaient sur la bonne voie et la femme n'oserait pas venir les chercher ici, c'était certain !

La bouillasse infâme qu'était devenu le sol commençait déjà à s'attaquer à ses mollets, ne prêtant pas attention au déluge faiblissant qui ne parvenait pas à la chasser. À cette pénible contrainte, s'ajoutait encore la surcharge de ses habits inondés : l'envie de baisser définitivement les bras le démangeait férocement. Après tout, rien ne garantissait que son plan allait fonctionner et son but paraissait s'éloigner de plus en plus de ses pas hésitants. C'était terriblement frustrant !

Ce fut seulement lorsqu'il pensa être arrivé au bout de ses forces que la pluie cessa. L'accalmie fut toutefois de courte durée car l'humidité fit remonter à ses narines une pestilence épouvantable : mélange de terre gorgée d'eau, de sueur humaine et animale, d'excréments et de moisissure. Avec la petite dans les bras, impossible de se protéger de cette puanteur et, même s'il était habitué à ce quotidien, ces émanations furent plus difficiles à supporter que d'ordinaire.

À cet instant extrême, le soleil choisit de dévoiler quelques rayons, leur chaleur accentuant l'odeur de manière encore plus effroyable. Mais ils éclairaient également une masure haute de deux étages. Ses murs usés semblaient faits de tout ce qu'on pouvait dénicher aux alentours : terre, paille, sable ou cailloux. Quant à son toit de chaume perforé en plusieurs endroits, il ne donnait guère plus confiance. Pourtant, en la voyant, le garçon sut qu'elle représentait leur seule chance de salut.

Dans une hâte toute renouvelée, il se précipita sur ce qui faisait office de perron, appréciant de sentir une surface sèche sous ses pieds meurtris. Puis, il déposa sa sœur à ses côtés et frappa vigoureusement à la porte.

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§    §

Ce matin-là, l'homme s'était levé bien avant les premières lueurs de l'aube, comme à son habitude. Malgré ses maigres revenus, il faisait de son mieux pour se laver entièrement des innombrables impuretés qui l'encerclaient constamment. Puis, il terminait son rituel matinal en descendant les marches de bois, grinçantes et inégales, pour aller prendre son premier repas de la journée.

Ce fut justement au moment où il se servait sa seconde tranche de pain généreusement garnie de beurre qu'on frappa à l'entrée. Les coups portés avec force ne l'empêchèrent pas de grogner contre cette intrusion matinale et c'est avec une mauvaise volonté évidente qu'il se leva.

Ce qui l'attendait derrière le battant à moitié défoncé eut pourtant de quoi le déconcerter : des enfants ! Le plus âgé ne devait guère avoir plus de treize ans et, concernant la gamine qui l'accompagnait, le pauvre homme n'osait faire de suppositions ! Tous deux étaient vêtus de loques, pieds nus, et les plaques de boue qui les recouvraient ne les rendaient pas vraiment engageants.

Toutefois, avant que le résident n'ait eu le temps de dire un mot, le jeune garçon brun avait fait un geste dans sa direction, lui présentant une sacoche garnie d’un bon nombre de pièces.

« Ma sœur et moi, on n’a nulle part où aller, exposa-t-il rapidement, comme s’il était pressé. On aurait besoin de votre hospitalité et j’ai de quoi vous payer. »

Perplexe, le propriétaire bedonnant jeta un coup d'œil au panneau accroché au-dessus du porche : il était surpris qu'un enfant du petit peuple sache lire. Même s'il n'avait plus loué depuis longtemps, sa gloire passée n'étant désormais plus qu'un lointain souvenir, il conservait quelques scrupules à accueillir des gamins certainement recherchés par leur famille.

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Où sont vos parents ? grommela-t-il avec mauvaise foi.

― On est orphelins, répliqua aussitôt le garçon, une lueur de défi scintillant dans son regard couleur orage. »

Embarrassé, l’homme ne put que ravaler ses soupçons devant la témérité de l’enfant. La fillette avait écarquillé des yeux affolés en entendant son aîné évoquer la mort de leurs géniteurs. La pauvre petite devait être encore trop jeune pour comprendre. Réagissant à sa détresse, son frère l’entoura de ses bras tout en lui murmurant des encouragements. Les marques d’inquiétude s’estompèrent petit à petit du visage de la fillette, puis les enfants firent à nouveau face à leur interlocuteur.

« S’il vous plaît monsieur, souffla la gamine. On sera sages, promis. »

Attendri par les prunelles pleines d’espoir de la petite, l’homme s’accorda encore quelques secondes pour réfléchir. Ces gosses faisaient preuve d’un courage immense malgré leur jeune âge et il sentait qu’ils n’étaient pas du genre à baisser les bras. En particulier le garçon, à la fois responsable et sûr de lui. Après tout, pourquoi ne pas accepter son offre ? Il fallait bien avouer qu’il avait besoin d’argent, et héberger des orphelins était loin d’être une mauvaise action.

« Allez mon gars, donne-moi cette bourse et entrez donc vous décrasser ! lança-t-il sur un ton plus aimable. »

À ces mots, le garçon sentit le reste de l'énorme poids qui pesait encore sur ses épaules s'envoler. L'argent qu'il lui remit ensuite avait été dérobé à celle chez qui ils habitaient jusqu'alors mais c'était pour une excellente cause. Il s'agissait de leur bonheur, de leurs vies. À lui et à sa sœur.

C'est donc le cœur plus léger qu'il pénétra dans leur havre, sa main droite tenant à nouveau celle de sa protégée. Dans la gauche, le poing bien serré autour, se trouvait un petit morceau de corail percé provenant d'un collier.

Le dernier souvenir de sa mère qu'il avait daigné emporter.