(11)

Par Dan

11

 

12 février 2020

 

— J’ai cru que tu m’avais oubliée.

Deux semaines qu’elle est assignée à résidence et c’est la première visite qu’il daigne lui rendre. Elle espère qu’il ne décèlera pas les accents vexés qu’elle tente de dissimuler, mais elle ne doute plus de sa perspicacité depuis longtemps.

— J’ai été un peu occupé, répond-il en fuyant son regard.

Elle tique. Quelque chose de déplaisant à lui annoncer ? Le conseil a peut-être voté l’instauration des châtiments corporels, à moins qu’ils envisagent de la confiner dans un cabanon plutôt que dans ses quartiers.

Pire : il pourrait s’agir d’Eux, d’une nouvelle attaque, d’une rumeur dans la jungle. Il lui a assuré que la précédente vague ne visait que Santiago et qu’ils ne couraient aucun risque en persévérant, mais Frankie n’est pas près d’oublier le chaos lumineux. Ni la façon dont ses tatouages ont réagi à la proximité des éclats de statue, face à Célestine.

— Occupé, t’en as de la chance, lance-t-elle en guettant sa réaction.

Il esquisse un sourire distrait et rejoint le canapé. Frankie essaye de ne pas s’emballer à l’idée qu’il ait délaissé la table pour un espace plus informel, plus intime aussi.

— Belle performance, raille-t-elle en s’asseyant à distance respectable, ou juste un peu plus près. Si tu décroches pas un Oscar, avec ça…

— Je n’avais pas le choix. Et ça n’est pas de gaieté de cœur que je leur mens à tous…

Frankie veut bien le croire. Frankie lui fait confiance. Elle est prête à rester enfermée et à essuyer les reproches de tous ses voisins si ça leur permet de réussir. C’est presque un soulagement de savoir que tout le monde la hait, dorénavant.

— Que Célestine me remplace au conseil, ça faisait aussi partie du plan ? lâche Frankie.

S’il lui reste une once de pitié, il ne lui fera pas remarquer son hypocrisie. Frankie n’a jamais voulu s’investir dans les décisions communautaires ; elle n’en avait pas le droit avant que son témoignage apparaisse, et le jour même, le grand chef est venu la trouver avec ses machinations et ses promesses. Dès lors, il lui a assuré une place aux réunions pour qu’elle dispose directement de toutes les informations cruciales, qu’ils puissent débattre et veiller à ne rien laisser passer ; en aucun cas pour que Frankie joue réellement les déléguées municipales. Pourtant, l’idée que Célestine l’ait si vite et si facilement remplacée lui inspire une jalousie cuisante.

— C’est Amelia qui l’a suggéré, en réalité, dit-il. Mais je ne l’ai pas appuyée seulement pour préserver les apparences. Ses arguments se tiennent, et si je dois abandonner le camp pour mon plaisir égoïste, je veux être sûr de causer le moins de dégâts possible. Non pas que je me pense indispensable, mais… je serais plus rassuré avec quelqu’un comme Célestine aux commandes.

Frankie tripote son collier pour ne pas avoir à le regarder. Le conseil, le camp, les responsabilités… c’est noble de s’inquiéter pour eux, et elle l’aime pour ça aussi : ses scrupules et ses précautions. Sa seule consolation est qu’elle fasse partie de ce plaisir égoïste. Qu’elle le constitue, même, au moins en partie.

— À propos de Célestine, reprend-il. Elle m’a dit que…

Frankie relève les yeux et son expression troublée la paralyse aussitôt. Elle ne l’a jamais vu aussi tendu, presque malade, comme s’il s’apprêtait à vomir des horreurs. Elle a trop peur pour l’aider à en accoucher avec une question ou un sourcil levé et, quand il parle enfin, elle ne sait pas si elle doit redoubler de crainte ou se détendre :

— Non, ce n’est rien, oublions.

Elle n’y croit pas un instant, pas en scrutant son expression angoissée ; si près de la date du départ, dans un contexte déjà si compliqué, elle ne peut pas s’empêcher d’y lire de très mauvais augures.

— Je crois que j’ai trouvé un moyen pour que tu puisses sortir quelques heures par jour, reprend-il avec une assurance qui semble factice. Il faudra que tu en profites pour ouvrir l’œil. Célestine et les autres espèrent encore trouver un moyen d’empêcher les sandersoniens de nous rejoindre et s’ils…

— C’est pas notre principal problème, coupe Frankie.

Elle attend qu’il daigne enfin se tourner vers elle pour reprendre :

— Charles est venu me voir. Ma soi-disant croisade pour quitter l’icosaèdre en a inspiré quelques-uns, apparemment, et j’ai la nette impression que l’option « refouler les sandersoniens avant qu’ils arrivent pour pas se frotter aux Eux mécontents » est pas aussi unanime que Célestine a l’air de le penser.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Qu’on n’est peut-être pas les seuls à avoir envie de partir.

 

 

La SITU occupe trois hectares de la propriété de Sanderson : des bois, des champs, des vergers, des jardins botaniques à l’abandon, un étang vaseux et un bassin gelé. Les vestiges de la civilisation se limitent à trois vieux barbecues en briques colorées à l’arrière de la maison et une pyramide lisse et grise, incongrue, surgie de l’épaisse couche de neige comme une relique ancestrale.

On leur a laissé le loisir d’explorer le domaine et d’en chercher les issues, en vain, évidemment : la clôture électrifiée qui en marque la frontière est peut-être le seul élément fonctionnel du complexe, mais personne ne pourrait espérer la franchir. Quand Frankie a vu les sandersoniens déplacer sa voiture de location et fermer le portail, elle a presque entendu la grille d’une cellule se sceller.

Une fois introduits dans leurs nouveaux appartements, Levi et Frankie ont également pu visiter l’ensemble de la maison-musée : onze pièces au total, contenant chacune des souvenirs de voyage de Sanderson.

Aujourd’hui, c’est au tour des labos. Kas les mène au sous-sol, d’abord dans la cave de la ferme, puis par une imposante porte blindée qui s’ouvre au contact de son badge sur un espace si étincelant de modernité que Frankie en est presque aveuglée. Néons et poutres métalliques bardent le plafond au-dessus des paillasses où quelques laborantins fixent leurs ordinateurs, pas le moins du monde intrigués par le convoi de touristes.

Avec un petit temps de retard, Frankie remarque leurs tenues : pas un uniforme, mais une harmonie, du bleu clair, foncé, jean délavé ou t-shirt tie & dye. L’effet lui rappelle désagréablement les Rajneeshiens – une autre merveille de l’Oregon.

— Par là, indique Kas.

Ils traversent la pièce dans le discret vrombissement des machines ; derrière une autre porte, plus modeste mais tout aussi verrouillée, apparaît une panoplie d’appareils que Frankie a du mal à identifier. Sismographes ? Détecteurs basses et hautes fréquences ? Elle n’a en revanche aucun mal à reconnaître la carte des vile vortices suspendue au mur opposé.

Pas la vieille mappemonde datant de Sanderson, mais un planisphère numérique en couleurs inversées, affiché sur un écran très haute résolution qui doit représenter à lui seul la moitié de la valeur du domaine. En s’approchant, Frankie distingue les colonnes de données actualisées en temps réel : coordonnées fluctuantes des zones d’anomalies, relevés météo, mesures géologiques marines ou terrestres. En pointillés légers, elle discerne même le recoupement des vortex avec les principales voies de transports, et ses yeux trouvent aussitôt les nœuds du Pacifique Sud que le Kahana a suivis du Japon à la Nouvelle-Calédonie.

— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Magnifique, raille Frankie.

Ça l’est, d’une certaine façon, autant que c’est inquiétant. Après avoir découvert l’existence des succursales internationales du Collectif et tâté de ses méthodes de répression, cet étalage de richesse ne devrait plus étonner Frankie. Elle se souvient les avoir trouvés plutôt bien équipés, pour des illuminés inoffensifs proches cousins des platistes, et d’ailleurs, une partie acharnée de son esprit essaye encore de la convaincre qu’il s’agit là d’une excentricité plutôt que d’un investissement solide.

Après tout, l’arsenal lui-même ne dit rien de la théorie qu’il cherche à prouver : on peut embarquer dans une fusée SpaceX à la recherche des reptiliens. Et tout ça peut être l’œuvre de quelques millionnaires toqués disposés à dilapider leur capital dans une collection d’engins perfectionnés – qui, faute de leur fournir la clé des mystères de l’univers, leur donnent au moins un air sérieux très flatteur pour l’ego.

Cela dit, si quelqu’un doit prouver l’existence des vortex, ces toqués-là sont en pole position. À côté d’eux, l’OZ paraît aussi bien fourni qu’un lycée de banlieue.

— La mission du Nouvel An constituait une étape parmi de très nombreuses autres, explique Kas. Ça fait plusieurs années que le Collectif lance des sondes et des bouteilles à la mer. Le projet de mission humaine est assez récent et, en décembre, on a envoyé une équipe avec le même type de matériel amélioré, un genre de délégation, si vous voulez. Malheureusement, tant qu’on ne trouve pas le moyen d’établir au moins une communication radio entre les dimensions, impossible de savoir s’ils sont arrivés à bon port, ou s’ils ont seulement survécu…

Levi examine ledit matériel et, sous ses sourcils froncés, ses yeux arrondis lui donnent plus que jamais l’air d’un varan.

— Alors ce n’était pas un échec ? lance-t-il après quelques secondes. Votre objectif final était simplement d’envoyer des hommes et des machines, rien de plus ?

— Pour préparer le terrain, oui, dit Kas.

Levi se rembrunit.

— Préparer le terrain pour quoi ?

— Pour la mission suivante, et la suivante, et la suivante.

— Mais votre but ? S’agit-il seulement d’étudier l’icosaèdre, de prendre des mesures, d’explorer ?

— Nous sommes des scientifiques. Qu’est-ce qu’on irait faire là-bas à part observer et expérimenter ? Ça ne suffit pas, la découverte d’un monde parallèle et la possibilité de l’attester ? Rien que la physique de la chose occuperait un consortium de grosses têtes pendant des décennies, et je ne parle pas des aspects chimiques et biologiques.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

Kas oriente un regard curieux vers Frankie. Curieux et un peu agacé, peut-être : s’il a cru l’épater avec son attirail, il doit être déçu.

— Qu’est-ce qui vous prouve qu’il y a des phénomènes à étudier ? précise Frankie quand son expression interrogative s’accentue. Tu dis que vous envoyez des trucs dans les vortex et que jamais rien n’en revient, même pas un bout de Morse, pourtant vous avez quand même pris le risque d’envoyer des gens.

« Je veux bien que ça grouille de tarés, par ici, mais là ça me semble quand même un poil exagéré, non ? Parce que sans le moindre indice, on pourrait imaginer ce qu’on veut au sujet de votre dimension parallèle : pas de gravité, ou pas d’atmosphère, ou peut-être même pas de temps. Alors je demande : qu’est-ce qui vous dit qu’il y a quelque chose à étudier de l’autre côté ?

Frankie se serait délectée de son expression troublée si celle de Levi n’avait pas déjà capté son attention : réflexive, soucieuse, presque apeurée. La même qu’il arborait dans le rêve que Frankie a fait cette nuit – enfin : que son amoureux anonyme arborait.

Le silence rend le cliquetis des appareils de plus en plus envahissant et elle finit par entrer 4, 8, 15, 16, 23, 42 sur le clavier de l’ordinateur le plus proche en espérant les sortir de leur torpeur respective. Réalisant peut-être qu’elle risque d’envoyer une torpille dans le triangle des Bermudes en faisant mumuse avec ses jouets, Kas l’attrape alors par le poignet et coupe court à l’exploration des bas-fonds du Collectif. Rideau, lumières, bonsoir. Deux minutes plus tard, ils sont de retour dans la tiédeur de la ferme.

Frankie n’a même pas essayé de prendre la tangente. Elle a pu appeler son père et Kas a pris toutes les dispositions nécessaires vis-à-vis de l’OZ et de la Justice française. Elle ne se fait plus aucune illusion : ses confidences sur le Collectif ne sont pas un privilège, mais une condamnation. On peut raconter tous les secrets d’une prison à un détenu à perpétuité ; ni Frankie ni Levi ne quitteront jamais ces murs pour les ébruiter.

Au bout d’un couloir, Kas ouvre une énième porte – celle du bureau de Sanderson, cette fois, avec ses cartes des lignes de Nazca, ses moules d’empreintes de Bigfoot et son assortiment de fragments d’ovnis. Frankie n’a cependant pas le temps d’en franchir le seuil que Levi pivote vers elle en disant :

— Je pourrais discuter avec Kasper seul à seul ?

Elle scrute son visage pointu aux angles saillants, suit un instant la ligne des rides qui dessinent des guillemets à la commissure de ses lèvres, puis réplique :

— Pourquoi vous me demandez mon avis ? Si vous voulez échanger vos histoires d’icosaèdre ou vos cartes Pokémon, je vous retiens pas.

Au regard désabusé que Kas lui lance, Frankie suppose que son air savamment saoulé a fait son office. Elle tourne alors les talons, veille à ne pas enclencher la porte en partant et alourdit le pas le long du corridor avant de rebrousser chemin sur la pointe des pieds. L’angle ne lui permet pas d’apercevoir leurs visages, mais elle entend leurs voix :

— Je ne sais pas si je peux vous faire confiance, dit Levi. Vous n’avez clairement aucune réelle idée de ce qui se prépare ici, mais peut-être que c’est simplement votre ancienneté réduite qui vous garde dans l’ignorance…

— Je vous remercie.

Levi fait-il allusion à la colle que Frankie lui a posée ? À la preuve manquante concernant la faisabilité du voyage et l’utilité des délégations sandersoniennes ? Il tient peut-être une explication : Kas est encore un noob au sein du Collectif, son divorce avec l’OZ vient tout juste de marquer son rite de passage et, malgré la révérence dont font preuve Superman et consorts quand il s’agit de lui servir le thé, les grandes instances n’ont peut-être pas fini de le bizuter. Kas aurait quand même dû se poser la question, chercher la réponse et s’étonner que personne ne daigne la lui fournir.

Tapie derrière le battant, Frankie jubile. Alors, c’est qui l’enquêteur pourri, maintenant ?

— Je n’ai pas vraiment l’embarras du choix, cependant, reprend Levi. Et comme je me souviens de vous… J’espère que je ne me trompe pas.

— Vous vous… souvenez de moi ? Vous êtes sûr que ça va, Francisco ?

— Je m’appelle Levi. Les appareils que vous venez de nous montrer, j’en ai déjà vu de semblables. Ce sont ceux que les sandersoniens ont envoyés dans l’icosaèdre.

— Bravo, vous avez bien retenu ce que j’ai dit tout à l’heure, Francisco-Levi.

— Vous n’avez pas dit que le Collectif avait envoyé ces machines avec Santiago Herrera.

Frankie se contorsionne et parvient à jeter un œil par l’entrebâillement au moment où le sourcil dubitatif de Kas rejoint son jumeau à la base de son nez pour y tracer une ride profonde.

— Qui vous a donné le nom de…

— J’en viens, coupe Levi. Je viens de l’icosaèdre.

Et il entreprend de lui présenter une version raccourcie de la rétrospective à laquelle Frankie a eu droit trois semaines plus tôt. Espérant, redoutant, suspendue entre la hâte et l’appréhension, elle scrute l’expression de son mentor à la recherche des premiers signes de dérision. Mais ses yeux ont presque disparu dans l’ombre de son front plissé, maintenant, et le malaise ressurgit comme un geyser.

— Vous allez réussir à retraverser, déclare Levi. Le 4 mars, grâce à l’activation simultanée de vos machines dans la sphère et de celles que Santiago a installées dans l’icosaèdre, les six sandersoniens de cette mission vont non seulement parvenir à contourner le filtre qui le protège des arrivées indésirables, mais aussi à maintenir une connexion avec cette dimension.

— Comment connaissez-vous cette date ? Nous venons tout juste d’affiner nos prédic…

— Écoutez-moi : si vous forcez le passage, ce sera la guerre.

— Une guerre avec qui ?

Un silence. Va-t-il lui parler d’Eux ? Ou seulement de ses soi-disant camarades de camp, parmi lesquels certains débarqués du siècle dernier gardent certainement une dent contre les sandersoniens ?

— Vos hommes en ont déjà payé le prix : l’équipe de Santiago n’a pas survécu au naufrage, et lui… Lui a payé le prix de son sursis. Ils n’étaient pas censés pouvoir accéder à l’icosaèdre.

— Ils sont morts ? Tous ?

— Il y a des innocents, là-bas, élude Levi. Des amis qui vont devenir des dommages collatéraux si vous ne faites pas attention. Je ne peux pas vous empêcher de traverser – vous l’avez déjà fait –, mais je peux vous aider à limiter les dégâts si vous acceptez de…

— Mademoiselle ?

Frankie se tord le cou en faisant volte-face. Une très vieille dame se tient dans le couloir. Ses courts cheveux gris balaient son front en une vague souple, retenue sur sa tempe par les énormes lunettes qui réduisent ses yeux sombres et son nez retroussé à des traits de poupée étrangement flétrie.

— Vous êtes qui ? lâche Frankie.

— Venez.

Frankie jette un coup d’œil à la porte derrière laquelle Kas et Levi entretiennent mutuellement leur fantasme, puis lui emboîte sagement le pas. Elle craindrait la réaction de n’importe quel membre du Collectif la surprenant en plein espionnage non homologué, mais il doit s’agir de la concierge et le pire reproche qu’elle pourrait faire à Frankie serait d’avoir mal nettoyé une casserole ou bouché les W.C.

Elles dépassent l’escalier, croisent quelques recrues en pull marin ou veste denim et s’acheminent jusqu’à une pièce située dans les tréfonds de la ferme. Ici, les murs sont d’un bleu criard, rehaussés de tourbillons argentés qui donnent à la pièce une allure d’antique discothèque. Frankie étudie les étagères chargées de photos fanées : des amis, des collègues, une goélette blanche, un lémurien, deux golden retrievers, pas d’enfants.

— Nous n’avons pas été présentées, vous avez raison, dit la vieille dame en s’installant dans un fauteuil tapissé de chintz fleuri puis en invitant Frankie à l’imiter. Je suis Sabina Sanderson.

Frankie manque de s’asseoir dans le vide.

— Sa… sœur ? demande-t-elle quand ses fesses ont trouvé leur place.

— Sa seconde épouse.

— Ah.

Frankie juge plus courtois de ne pas critiquer ses goûts en matière d’homme ; après tout, malgré ou grâce à toutes ses excentricités, Sanderson devait avoir son charme. Comme si elle avait capté ses réflexions, Sabina ajoute :

— Quand on décortiquait son parcours, on aurait pu jurer qu’Ivan avait condensé une existence différente à chaque décennie de sa vie. Tous les gens qui l’ont interviewé ont inévitablement écrit : « Je suis entré dans la pièce et j’ai commencé à parler à la personne la plus intéressante que j’aie jamais rencontrée ».

— Je veux bien vous croire.

Prenant peut-être cette platitude pour un signe d’intérêt, Sabina ouvre alors les valves :

— Son père producteur de whisky avait fondé une réserve animale au Kenya. Sa mère était courtière de factures – une chose exceptionnelle pour une femme à son époque. Ils lui ont donné le goût du voyage et des belles choses. Par exemple, l’une des tapisseries que vous avez vues dans le salon avait été offerte à sa mère par le dernier empereur de Chine.

« Il a épousé sa première femme en 1934. Elle s’appelait Alma, et ils ont aussitôt été engagés comme espions contre les nazis, d’abord par les Britanniques, puis par les Américains. Plus de dix ans de service en amoureux, dans les Caraïbes et le Pacifique, à bord d’une goélette qu’Ivan avait retapée lui-même.

Les yeux de Frankie retrouvent le cliché montrant le petit bateau blanc alors que Sabina poursuit :

— Les parents d’Alma venaient du sud des États-Unis. Elle avait fait ses études à la Sorbonne avant de travailler en tant qu’entomologiste médicale à Grenoble. Elle était bilingue en français, comme Ivan.

Frankie tente de rester impassible, mais si elle n’a pas bondi en lâchant un cri de surprise, la tension dans sa nuque et le pli de ses sourcils semblent l’avoir vendue : un sourire rehausse les pommettes charnues de Sabina, dont le visage se froisse d’un réseau de rides aussi vaste qu’un delta.

Parfois, les coïncidences paraissent trop grosses pour être vraies, et Frankie doit lutter pour ne pas y voir autre chose qu’une étonnante ironie du sort.

— Longtemps après qu’ils ont largué les amarres dans le New Jersey, on a diagnostiqué un cancer à Alma, reprend Sabina. Et un mois après sa première hospitalisation, en mai 1971, on a découvert une tumeur maligne chez Ivan. Au cerveau, tous les deux. Il en est venu à suspecter une attaque : pour lui, la quasi-simultanéité de leurs maux, extrêmement rares par ailleurs, ne pouvait être le fruit du hasard. Ayant travaillé ensemble pour les renseignements alliés, Ivan a craint qu’ils soient devenus la cible d’anciens ennemis, ou celle de nouveaux, qui auraient vu d’un mauvais œil ses investigations dans les domaines les plus scandaleux. La manipulation mentale, par exemple, durant ce qu’on a ensuite appelé le projet MK-Ultra.

Ça y est, songe Frankie, on a basculé en plein X-Files. Bientôt l’Homme à la cigarette.

— Alma est décédée le 18 janvier 1972. Ivan souffrait beaucoup et il a préféré renoncer à son rôle de directeur de la SITU. Il n’en avait lui-même plus pour très longtemps : moins d’un an.

— Il avait encore assez d’énergie pour vous épouser.

Elle ne veut pas paraître insultante ou déplacée, mais toute cette histoire la laisse perplexe : d’après ce qu’elle a pu glaner depuis son arrivée dans le temple de Sanderson, Alma a presque toujours été à ses côtés. Quarante ans, vingt pays, d’innombrables passions communes… Frankie peut croire à cet amour. Mais à celui qu’Ivan s’est soi-disant découvert à l’égard de Sabina après la terrible épreuve de sa perte, alors que le cancer lui rongeait le cerveau, et pour quoi : au mieux quelques petites années de vie conjugale, au pire quelques mois ?

— Je sais ce que vous vous dites, répond Sabina. Alma lui a elle-même conseillé de m’épouser après sa mort, ce qui était assez surprenant de sa part, étant donné ses tendances possessives.

Raison de plus, non ? Frankie ignore si Sabina la mène en bateau ou si elle s’est toujours voilé la face, trop entichée de Sanderson puis de son souvenir pour trouver ça suspect, mais quelque chose cloche dans son récit : pourquoi une femme jalouse inciterait l’amour de sa vie à s’engager dans un mariage aussi précipité, et aussi vain, Ivan étant de toute façon condamné ?

— J’étais éditrice de revues médicales quand nous nous sommes rencontrés, des années auparavant, continue Sabina. Je suis devenue son assistante et sa partenaire littéraire dans la plupart des ouvrages qu’il a publiés et je m’occupais de notre propre collection de livres et d’articles. J’ai été responsable des quatre derniers numéros de Pursuit avant la mort d’Ivan ; nos styles étaient si similaires que personne ne pouvait deviner qui écrivait quoi à moins de lire le nom de l’auteur.

Les pensées de Frankie s’emballent de plus belle. Sabina a travaillé pour la SITU en étroite collaboration avec Sanderson ; a-t-elle eu vent de certains secrets dont elle serait devenue la dépositaire à la mort d’Alma ? Un genre d’accord de confidentialité acté par leur contrat de mariage ? Impossible de forcer un époux à témoigner contre son conjoint au tribunal.

— Pourquoi vous me racontez tout ça ? demande Frankie.

Sabina pousse sur ses bras frêles pour s’extraire de son fauteuil et rejoint la fenêtre voilée de givre. Là, elle ouvre la porte d’un petit cabinet et en sort une bouteille de whisky. Nouveau sentiment de déjà-vu, pour Frankie, celui-ci revenu de plus loin, trop loin pour qu’elle mette le doigt dessus.

— Le préféré d’Ivan, indique Sabina en servant deux doses.

Qui ? Qui lui a déjà offert à boire ? Du whisky irlandais, pas écossais, et plus cher que celui-là. Frankie prend son verre des doigts noueux de Sabina, mais ne le boit pas.

— Laissez-moi vous poser une question avant de répondre à la vôtre, dit Sabina en se rasseyant précautionneusement. Pourquoi vous n’avez pas peur ? Cela fait plus de dix jours que nous vous retenons ici et vous n’avez ni tenté de vous enfuir, ni de vous en prendre à nous. Je ne quitte plus beaucoup mes quartiers, mais j’ai des rapporteurs. Avant-hier, vous avez enfin accepté de manger à la table de nos membres, et hier, il paraît que vous l’avez même débarrassée. Alors : pourquoi ?

Pourquoi, oui ? Pourquoi s’est-elle convaincue que le Collectif la tenait captive alors qu’elle s’est laissée capturer ? Alors qu’elle n’a même pas envie de leur échapper ? Alors que dans ses rêves, rien ne lui importe davantage que de s’enfuir ?

La première réponse qui lui vient est : « Parce que je ne suis pas seule », mais elle n’a rien de rassurant : sa compagnie se limite à celle d’un stalker zinzin et d’un ancien collègue converti au culte du monde à vingt faces, et Frankie ne devrait pas s’en contenter. Elle a eu peur, c’est vrai ; elle a été terrorisée en apprenant la disparition de Camille, en entendant les sirènes de la police, en écoutant son père ; mais depuis qu’elle a pris la décision de confronter les sandersoniens sur leur territoire, c’est un autre sentiment qui a primé – une forme de résignation qu’elle-même ne comprend pas, comme s’il n’y avait rien à chercher ailleurs, rien d’autre à faire que de rester là.

Avec Levi.

Elle n’aime pas ça, oh, non, pas du tout, parce que cette motivation vaseuse ressemble beaucoup trop à celle qui l’a poussée à s’intéresser aux vortex – cette soi-disant épiphanie qui s’apparente peut-être à de la schizophrénie.

— Je vais vous donner ma réponse, maintenant, reprend Sabina, qui trempe à peine les lèvres dans son whisky et sourit tristement. Si je vous raconte tout ça, c’est parce que nombre d’épreuves vous attendent, Frankie. J’espère que vous vous souviendrez de mon récit quand elles se présenteront. J’espère que vous vous souviendrez que l’amour, parfois, est un fardeau en soi.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
EryBlack
Posté le 02/09/2022
Encore un nouveau personnage ? Tu ne recules décidément devant rien :P Plus sérieusement, je reste soufflée par ta capacité à mêler le réel et la fiction : j'ai fait un tour sur la page Wiki de Sanderson. Je me demandais, comment tu as géré ça ? Le fait d'utiliser comme personnages des gens qui ont vraiment existé ? Est-ce que tu as dû les écrire différemment des personnages que tu inventes, et en quoi ?
Le début du chapitre a été un rappel bienvenu : dans les précédents, le jeu d'acteur de Levi m'avait donné des doutes sur ce que je croyais avoir lu avant, mais du coup tout est de nouveau en place à ce niveau-là.
Un autre truc que je saisis pas, par contre, désolée : pourquoi Kas appelle Levi Francisco ?
J'ai bien aimé ce chapitre, le mauvais caractère de Frankie m'enchante toujours et j'ai toujours envie de me laisser porter par ce récit ! À vite pour la suite :)
Dan Administratrice
Posté le 16/10/2022
Bonjour voüs,

Eh oui encore un nouveau personnage :p Mais je crois que c'est le dernier ? C'est vrai qu'elle arrive un peu tard, même si on est encore assez loin de la fin de l'histoire (pas taper).

Alors pour Sanderson, je me suis essentiellement basée sur le témoignage de quelqu'un qui l'a rencontré (je me demande d'ailleurs si je devrais pas mettre le lien de son site, parce que vraiment j'aurais rien pu raconter de tout ça sans lui).

J'ai écrit les personnages inspirés de personnes réelles comme les autres, en veillant quand même à ne rien dire ou sous-entendre qui pourraient être mal interprété, même si je me doute que personne de leur entourage ne risque de tomber dessus et de s'offusquer. C'est vrai que c'est toujours un peu délicat. Mine de rien, là, je tire quand même pas mal de conclusions farfelues sur la vie de Sanderson, et le plus critique c'est sûrement Sabina, parce qu'il me semble qu'elle est encore en vie aujourd'hui. Il me faudrait un disclaimer quelque part x'D

Pour Francisco c'est une une blague nulle parce que Frankie l'a présenté comme "Le Pape" au départ (je manquais de bière quand je l'ai écrite, celle-là, ça se sent).

Contente si ce chapitre t'a plu <3 Merciii !
Vous lisez