Je m’appelle Michel Rézette. Je suis ingénieur de formation. J’étais à la retraite depuis bien plus d’une décennie (presque deux) quand sont survenus les événements qui vont nous occuper. La genèse de ceux-ci remonte à l’époque de mes études accomplies aux Arts et Métiers de Pierrard, dans le Sud de la province belge de Luxembourg, ma région natale. Cette école possédait un atelier de fonderie : on y coulait notamment des taques de foyer en fonte.
Je ne sais pas pourquoi (les odeurs enivrantes, la magie de la matière en fusion…), j’ai toujours trouvé cette activité sympathique et petit à petit je me suis intéressé aux décors ornant ces objets. Une fois pensionné, je me suis attaché à les étudier systématiquement. Ce loisir m’a amené à me déplacer beaucoup, non seulement dans mon pays, la Gaume, mais aussi dans les contrées voisines, belges, luxembourgeoises et françaises.
Cet ensemble géographique constitue en effet la principale aire de production de ces artefacts. Au sein de cette zone, le complexe sidérurgique de l’abbaye d’Orval (située non loin de chez moi), édifié à partir de 1529, a occupé une place prépondérante, au point de devenir un des plus importants d’Europe au milieu du 18e siècle (la destruction de l’abbaye par les révolutionnaires français en 1793 a sonné le glas de cette remarquable aventure).
J’ai donc tout naturellement centré mes recherches sur les taques coulées à Orval. Au cours de mes investigations, j’ai rencontré nombre de gens : des collectionneurs toujours passionnés, des amateurs souvent éclairés, des propriétaires parfois indifférents, des conservateurs de musée, des documentalistes, des brocanteurs, des ferrailleurs, des historiens, des chercheurs, des héraldistes, etc. J’ai publié un livre, puis un deuxième, j’ai écrit des articles, donné des conférences, correspondu avec des universitaires, sollicité les lumières d’iconologues, etc. J’ai évidemment beaucoup utilisé Internet et communiqué via les réseaux sociaux.
Je vous dis tout cela pour que l’on ne s’étonne pas que mon nom et mes coordonnées aient commencé à circuler et que l’on m’ait identifié comme étant un « spécialiste » dans le domaine.
C’est ainsi qu’un jour le duc de Joyeuse m’a contacté par téléphone. L’homme avait entrepris quelques travaux de fouilles et de restauration (plutôt de sauvegarde, faudrait-il dire) dans son château de Grandpré, un petit village des Ardennes françaises, et, dans une cave totalement comblée de terre et de gravats lors des bombardements de la guerre de 14-18 que l’on venait de dégager, on avait trouvé un lot de onze taques posées contre un mur, les unes derrière les autres. Elles étaient toutes identiques et mon noble interlocuteur s’interrogeait sur les raisons d’un tel entreposage ; ça l’intriguait, il voulait avoir mon avis.
Je lui ai proposé de m’envoyer des photos par mail, ce qu’il a fait séance tenante. Je les ai affichées illico sur l’écran le mon ordi et j’ai immédiatement reconnu le modèle : il s’agissait d’une pièce affichant le millésime 1574 que, dans mes écrits, j’avais estimée coulée à Orval. Cette taque héraldique, connue de la littérature scientifique, porte le blason d’Henri-Robert de La Marck, duc de Bouillon et prince souverain de Sedan (et porteur de bien d’autres titres nobiliaires).
Sur le coup, mon cœur a palpité et j’ai ressenti une vive tension dans le ventre. Instantanément, m’était en effet venue à l’esprit la légende du trésor d’Orval. Cette satanée légende – elle me valait depuis mon enfance un indéracinable remords –, j’avais découvert depuis peu que d’autres la nommaient « la légende des douze taques » (je vous expliquerai cela plus loin, je vous dirai aussi comment la forme complexe de cette saga est venue à ma connaissance et le travail que j’ai réalisé dessus).
J’ai tout de suite secoué la tête pour chasser cette idée incongrue : une légende, c’est une belle histoire, mais ça reste un mythe, une fable, une invention. Et puis, dans le château du duc, il n’y avait que onze taques. Il n’empêche qu’une forte curiosité s’était emparée de moi (ce qui ne m’est pas habituel), et donc, sans penser sur le moment qu’on serait la veille de Noël (et en plus un dimanche), j’ai déclaré au châtelain que je pouvais venir le lendemain. Il a été un peu surpris de mon empressement, mais il a accepté sans discuter.
Il m’a toutefois prévenu qu’il ne pourrait me recevoir lui-même, ce qu’il regrettait, car il devait être à Paris dans sa famille pour le réveillon. Sur le ton de la plaisanterie, je lui ai répondu que je n’avais pas ce souci, étant seul pour la veillée de Noël. Il s’est dit navré de l’apprendre et j’ai senti à sa voix que ma situation (qui à moi ne me pesait pas) l’attristait vraiment ; pour autant, il n’a pas épilogué. Là-dessus, il m’a informé qu’un factotum qu’il employait souvent m’attendrait (à quinze heures si cela me convenait), et qu’il me conduirait à l’endroit concerné.
À ce moment-là, il y a eu un blanc dans la conversation, car en fait je n’avais rien à ajouter ; il nous restait juste à nous saluer. Cependant le duc a cru que j’étais réticent et il s’est mis à me présenter l’homme en question comme s’il voulait me rassurer sur sa personnalité.
— Ne vous en faites pas, m’a-t-il dit, celui qui va vous accueillir est quelqu’un de bien. Il s’appelle Joseph Luomonesto (il est de lointaine ascendance italienne).
— Il n’y a pas de problème, je vous fais confiance, M. le Duc.
— Je vous en remercie. Mais vous aurez certainement l’impression que Joseph est un peu bourru.
— Ah !
— Oui, mais ce n’est qu’une apparence : il essaie de cette façon de se protéger et de préserver sa famille. Il se fait le plus discret possible. Depuis une demi-douzaine d’années, la vie ne lui fait que des misères et les gens sont d’une méchanceté inimaginable avec lui.
— Ah ! C’est bien triste.
Je pensais que le duc allait s’arrêter là, mais il a continué.
— Oui. Vous avez l’expérience de la vie, M. Rézette, vous savez comment peuvent se comporter certains spécimens de notre espèce avec leurs semblables, et en général, les autres laissent faire.
— Oh ! oui, je sais.
— Vous connaissez certainement ces vers d’Ovide, M. Rézette : « Tant que tu seras heureux, tu compteras beaucoup d'amis ; si le ciel se couvre de nuages, tu seras seul. » La réalité de l’existence est bien pire que ce que décrit le poète : quand un homme est à terre, il s’en trouve toujours pour jouir de le piétiner.
— Oui, je sais cela aussi.
— Joseph et sa famille sont seuls, ils ont été bannis de la communauté du village, ils vivent dans une petite maison à l’écart, isolée dans les champs, non loin de la rivière qui menace régulièrement de l’inonder, comme c’est le cas actuellement. Mais cette maison a eu de la chance : grâce à son éloignement, elle est la seule du village à n’avoir pas été touchée par les bombardements pendant la Grande Guerre. Si elle pouvait transmettre sa bonne fortune à ses occupants, ce serait magnifique. Cette maison, le terrain… Excusez-moi, je reviens.
J’ai entendu qu’il posait le combiné, et puis tout un fracas, comme des coups de marteau. Pendant cette pause, je me suis demandé pourquoi cet inconnu me racontait tout ça. Ce n’était pas des propos en l’air, vous le sentez bien, ce que je venais d’entendre avait du sens : le sujet tracassait cet homme et un fort besoin d’en parler l’animait.
— Voilà, désolé pour ce contretemps. Vous savez, porter une couronne ducale, c’est un fardeau, il ne faut pas croire que mes moyens sont énormes, par contre les coûts d’entretien de mes propriétés le sont. Ma famille a longtemps négligé ce château qui se trouve aujourd’hui très délabré. Je pare au plus pressé, là, c’est un panneau obstruant une baie qui vient de tomber à cause de la violence du vent. Vous avez aussi ce vent fort et glacial à Virton ?
— Ah ! je regarde : oui, effectivement. Je ne suis pas encore sorti de la journée, mais je vois par la fenêtre que les branches des arbres de la place devant chez moi bougent beaucoup.
— On est logé à la même enseigne météo, alors. Où en étais-je ? Oui, je vous décrivais les lieux où habitent les Luomonesto, je voulais encore vous dire à ce propos qu’au bout du terrain se trouve un très ancien pavillon campagnard qui jadis appartenait à ma famille (il servait pour la chasse et pour la pêche), et je crois me souvenir qu’il contient une immense cheminée agrémentée d’une taque (dans le château, il n’y en a plus depuis longtemps)…
Ce n’est vraiment pas poli, mais là, j’ai coupé la parole au duc parce qu’évidemment la légende des douze taques avait resurgi avec force dans ma tête : oui, ça en faisait douze ! Je lui ai donc demandé abruptement si elle était du même modèle que les onze autres.
— Je l’ignore, m’a-t-il répondu. Mais justement, j’allais vous dire que vous pourrez demander à Joseph de vous la montrer si cela vous intéresse (je le préviendrai), il a aussi l’usage de ce bâtiment. En fait, en attendant la régularisation de son aide au logement, l’ensemble lui a été prêté par la mairie, je devrais dire par la mairesse, parce que les membres du conseil n’étaient pas d’accord, mais c’est une femme à poigne qui a un cœur gros comme ça, elle a su imposer sa décision. Au moins, les Luomonesto ont provisoirement de quoi se loger décemment, parce que sans ça, ils auraient été à la rue.
— Ah ! bon. C’était à ce point-là ?
— Oui, c’était à ce point-là ! Et d’un autre côté, c’est une histoire tellement banale, ce genre de choses arrive plus souvent qu’on ne croit. Je peux vous expliquer en deux mots ce qui leur est arrivé si vous avez une minute.
Il ne m’a pas laissé le temps de répondre.
— Joseph et sa femme Anna étaient cadres dans une grosse entreprise du côté de Longwy. Un jour, une collègue jalouse d’une promotion qu’Anna avait eue a accusé Joseph de harcèlement sexuel, elle n’est pas allée plus loin dans ses affirmations, mais c’était bien suffisant pour déclencher un cataclysme (la boîte est américaine). Joseph a été arrêté, placé en garde à vue, puis condamné en correctionnelle, mais ensuite il a été acquitté en appel. Malheureusement, c’était trop tard, parce qu’en parallèle, il avait été licencié pour faute grave, et son épouse avait elle aussi été remerciée. Dans l’intervalle, la médisance avait fait son œuvre, nourrie par les articles de presse et véhiculée par les réseaux sociaux : ils n’ont pas retrouvé leur emploi et n’ont été embauchés nulle part. Quand vous êtes pris dans une affaire judiciaire, Internet équivaut à la mort civile, c’est comme si vous n’aviez plus aucun droit. Pour autant, ils ne se sont pas laissé abattre. Ils ont déménagé et ils sont venus ici où ils ont ouvert leur société multiservices (Joseph est doué dans beaucoup de domaines). Ils ont même refait un bébé pour refonder leur famille. Mais il ne suffit plus de nos jours de changer de département et de s’éloigner de quelques dizaines de kilomètres : Internet est partout, on se googlise les uns et les autres, et quand on trouve quelque chose de croustillant, on le diffuse, on le multiplie, on l’exagère, on en rajoute, on le monte en épingle. Tout le monde sait ça, mais malgré tout ça fonctionne, et la calomnie reprend racine et se propage comme un rhizome. Le droit à l’oubli n’existe pas, et par voie de conséquence, le fameux « droit à une deuxième chance » a désormais perdu toute réalité. Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? Internet, c’est pire que la double peine, c’est la punition permanente, éternelle. Les Luomonesto avaient tout investi dans leur affaire, et aussi emprunté une somme assez importante, et en plus à un taux usuraire parce que leur situation ne leur laissait pas le choix. Bref. Ils n’ont décroché que quelques clients, qui les ont vite abandonnés, et puis plus rien. La liquidation judiciaire n’a pas tardé. Mais cette fois-ci, le courage leur a fait défaut. Ils ont tous les deux sombré dans la dépression, ils broyaient du noir à longueur de journée, et avec trois enfants à charge et aucune famille auprès de qui chercher du secours, ils ont basculé dans la misère. Ça va très vite. Et à partir de ce moment-là, tout le monde vous fuit, c’est comme si la pauvreté était une maladie contagieuse. Et en plus, on a beau faire, en France on vit toujours dans une société de classes, on se mélange peu, les nouveaux pauvres, comme les Luomonesto, en sont exclus, ils sont désocialisés.
Le monologue du duc trouvait un écho en moi. Je me suis surpris à poursuivre la discussion. J’ai suggéré qu’une forme de honte ou une sorte de pudeur pouvaient aussi forcer des personnes vivant une telle épreuve à ne plus fréquenter leurs connaissances.
— C’est très possible, m’a-t-il répondu. On peut même envisager que la vindicte populaire sur Internet conduise un individu innocent à adopter la posture du coupable. Je crois que le phénomène est connu des psychologues.
— Et du côté des autorités, ils ne peuvent trouver aucune assistance ?
— Si, théoriquement. En France, on peut toujours obtenir de l’aide des pouvoirs publics, mais à condition de la demander et de mettre en œuvre les procédures. Les Luomonesto n’ont rien fait, ils ont baissé les bras. C’est la mairesse qui a réagi quand ils se sont fait expulser de leur logement, elle a saisi l’administration du département, et une assistante de service social très dévouée s’occupe désormais de leur cas, mais c’est long. Le mari de cette dame a lui aussi pris Joseph en sympathie, il est agriculteur, non seulement, il lui donne régulièrement des produits de sa coopérative, mais surtout, il lui a appris les rudiments du métier, élever quelques animaux et travailler son lopin de terre, c’est gratifiant, ça a permis aux Luomonesto de reprendre du poil de la bête. Mais bon, pour l’instant, Joseph fait des petits boulots au noir, il récupère aussi des choses dans les déchetteries qu’il revend dans les vide-greniers (c’est fou ce que les gens jettent !), enfin ! il faisait cela, parce que la semaine dernière le moteur de son vieux pick-up a cassé, et il n’a évidemment pas les moyens de faire réparer. Il vient au château en vélo. Je l’emploie un maximum, mais mes finances ne me permettent pas de l’engager en CDI. Croyez-moi, je fais ce que je peux. Après-demain, c’est Noël. Mon épouse a acheté des cadeaux pour les enfants parce que je pense qu’il n’y en aura pas beaucoup sous le sapin, et la vie n’est pas drôle pour eux non plus, les deux grands ont vécu l’enfer à l’école, maintenant ils sont internes à Sedan, et le plus petit fait l’école à maison. Donc on essaie d’égayer un peu leur Noël. J’ai convaincu un ami possédant une entreprise de BTP à Rethel de leur prêter une fourgonnette, c’est son fils qui l’apportera chez les Luomonesto après-demain, avec les cadeaux de ma femme, il fera semblant de les avoir trouvés devant la porte.
De la manière dont le duc s’exprimait, il m’apparaissait que sa générosité découlait de sa nature profonde ; cela me touchait au point que j’en avais presque les larmes aux yeux. J’ai voulu savoir comment un homme comme lui, je veux dire un membre de la vieille noblesse française, avait bien pu faire la connaissance de ces pauvres gens.
— Ah ! je vous le donne en mille : c’est Roger, mon gardien, qui l’a pincé en train de chaparder du bois sur le domaine.
Le duc aurait pu faire prévenir les gendarmes, mais il a choisi d’aider cet homme acculé à voler pour chauffer sa maison. Le gardien a pris ombrage de cette magnanimité : il est allé de son propre chef dénoncer Luomonesto. L’individu n’avait cependant pas le pouvoir de déposer plainte au nom du duc, la main courante n’a eu aucune suite. Le duc l’a quand même su et il n’a pas manqué d’adresser « de sévères remontrances » à son employé. J’apprendrai plus tard (lorsque j’aurai fait la connaissance de Luomonesto) que le blâme formulé par le duc n’avait malheureusement fait qu’aggraver les choses : sans doute vexé, le mêle-tout avait pris en grippe l’homme à tout faire et il lui mettait des bâtons dans les roues chaque fois qu’il le pouvait.