Dédé ne connait rien au trail. Lorsque l’on parle de course, Dédé pense à la corvée du samedi dans les supermarchés. D’ailleurs il espère que ce week-end c’est madame qui s’y collera. Il pourra regarder tranquillement son grand prix de formule 1 à la télé pendant qu’elle fera « les courses ». Je croise Dédé tous les jours à la machine à café, alors on papote un peu. J’ai bien senti que mes histoires de sortie en montagne pendant le week-end passent au-dessus de son crâne chauve. Et moi la Formule 1 ou bien les transferts de footballeurs, ça m’intéresse moyen. Du coup on cause météo ou des gros titres des journaux quand on se sent inspiré.
Je le confesse, je ne connais pas de Dédé à mon boulot. J’ai la chance de vivre dans une région de sportifs et mes collègues connaissent plutôt bien ma passion, certain la partagent. Dédé est donc un personnage totalement fictif, j’ai peut-être un tantinet forcé sur la caricature de beauf. Cependant je crois qu’il y a un fond de vrai dans ce genre de situation. Je suis même persuadé que la masse du grand public ne connait pas le trail.
Enfin, pas tout à fait. Même Dédé à la compta a entendu parler de l’UTMB. Parce que l’épreuve est devenue mainstream depuis que les grands médias s’en font quelques échos. Pour le commun des mortels il semble impossible de courir pendant 160 kilomètres. Et pour qui a pratiqué un minimum la randonnée en montagne, gravir 10 000mètres de dénivelé semble pure folie. Rendez-vous compte monsieur Dédé, plus haut que l’Everest, deux fois la hauteur de notre fier Mont Blanc. C’est comme pour moi lorsque j’entends des économistes me parler de sommes dépassant les milliards de dollars. C’est bien trop loin de mon référentiel de valeur pour que je comprenne de tels chiffres.
Le fait demeure, l’Ultra Trail du Mont Blanc reste probablement la course de trail la plus emblématique et la plus connue. Pas seulement dans notre France chauvine et fière de porter le sommet de l’Europe. Le monde entier des traileurs rêve de cette épreuve. Et voilà maintenant que les chaines de télévision relaient l’évènement. Fin aout, le tour du Mont Blanc rassemble les meilleurs coureurs de la planète à tel point qu’on le surnomme tout à fait officieusement la coupe du monde de trail. Et pour moi il s’agit d’une occasion unique d’aller jouer dans le même bac à sable que les stars de ma discipline.
Et pourtant ce n’est pas la course la plus dure ni la plus technique. Les connaisseurs la trouvent même plutôt roulante. Façon de parler car on ne se trouve pas vraiment sur de la promenade poussette. Le même circuit occupe les randonneurs au pied montagnard pendant plus d’une semaine. Tout de même, on parle d’un étalon de la distance des 100miles traduction littérale de l’unité américaine. Le dénivelé varie en fonction des courses mais les 10 000 mètres s’imposent comme une norme invisible. Même s’il existe beaucoup plus long, ou avec du rab’ de dénivelé. Une difficulté de cette course au milieu de ses semblables réside dans les conditions météo qui peuvent rapidement devenir dantesques en haute montagne, entre canicule et tempête de neige il n’est pas impossible de croiser les deux extrêmes pendant l’épreuve. Et puis, ce que je redoute le plus en dehors de l’épuisement physique ce sont les terribles barrières horaires. A plusieurs moments clefs du parcours, les juges se tiennent en embuscade. Et gare aux coureurs malheureux qui arrivent une minute trop tard. Ils seront implacablement mis hors course. Et tant pis pour toutes ces heures de souffrance et ces rêves brisé par un règlement aveugle.
Je veux éviter la sentence, alors pour ça et malgré la blessure je m’entraine. Je devrais maintenir une certaine allure si je veux passer sous l’arche de Chamonix. Et pendant plus de quarante heures, je ne devrais pas lâcher. Malgré la douleur, malgré la fatigue, malgré l’envie de retrouver un minimum de confort. Lorsque l’effort devient dur, que l’on a envie d’abandonner, on doit courir pour de bonnes raisons, alors qu’est-ce que je fous là ?
Les spécialistes classifient les motivations pour se dépasser sur un tel effort en deux catégories.
Il y a tout d’abord les motivations dites extrinsèques. C’est-à-dire les sources de motivations à l’extérieur de soi. A l’ère des réseaux sociaux, l’égo peut donner sa pleine mesure. Bien souvent, on fait les choses pour se montrer. Parce que d’autres le font, ou bien pour l’afficher comme un trophée. Il y a bien une part de ça chez moi, cette envie de pouvoir me vanter d’avoir réussi l’UTMB. Cependant je ne cours pas pour trouver une occasion de me la raconter à la pause-café. Je suis fier, oui, mais plutôt discret à propos de mes courses. En ce qui concerne cette épreuve en particulier, je veux en tirer quelque chose à partager avec Dédé de la compta. Pouvoir parler de quelque chose que tout le monde connait. Attention avec les motivations extrinsèques. Elles sont terriblement fragiles. Elles flattent l’égo avant le jour J, mais leurs pieds sont d’argile. A la moindre contrariété, quand on est « dans le dur », elles s’enfuient sans demander leur reste. Pauvre coureur qui va rendre son dossard pour retrouver ses motivations au bar. Dès le lendemain, il va le regretter amèrement.
Heureusement, je pourrais puiser ailleurs lorsqu’il sera question de faire juste un autre pas, puis un suivant, malgré la souffrance et le doute. Je cultive, tel un jardinier d’autres sources de motivation, plus intrinsèques. Dans le trail je ne viens pas rechercher la bagarre et la confrontation aux autres. Je cours pour pousser mon corps dans ses retranchements, pour le forcer à s’adapter et me transformer jour après jour dans une meilleure version de moi-même. Je ne cours pas contre un chronomètre tyran. Quand tous les marathons se ressemblent, on ne peut se comparer à une montre car on emprunte trop rarement le même parcours et jamais dans les mêmes conditions. Je n’ai pas probablement pas la génétique et de toute façon je n’ai pas profité de ma jeunesse pour optimiser mes capacités sportives. Donc l’envie de monter sur un podium et récolter des lauriers ne m’a jamais effleuré. Non, je cours juste pour le plaisir de passer un beau moment en montagne, pour la satisfaction de passer la ligne d’arrivée avant que les juges ne sifflent la fin de partie. Le tee-shirt de finisher suffit très largement pour gonfler mon égo. Je profite pleinement de ce moment d’autosatisfaction post-course « c’était dur, très dur par moment, mais je l’ai fait ». Et je n’éprouve aucune envie de le crier sur tous les toits.
Peut-être que ces motivations finiront par s’essouffler et qu’il sera temps de passer à autre chose. Pour l’heure, le moment n’est pas venu. Chaque année je feuillette les calendriers de courses avec gourmandise et regrettant de ne pas avoir plus de temps pour en faire plus. Alors je fais des choix, parfois par envie parfois par opportunité, souvent sous contraintes. Par un mélange d’envie et surtout d’opportunité, l’UTMB s’est incrusté dans mon agenda. J’ai la chance inouïe de pouvoir participer à ce monument de l’ultra trail. Mais plus profondément que cela j’ai développé une véritable histoire avec cette montagne. Je sais ce que je fous là et c’est autant de motivations intrinsèques pour affronter l’ogre blanc.
Si je remonte le temps, et que j’examine à la loupe mes souvenirs d’enfance, je me suis déjà rendu dans la vallée de Chamonix. J’avais peut-être dix ans lorsque nous avons emprunté le fameux petit train de la mer de glace. A l’époque on ne devait pas descendre autant d’escaliers pour toucher le glacier. Avec les copains, on voulait jouer sur la neige dite éternelle (pas tant que ça visiblement). Tellement de touristes montaient sur le glacier, pourquoi pas nous ? Surtout parce que nos parents nous l’ont formellement interdit. Et pire que ça, ils nous ont tenus en laisse pour nous empêcher d’en faire qu’à notre tête. A cette époque le principe des crevasses me paraissait totalement abstrait et le danger lointain. Quelle frustration !
Je m’étais promis de revenir dans le coin pour crapahuter sur les glaciers du Mont Blanc. Le titi parisien banlieusard a donc déménagé à Grenoble des années plus tard. Pas seulement pour les études, mais aussi en caressant le rêve de devenir alpiniste. Les rêves adulescents sont fragiles, le mien s’est fracassé à la condition physique nécessaire pour jouer en haute montagne. J’ai néanmoins eu l’occasion de me frotter à la montagne mythique. Avec des collègues de boulot, dont certains plus aguerris, nous sommes partis affronter la voie normale du Mont Blanc. Un promène touriste en quelque sorte. Première déconvenue, le train du Saint Gervais ne pouvait monter jusqu’à son terminus du Nid d’Aigle. Il restait trop de neige en chemin. Stop aux Col de Voza, avec un petit supplément de 700 mètres de dénivelé en plus des 1 000m déjà au programme. En arrivant fatigués au refuge de Tête Rousse, on apprend l’histoire d’une touriste canadienne qui a dévalé le couloir du gouter la veille. L’hélico venait de repartir avec sa cargaison macabre. Le lendemain matin, le couloir de la mort nous aura épargné. En revanche il fait très froid, et le vent est beaucoup plus fort qu’annoncé. Entre deux rafales de neige, on aperçoit le ciel bleu alors on continue. Moi, je ne vois plus rien, j’avance en mode automatique, un pas après l’autre malgré un épuisement extrême. Un zombie sur le toit de l’Europe. Sur le dôme du Gouter, l’oxygène se fait rare et ma cervelle divague. Le vent se renforce encore alors que nous atteignons le refuge Vallot. Pour faire une pause et pour faire le point. Un point final. Les conditions sont devenues trop mauvaises pour affronter l’arête des bosses. Le groupe décide de faire demi-tour. Et je suis le mouvement. Malgré mon état de fatigue extrême et ma torpeur, je ne voulais pas rentrer vaincu. Seul et sans témoin, à traine derrière mon compagnon de cordée, je chiale. Les larmes gèlent sur mon visage. Au refuge du Gouter, nous prenons une plus longue pause en écoutant les histoires qui trainent. Nous avons bien fait de renoncer, un guide a perdu une oreille à s’obstiner pour emmener sa cliente au sommet. Bien des semaines plus tard, j’ai fini par comprendre que je n’étais pas au niveau de l’objectif, pas le physique, ni le mental. J’en étais terriblement loin. J’ai arrêté définitivement l’alpinisme avec cette ascension ratée. Trop difficile, trop dangereux. Cette année, je souffle la vingtième bougie de mon aventure. Je n’ai pas oublié cette montagne. Je continue de rêver du Mont Blanc.
Une dizaine d’année après mes rêves brisé d’alpinisme, j’en suis venu à apprécier les plaisirs simples de la marche en montagne. Mais j’en voulais plus que des randonnées à la journée. Je voulais retrouver l’ambiance des refuges et vivre un voyage au long cours. Je ne savais pas si je pourrais continuer à marcher jour après jour. Pour tenter l’expérience il me fallait un objectif, ambitieux mais réaliste. La montagne mythique m’attendait sagement et me proposait un bel itinéraire de grande randonnée. Une grosse semaine de marche entre la France, la Suisse et l’Italie en dehors du temps. Comme cerise sur un gâteau déjà bien appétissant je n’allais pas faire cette promenade tout seul. Ma mère, randonneuse au long cours, spécialiste du St Jacques et autres balades du même genre proposait de m’accompagner. Nous avons donc fait cette Grande Randonnée affectueusement nommée TMB comme Tour du Mont Blanc. Il ne manquait plus qu’une lettre et un coup du hasard. Au final d’une étape éprouvante, nous sommes arrivés à Courmayeur. L’occasion de dormir dans une vraie chambre d’hôtel, de faire de vraies lessives et de prendre un vrai apéro pour fêter le premier tiers de notre boucle. Depuis la terrasse du bar, on avait bien remarqué ces installations étranges. Une grande arche gonflable, des hectomètres de rubalise rouge et blanche, des barrières métalliques à tout va. Le lendemain matin, armés de nos fidèles bâtons et de nos gros sacs nous avons fini par comprendre. Il y avait foule derrière les barrières et les rubalises. Un speaker chauffait son public. D’ici une petite demi-heure, le départ de la CCC allait être lancé. CCC pour Courmayeur, le départ donc, Champex et enfin Chamonix pour les plus valeureux. Je voyais mon premier Ultra Trail, et pas le plus discret. Ni plus ni moins que la petite sœur du mythique UTMB. Nous avons passé le restant de notre journée à nous faire doubler et à encourager des coureurs plus ou moins fatigués. En milieu d’après-midi, la fin du peloton nous avait rejoint. Ceux-là ne seraient pas finishers. Certains nous racontaient leur détresse, ils abandonnaient. D’autres se feraient jeter par les barrières horaires. Nous sommes passés aussi par Arnouvaz après une petite journée de marche tranquille, de pauses et de picnic. Nous étions encore dans les temps pour la barrière horaire. Je crois que c’est à ce moment précis que l’idée a commencé à germer dans ma tête. Naïvement, je me demandais pourquoi ils abandonnaient eux, alors que nous étions encore en forme ? J’étais sûr de pouvoir faire mieux. Pour l’heure il nous restait une petite demi-heure pour rejoindre notre refuge et passer la nuit. Un luxe que n’auraient pas les athlètes.
Au lever, dans l’aube obscure ou le soleil traine encore au lit, un pinceau de frontales dessinait l’itinéraire du grand col Ferret. Les premiers participants de la grande sœur, l’UTMB, nous avaient rattrapé. Le lendemain, nous avons continué notre promenade en leur compagnie. Après une centaine de kilomètres, le peloton s’était étalé. Les coureurs nous doublaient moins vaillamment. Quand même, ils termineraient sensiblement le même tour que nous en moins de deux jours.
A l’époque jamais je n’aurais pensé affronter l’ogre blanc. Je me disais juste que peut-être, un jour je mesurerais mes capacités face à la CCC. 20 ans après mon ascension ratée, 10 ans après mon tour du Mont Blanc, me revoilà pour relancer la fabrique à souvenirs.