1. Salon

Les plus haut niveaux d’Auberyn touchaient les nuages. Ils étaient composés d’immenses tours de quartz, de verre, de bronze ou de marbre, entrelacs de flèches et de beffrois qui dominaient le reste de la cité en perçant le ciel. Leurs silhouettes se découpaient dans la nuit, innombrables sœurs attachées par des ponts élégants sur trois niveaux, en toiles d’araignée superposées dont chacune était un nœud. Dans l’une de ces toiles, au cœur d’une de ces dames sans fin, Selana se trouvait captive.

Le salon était somptueux. Des divans de velours blancs accueillaient les convives, qui foulaient du pied de fins tapis brodés. La nuit filtrait à peine à travers les rideaux qui recouvraient les larges fenêtres aux cadres dorés, repoussée par un lustre de cristal orné d’innombrables œufs de lune taillés. La jeune femme, gracieuse, faisait de son mieux pour rayonner à l’image de la pièce, usant de tout l’art que lui avait appris son rang. Elle souriait, discutait, se saisissant avec adresse d’une coupe de champagne. Pourtant en elle grandissait quelque chose de plus fort et de plus vif à chaque réception, ce loup noir et douloureux qu’elle appelait, lorsqu’elle osait le nommer, l’ennui. Elle se doutait que ses sentiments devaient être partagés par d’autres de ses compagnons ; cependant aucun, du moins de ceux présents ce soir, ne l’avait jamais laissé ébrécher cette coque adamantine que formait les codes de la haute société. Elle lutta vainement une paire d’heures. Son mari était occupé à des discussions sur sa récente carrière politique, à quelques mètres seulement. Il aurait été ravi qu’elle le rejoigne ; ce qui aurait été pour elle une souffrance sans nom. Alors elle se leva, se préparant à prétexter un mal de tête soudain comme elle savait si bien le faire ; car il fallait toujours sauver les apparences. Cependant, avant qu’un mot ne franchisse ses lèvres, elle croisa sur son chemin une aura tout à fait nouvelle. Elle frissonna, chercha des yeux le courant d’air qu’elle avait cru sentir glisser sur sa peau, puis l’aperçut.

Au milieu des invités de couleurs clairs ou vives, sur les rideaux blancs, le sol de marbre blanc, les tapis blanc, elle aurait dû l’apercevoir instantanément. Un corbeau dans la neige. Sa présence était curieuse. Elle avait quelque chose de dérangeant, qui semblait tenir les invités à l’écart de la silhouette. Selana se dirigea vers lui. Elle ne l’avait jamais aperçu auparavant. Elle ne l’oublierait plus.

- Monsieur… Commença-t-elle avec un sourire.

L’ombre vive se tenait face à elle, silencieuse.

- Puis-je vous demander votre invitation ? Reprit-elle. Elle doutait qu’un pauvre hère ait pu profiter d’une porte ouverte pour s’infiltrer à cette soirée mondaine, mais quelle autre explication y avait-il ?

Il lui rendit soudain son sourire, et elle se retint de frémir à nouveau. Elle était intimidée par sa stature, sa barbe grossièrement entretenue qui dissimulait ses traits, ses yeux jaunes d’étranger. Il sortit de son costume un morceau de papier froissé, qu’il lissa patiemment d’une main hâlée avant de lui tendre. Elle eut l’air surpris.

- Enchantée, monsieur Valun. Je ne vous ai jamais vu ici auparavant, êtes-vous un nouvel ami de mon mari ?

Il sourit de plus belle. Mains calleuses et teint brun, à des lieues des silhouettes blanches et lisses qui passaient à côté de lui.

- Presque. En réalité, je cherchais à le rencontrer. J’ai su convaincre ses amis de m’inviter à cette réception, à laquelle j’espérais échanger un mot avec lui. Cependant, il semble bien occupé pour cela.

- Vous m’en voyez désolée, monsieur. Mon mari est effectivement un homme affairé. Puis-je vous demander quelle genre d’affaires vous souhaitiez mener avec lui ?

L’intérêt de Selana était piqué au vif. Pour tenter de rencontrer l’éminent Léonid Lamnis, et se faire inviter chez lui sans qu’il ne soit au courant, il fallait avoir du cran. Elle était charmée.

- Pas en un lieu si peuplé, j’en ai peur, répondit-il d’un ton affable.

Des secrets ? Faisait-il donc partie de cette branche sombre des affaires de son mari ? Son intérêt allait croissant.

- Je comprends. Alors, si cela peut être concevable ici, parlez-moi donc plutôt de vous. Je suis curieuse, votre profil est bien atypique pour ces soirées. Et croyez-moi, j’en ai souffert plus d’une. Avoua-t-elle dans un murmure.

C’était audacieux de sa part, mais elle était sûre que cet homme étrange la comprendrait. Qu’il serait d’ailleurs le seul. Marek rit doucement. Il avait un ton chaud, et dans la voix un accent qu’elle peinait à situer, bien qu’elle eût voyagé dans presque tous les pays alentours. Il lui raconta sa situation, en tant que forgeron d’abord, puis marin. Enthousiasmée, elle se permit de nombreuses questions, qu’il lui renvoyait régulièrement. Bientôt, Selana se trouva plus à parler d’elle qu’à écouter l’étranger, et, le vin aidant, à se sentir particulièrement à l’aise et honnête, gardant juste assez d’esprit pour baisser la voix lorsque cela se révélait nécessaire. Marek acquiesçait, posait de nouvelles questions, nourrissait les passions de la petite femme qui ne cessait de s’épancher. Bientôt, n’y tenant plus, elle se leva du divan.

- Venez, vous avez raison : nous ne sommes pas à l’aise pour discuter, ici. Allons donc dans le petit salon, nous y serons mieux.

- Madame, si l’on nous voit quitter la réception ensemble, cela ne risque pas de faire parler ces gens ? Demanda-t-il, amusé.

- Ils ne remarqueront rien. Et puis, peu m’importe ! » Dit-elle finalement, avant de quitter le salon principal. Marek se leva à son tour, jeta quelques regards aux alentours, puis la suivit à pas lent. Ses atours noirs bruissaient sur ses pas comme le plumage d’un oiseau de mauvaise augure.

Selana ferma la porte derrière eux. Soudain, le tumulte des voix s’étaient tus. Ils étaient seuls, baignant dans un agréable silence. Elle retira ses inconfortables chaussures à talons et s’installa dans son fauteuil préféré.

- Ah ! Où en étais-je…

- Je me permets de vous faire remarquer, madame…

- Appelez-moi donc Selana, Marek. J’utilise votre prénom depuis des heures déjà.

- Selana, si vous le souhaitez. Je peux me confier à vous sur cette mystérieuse affaire qui m’amène ici, à présent. Le cadre est assez discret.

- Oh, bien entendu ! Dites-moi ! Ses yeux rayonnaient comme ceux d’une enfant. Ce secret qu’il allait lui dire pourrait alors sceller cette nouvelle complicité qu’ils venaient de se forger, rendant cette soirée bien plus divertissante qu’elle n’aurait dû l’être. Ce Marek dégageait une aura de calme et de mystère qui l'excitait, et se savoir sa confidente lui plaisait d’autant plus. Il tira un nouveau morceau de papier de sa veste, et le lui tendit. Elle le déplia et y trouva dessiné un étrange objet. Une sorte de globe gravée, sculptée, mécanique.

- Voyez-vous, il y a cet objet, que j’ai conçu il y a longtemps. J’ai appris que son possesseur actuel cherchait à l’offrir à votre mari, dans un futur proche. Je me suis dit que c’était là l’occasion de me faire connaître de celui-ci, qui est un important sénateur du pays. L’objet est, de plus, compliqué à prendre en main. Je pourrais l’y aider, ainsi qu’y apporter les modifications qui lui plairont.

- Sera. Léonid n’est pas encore sénateur, corrigea Selana, intéressée. Je vois. Cependant, il est tout à fait inutile de lui en parler avant qu’il n’ait l’objet en mains. Mais si vous dites vrai, je pourrais vous prévenir au bon moment, car vous m’êtes tout à fait sympathique !

Marek hocha la tête.

- Vous êtes trop aimable.

- Mais je dois vous demander : cet objet, à quoi sert-il ?

- Oh, je ne pourrais me permettre de vous le dire, ma chère. C’est trop secret pour vous le partager si vite. C’est un objet puissant, voyez-vous. Mais il est évident qu’il aidera grandement votre mari à poursuivre sa brillante carrière politique. »

Selana écarquilla les yeux, au comble de la curiosité. Son esprit pensa instinctivement à mille pistes possibles. Un objet alchimique, permettant d’anticiper les mouvements de ses adversaires ? Ou contenant des runes aroatis, pour persuader ou lire les pensées ? Des cristaux du Nord, pour améliorer ses compétences ? Quels enchantements pouvaient bien être contenus dans un objet aux pouvoirs si grands ?

- Oh, dites-moi ! Elle supplia, encore et encore, mais Marek refusa, yeux rieurs, de lui en dire un mot de plus. Il finit par détourner savamment la discussion du sujet ; ils discutèrent encore des heures durant, jusqu’à ce que, épuisée et pompette, la dame ne s’endorme. A son réveil, son mari l’avait amené à son lit. Lorsqu’elle lui demande s’il avait vu son étrange ami, il avait eu l'air perplexe. Il n’avait croisé personne.