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2 février 2020
Creusée à côté de la sépulture du naufragé anonyme, la tombe de Santiago paraît moins nue, mais pas moins triste que sa voisine : elle porte son nom, deux dates – il avait trente-deux ans – ainsi que les grappes de fruits et les tresses de fleurs que les habitants ont déposées après l’enterrement.
Après l’autopsie.
Harry n’a pas su déterminer la cause exacte de sa mort, pas par manque d’indices, mais par excès : insuffisance cardiaque, asphyxie, hémorragies internes, c’est à croire que le corps entier de Santiago s’est détraqué dès lors que la lumière l’a capturé. Seule consolation : il n’a pas eu le temps de souffrir. Ses lésions cutanées ne ressemblaient à rien que le médecin ait déjà observé, ni dans la sphère ni durant ses cent-soixante-douze ans d’icosaèdre. Le plus étrange reste que les autres cibles des Eux ne gardent aucune séquelle du même épisode. Aucune séquelle physique, en tout cas.
Célestine redresse la couronne de chèvrefeuille que le vent a bousculée. Elle a hésité un moment avant de garder les cailloux. Quelque chose lui dit qu’ils n’avaient pas de valeur sentimentale pour Santiago, de toute façon.
Célestine relève les yeux, observe le temple et les fougères arborescentes. Elle n’a plus peur de découvrir que Levi la surveille, de se sentir déplacée, intruse ou impostrice, non pas parce que la presque totalité de ses compagnons lui ont confié quelques secrets dans l’intimité de son « cabinet », ni parce qu’elle a récemment pris de nouvelles fonctions dans la hiérarchie, mais parce qu’elle sent sur ses joues les étoiles crépiter.
Elle quitte le cimetière : il est temps.
Jamais la situation ne s’était présentée, alors il a fallu improviser. Célestine a renoncé à user de son veto pour exiger des conditions de détention plus strictes, et en approchant du bungalow de Frankie, dont on a condamné les fenêtres et muni les portes de verrous extérieurs, elle songe d’ailleurs que ce simulacre de prison suffit peut-être : elle n’a tué personne. Pas directement, du moins.
James et Fatima effectuent parfois un bref tour du propriétaire pour s’assurer que Frankie ne tente pas une sortie désespérée. Elle a déjà prouvé qu’elle avait de la ressource et une furieuse envie de déguerpir.
Les gardes lui adressent un signe du menton quand Célestine se présente sur le seuil, puis défont les serrures et lui ouvrent la porte.
— Oh, bonjour.
Charles lui rend un sourire radieux par-dessus son épaule, mais Frankie, assise face à lui dans le coin-repas, ne partage vraisemblablement pas son enthousiasme. Célestine y trouve quelque chose d’un peu forcé, d’ailleurs : les yeux de Charles ne brillent pas de la même malice qu’à l’accoutumée et il ne semble pas capter le signal implicite de Célestine, qui se résout à entrer afin que Fatima puisse refermer derrière elle.
L’habitation est à peine plus petite que celle de Célestine, mais les vêtements éparpillés et les babioles accumulées y occupent tant d’espace que le deux-pièces se réduit presque à un studio. En remarquant la curiosité de Célestine, Charles lance sur le ton de la conversation :
— Ça a bien changé depuis la dernière fois que tu as daigné m’inviter dans tes pénates. Ton fatras te paye un loyer, j’espère ?
— Je me souviens pas t’avoir invité aujourd’hui non plus, réplique Frankie en basculant sur les pattes de sa chaise pour empêcher Célestine de fureter plus loin dans la cuisine.
Chacun fait son nid comme il l’entend, suppose-t-elle en tendant le cou pour observer le chapelet de photos Polaroid suspendues au-dessus du plan de travail. Maintenus à un fil de laine par des pinces à linge, les clichés montrent Danai en robe de princesse, Oqruchi coiffé de couettes dans son sommeil, Amelia maquillée d’une moustache de cambouis et le visage victorieux de Frankie, cachant presque un Levi à l’air morose assis à l’arrière-plan devant un plateau de Scrabble.
— Elle dit que c’est des souvenirs, mais moi je pense qu’elle monte des dossiers contre nous, glisse Charles en souriant. Là, encore, c’est rien de compromettant.
— C’est pour quoi, le défilé ? intervient Frankie.
Célestine lance un nouveau regard éloquent à Charles. Comme il ne semble toujours pas percuter, elle insiste :
— Tu peux nous laisser ?
Un froncement de sourcils, puis Charles acquiesce avec son traditionnel salut militaire et s’éclipse sur une dernière révérence exagérée. Que faisait-il là ? Il n’a rien évoqué de sa visite quand le conseil s’est réuni, la veille. Par la fenêtre, Célestine le regarde s’éloigner puis disparaître, parfaitement consciente que les yeux brûlants de Frankie ne l’ont pas quittée.
— Tu es la seule à ne pas être venue me voir, avant tout ça, lâche Célestine après un silence.
Elle s’assoit sans attendre d’invitation et Frankie se laisse retomber dans le claquement sec des pieds sur le plancher. Elle ne porte aucun stigmate de sa rencontre avec Eux, elle non plus. Pourtant, si Santiago a été jugé indigne, que penser de Frankie ? Lui suffit-il d’arborer de drôles de tatouages au creux des mains pour être excusée ? Elle ne semble même pas tracassée par ce qui s’est produit, seulement frustrée d’avoir été démasquée et écrouée.
— Au cabinet, précise Célestine, qui soutient son regard avec toute la détermination dont elle est capable. Je sais que les gens du camp et toi êtes très proches, après toutes ces années, mais parfois, on a sur le cœur des choses qu’on ne veut pas ou qu’on ne peut pas dire à des amis.
Frankie détourne les yeux. S’est-elle fait de vrais amis depuis 2011 ? Son débarquement ne s’est pas déroulé sans heurts, d’après Amelia, qui a par ailleurs semblé la connaître assez bien pour fournir à Célestine des informations précieuses.
Elle ne peut pas en dire autant des autres : Oqruchi a émis un commentaire acide sur le sale caractère de Frankie – un peu culotté – et Charles lui a déconseillé de l’inviter à danser. Jamal l’a qualifiée de « petite chose hargneuse », Pooja s’est contentée de hausser les épaules et Mazlin a piteusement admis que Frankie ne lui avait jamais vraiment parlé après lui avoir sauvé la vie en 2014. Seuls Harry et Danai ont témoigné un semblant de sympathie en tentant de présenter ses défauts sous un jour positif : pas obstinée, mais persévérante ; pas froide, mais concentrée.
Finalement, c’est peut-être Edward qui lui a donné le plus de matière en disant : « C’est une tête de cochon, mais on ne peut pas vraiment lui en vouloir. On ne choisit pas de qui on tombe amoureux ». Et il avait l’air de parler en connaissance de cause.
— J’aimerais comprendre, insiste Célestine.
Elle ne sait même pas ce qu’elle espère tirer de cette confrontation : un aveu ? Une faiblesse ? Le plus petit signe indiquant qu’elle regrette d’avoir envisagé des extrémités pareilles pour se soustraire à la tristesse ou à la honte que le rejet de Levi lui inspire ?
— C’est quoi, ce cirque, à la fin ? lâche Frankie.
— Je crois que tu en veux à ta mère.
Frankie lève les yeux si haut que, l’espace d’un instant, on n’en voit plus que le blanc.
— Un père distant ou absent, c’est malheureusement monnaie courante, c’est presque l’inverse qui surprend. Mais on imagine moins une mère abandonner son enfant, peut-être parce qu’on se figure que la grossesse noue des liens indéfectibles, ou que l’instinct maternel peut tout surmonter.
Un muscle roule sur la mâchoire de Frankie, dont le regard s’est fiché dans celui de Célestine comme un éclat d’acier.
— Mais on aurait pu l’excuser, persiste-t-elle. La parentalité ne convient pas à tout le monde et Kathleen pensait peut-être te préserver en te confiant à ton père. On aurait pu l’excuser si elle ne s’était pas remariée juste après, si elle n’avait pas eu une autre fille dans la foulée. Si c’était l’époux, le problème, pourquoi te le faire payer à toi ? Et si c’était la maternité, comment aurait-elle pu si vite fonder une grande famille unie ?
« Tu n’as pu parvenir qu’à une seule conclusion, dans ce cas : le problème, c’était toi. Elle voulait être mère, simplement pas la tienne.
Célestine veut la faire craquer, mais sa voix a faibli et elle doit se racler la gorge pour reprendre contenance.
— La première personne censée t’aimer inconditionnellement a préféré te remplacer avant de te connaître, termine Célestine, et je crois que n’importe qui à ta place aurait peur de subir ça de nouveau. C’est plus facile de repousser les gens avant qu’ils te repoussent, de faire semblant d’être une personne distante et désagréable qu’ils auraient raison de détester.
— Belle analyse de la part d’une double divorcée sans enfants, réplique Frankie.
— Je m’inquiète simplement de l’effet qu’un autre abandon aurait sur toi. En fait je ne m’en inquiète plus : je l’ai constaté. Levi ?
Célestine s’est attendue aux joues rouges, aux dents serrées ou aux lèvres entrouvertes, mais cette fois, c’est bien un sourire ironique qui lui répond. Frankie se moquait de la bêtise de Célestine avant que la lumière mauve les balaie et, aujourd’hui plus que jamais, ce détachement hautain la terrifie au plus haut point. Que peut-elle encore manigancer pour être si sereine ?
— Je sais pas ce que tu crois avoir psychanalysé en deux jours et demi avec ton diplôme en carton, lâche Frankie. Mais d’une, t’es complètement à côté de la plaque, et de deux, même si j’avais quelque chose à dire, c’est pas à une affolée des horoscopes et des pendules magiques que je m’adresserais.
Célestine sourcille. Elle ne se souvient pas avoir fait part de son intérêt pour l’astrologie lors de son entretien, sinon elle en aurait profité pour préciser que la radiesthésie est selon elle une fameuse entourloupe.
Elle n’a pas le droit de se vexer, cela dit, car Frankie a raison : tout ce qu’elle possède, c’est un titre volé et un cagibi. Le plus incompréhensible, c’est que les autres soient venus épancher leurs craintes et leurs peines auprès d’une psy illégitime, à demi-mots ou à grandes eaux, avec confiance en tout cas.
Et si Célestine n’est pas surprise par la réaction de Frankie, elle en éprouve tout de même une déception égoïste : elle espérait être celle qui parviendrait à percer sa carapace. Son ancienne voisine de vacances, qui l’avait vue gazouiller dans son couffin, barboter dans les cascades des Caranques, courir le long des canaux et arpenter les lotissements de La Roca.
Mais Célestine n’a pas dit son dernier mot :
— Tu sais que j’avais écrit ton thème astral, le jour de ta naissance ? L’astrologie m’a déjà permis de comprendre beaucoup de choses sur les mécanismes du monde et de prédire des événements qui se sont révélés tout à fait vrais.
Frankie pouffe par le nez.
— Je t’assure. Pas plus tard qu’en septembre dernier, j’ai pu anticiper mon propre licenciement.
— Je m’incline, madame Irma.
— Comment peux-tu vivre dans l’icosaèdre et douter encore qu’il existe des choses que la science ne peut pas expliquer ?
— Parce que j’ai des preuves de la réalité de l’icosaèdre. Je marche sur son sol, je respire son air, je le vois, je le sens. Ce que t’as, c’est pas un don de clairvoyance, juste un cerveau. Inconsciemment, t’as dû repérer des indices, à ton boulot : un patron qui prenait des pincettes en te parlant, une évaluation de compétences moins bonne que d’habitude, une rumeur de coupe budgétaire. T’as simplement fait un plus un et compris qu’ils allaient te virer. Pire : t’as sûrement fait des choses pour encourager la tendance si elle te confortait dans ton biais.
— Tu insinues que j’aurais pu commettre volontairement des erreurs pour que mes supérieurs me licencient ?
— Si ça pouvait te convaincre que t’étais médium, pourquoi pas ? Le chômage fait moins peur quand on est persuadé de savoir déchiffrer l’avenir.
Célestine rumine sa réponse, mais voyant que Frankie n’en a pas terminé, elle garde le silence : tout ce qu’elle souhaite, c’est la faire parler.
— Après une ou deux expériences de ce style, ça devient de plus en plus facile de se concentrer sur les manifestations qui vont dans le sens de ce qu’on veut voir se produire, et on oublie toutes les autres occasions où c’est absolument clair qu’on s’est gouré. À force de s’autovalider, on n’a même plus besoin de preuves.
— Que fais-tu de la foi, dans ces cas-là ? De toutes les choses qu’on ne peut pas prouver et auxquelles on décide de croire ?
— J’en fais absolument rien. Je pense que les gens qui croient sont des gens qui ont peur.
— Tu n’as peur de rien ?
Une ombre passe sur le visage de Frankie, une ombre qui veut dire « si ». De partir ? De retrouver le monde réel après neuf ans ici ? De renoncer définitivement à Levi et d’accepter de vivre sans lui ?
— J’imagine que tu t’entendais bien avec Santiago, dit Célestine.
Elle plonge la main dans sa poche et en retire une poignée d’éclats de pierre qu’elle fait rouler sur la table comme des dés. Elle capte un bref froncement de sourcils chez Frankie, mais rien qu’elle sait interpréter.
— Saurais-tu m’expliquer pourquoi un scientifique comme lui collectionnait les cailloux ? Il les a ramassés dans la jungle, je suppose. C’est plutôt quelque chose que les abrutis de mon espèce feraient, non ?
— Chacun ses hobbies.
Mais Frankie réprime un geste en direction de sa poitrine, où des pendentifs du même matériau se sont logés dans le relief de ses clavicules. Cadeau de Pooja pour son premier anniversaire dans l’icosaèdre. C’est peut-être un hasard, mais Célestine n’a vu aucun autre bijou de ce style au cou ou au poignet des autres habitants, et elle serait curieuse de savoir ce que la jeune prêtresse pense à ce sujet.
— Ce n’était pas quelque chose dont il aurait pu se servir pour ses machines ?
Frankie feint de réfléchir, puis déclare :
— Maintenant que tu le dis, je crois que la manipulation finale c’est de brancher la grosse prise sur le petit galet et paf ! un vortex !
Célestine ravale ses commentaires. De son point de vue, ça ne serait pas la chose la plus étrange qui soit survenue dans ces contrées. Une chose plus étrange est d’ailleurs en train de se produire : la paume dans laquelle Frankie a posé le menton semble s’assombrir et, quand Célestine pousse les fragments de roche dans sa direction, ses tatouages se gorgent d’une lumière obscure qu’elle remarque en sursautant.
— C’est quoi ce…
Alors que Frankie scrute ses mains ouvertes, l’air terrifié, des dizaines de halos éclosent aux sommets des figures qui s’y dessinent. Et Célestine devine, Célestine sait : ils tracent les mêmes constellations que ses éphélides, et si Frankie décidait de plaquer ses paumes sur ses joues, ils y éteindraient la lumière argentée.
Ma seule frustration est complètement extérieure à l'histoire, c'est juste la temporalité de la lecture qui ne facilite pas les choses. J'ai eu besoin de remonter un peu en arrière pour me rappeler ce qui était arrivé à Santiago, mais aussi à Camille ou au père de Frankie. Sûr que j'aurai envie de relire tout ça d'un seul coup, un jour (et idéalement en papier, avec une belle couverture et un bandeau "DÉJÀ 3 MILLIONS DE LECTEURS" dessus <3), pour en profiter vraiment !
J'aime beaucoup cette confrontation entre Célestine et Frankie. Ce qu'elles représentent l'une et l'autre (la foi et l'imagination contre la raison) et que tu traites en sous-texte depuis le début de l'histoire. Je crois te l'avoir déjà dit, mais je trouve que ce sont des thèmes parfaitement adaptés à notre époque ! Et j'aime bien que Frankie soit prise dans des contradictions, mais aussi qu'elle puisse répondre un peu vertement à Célestine par moments. Je sais pas, j'ai l'impression de pouvoir me situer dans la brèche entre elle, d'acquiescer à ce que dit l'une puis à ce que réplique l'autre. Ça a quelque chose d'apaisant, on n'est pas obligé de choisir.
Et pour revenir à l'histoire elle-même, le chapitre avec Kas et les révélations sur le collectif était chouette à lire aussi. Tu désamorces une pression sans la faire disparaître tout à fait, notamment avec cette réplique finale qui laisse entendre que ouille quand même, même si le Collectif n'est pas le grand méchant loup, c'est pas encore la fête du slip.
Je ne sais plus où on en est par rapport à la fin, mais je lis en ayant l'impression que mon cerveau devrait carburer pour nouer les derniers fils, comprendre les derniers trucs avant les révélations finales ; malheureusement je ne suis pas trop en mesure de faire ça, et par exemple le coup des cailloux je ne l'avais pas vu venir et je ne sais pas si je devrais y "comprendre" quelque chose. Mais c'est pas grave ! J'attends de voir, après tout c'est ma posture de lectrice habituelle. Et je passe toujours un bon moment à te lire !
Poutoux toujours et j'espère à bientôt pour la suite :D
Merci pour ton commentaire <3
Oui, c'est clair que les allers-retours ne facilitent pas bien la lecture :/ Même en lisant tout d'un coup c'est peut-être pas forcément évident, d'ailleurs. Vivement le bandeau en librairie x'D
Je suis soulagée si cette confrontation "passe bien" et si elle véhicule ce que j'avais en tête ; finalement Frankie et Célestine ont assez peu de temps d'écran ensemble. C'est parfait si on arrive à se mettre dans leurs baskets à toutes les deux, parce que je voulais justement pas critiquer l'une ou l'autre position (même si je penche personnellement plus pour celle de Frankie, elle a aussi le côté un peu trop radical et culpabilisant de certains rationnels extrêmes...)
J'espère bien que le Collectif continue à être un peu inquiétant, mouhahaha.
Pour ce qui est de la distance à parcourir jusqu'à la fin, elle est un peu plus grande que ce que je t'ai dit l'autre fois ; on est plus proches des deux tiers que des trois quarts, ici (oui, ce roman est une brique). Le fait d'avoir deux histoires en une rallonge considérablement le tout... Ce qui explique peut-être pourquoi c'est encore compliqué de nouer des fils. Normalement, à la fin de cette partie, ça devrait commencer à s'éclaircir. En tout cas je croise les doigts...
Je m'en vais de ce pas préparer les deux chapitres suivants ! Merci encore pour ta lecture et ton retour <3