« Non, reste. S'il te plaît. »
Tomas avait bel et bien perçu ces quelques mots. Quelques mots qui venaient d'enrober son cœur d'un miel doux, sucré, tendre. Il suspendit son geste un instant, puis enfourna le reste de sa gourde au fond de ce petit sac à dos. Il n'osait pas se retourner, ni quoi ajouter. Alors, un silence prit place. Plusieurs minutes, longues et intenses, où le moindre tout petit son pouvait s'étirer et prendre toute sa place. C'est pour cela qu'il pouvait entendre non seulement le tic—tac régulier de l'horloge mural aussi distinctement, ou encore le glouglou des canalisations, voire le souffle désordonné de son protégé. En se concentrant un peu plus, il discernait même son rythme cardiaque décousu.
« Dans tout ce merdier, t'es bien la seule chose sympa qui me soit arrivé alors tu peux rester, si tu en as envie... »
L'ange gardien voulut crier, au monde entier d'ailleurs, que c'était là son plus cher désir. Toutefois, il craignait de ne rajouter encore plus de peur dans la voix de Julien. Il inspira comme pour chercher ses mots, puis se dirigea vers la plaque de cuisson pour reprendre la tournée des crêpes.
« Je termine au moins ça, ce serait du gâchis de jeter le reste de pâte. »
Un gloussement dans son dos le frit frissonner. Sans oser le regarder encore, Tomas l'entendit se mouvoir. Il le devina se relever du pouf écrasé, se passer une main dans les cheveux comme pour retrouver une certaine contenance, et déduisit qu'il avait entreprit de mettre la table aux bruits des tiroirs et couverts. Tout près, là dans son dos. Un subtil frisson traversa son corps, pour mourir sur ses mains occupées. C'était une chose que d'être amoureux, c'en était une autre que de devoir se contrôler pour ne pas passer pour quelqu'un de cringe et flippant. Alors il tâcha de repousser ses sentiments loin au fond de son être, dans ce petit jardin secret fermement verrouillé; il gardait espoir de le rouvrir un de ces jours. Sa voix, qui surgit juste derrière son oreille, le fit presque sursauter.
« Va falloir que tu me donnes ton secret pour les réussir aussi bien, parce que moi quand je les fais bha ça ressemble à pas trop grand chose. »
Son souffle dans son cou lui fit l'effet d'une délicieuse torture. Il fit un pas sur le côté, et désigna la poêle d'un mouvement de tête tout en répondant avec beaucoup d'enthousiasme.
« Tout est dans le poignet et... » Un sourire malicieux fit écho à cette petite étincelle rebelle au fond de son regard. « ...il faut veiller à répartir correctement, comme ça, voilà. »
Tomas osa enfin se tourner vers son interlocuteur, qui l'observait faire avec une concentration sérieuse. Leur regard se croisèrent un bref instant, avant que l'un l'autre ne détourne la tête vers son occupation : l'un termina les crêpes en silence, l'autre acheva de mettre la table en murmurant plusieurs fois les indications en boucle comme pour les mémoriser. Quelques minutes plus tard, ils purent s'installer de chaque côté de la table basse.
L'ange sentit que son protégé avait des tas de questions aux bords des lèvres, mais il ne se risqua pas à le pousser. Pour un esprit aussi rationnel que le sien, c'était déjà bien assez compliqué d'embrasser une telle réalité. Il lui jetait des coups d'œil de temps à autre, prenant soin d'éviter tout contact physique impromptu quand il s'emparait de la confiture ou de la pâte à tartiner.
« Aaah, voilà un dimanche comme je les aime ! De la bonne bouffe, à la fois sucrée et salée ! »
Julien avait en effet sorti de son petit frigo jambon, fromage et semblait se régaler à alterner les saveurs. Ce tableau le fit sourire, ce qui accrocha visiblement le regard de son voisin de tablée. Celui—ci déglutit péniblement, puis s'essuya soigneusement la bouche en repliant sa serviette parfaitement sur la table avant de s'enfoncer dans le pouf, bras croisés et regard plus fermé.
« Bon, disons que ok tout ça existe. Maintenant, va falloir m'expliquer des choses, j'ai besoin de comprendre. »
Tomas enfourna rapidement la crêpe badigeonnée de chocolat, tâcha de ne pas s'étouffer en l'avalant goulument et s'essuya aussi les mains pour s'occuper les doigts. Il sentit son aile briller un peu plus, et espérait que ça n'éveillerait aucune question. Ne sachant par quel bout aborder la conversation, il encouragea son protégé d'un signe de tête avenant pour l'inciter à se lancer.
« Bon. Soit, là-haut il existe des anges. C'est ce que tu es, on est d'accord ? »
Julien haussa un sourcil à son acquiesement. En apparence, il démontrait une sérénité exemplaire -un calme à la Fil- mais au fond de son regard, le tourbillon de son esprit se déchaînait. Quelques micros gestes dans son comportement en témoignaient : un tressaillement de lèvres par—ci, un changement de position des jambes par-là. Il reprit son interrogatoire, très concentré.
« Et vous servez à... ?
— à guider les âmes. »
Sa réponse fut obscure, alors il s'empressa de développer en voyant le regard d'incompréhension se poser sur lui. Tomas essaya d'adopter une gestuelle rassurante : jambes et bras décroisés, l'air détendu. Il garda ses trémolos émus de voir ainsi Julien s'intéresser à lui, et entreprit de discuter avec lui d'une voix claire et posée.
« Pour commencer, les anges ne sont pas des êtres venus de nulle part. On nés avant tout humains, sur terre, comme toi. On commence par vivre une existence normale, comme tout le monde, avec ses hauts, ses bas, ses bonheurs, ses malheurs. Bref, la vie. Lorsqu'on meurt, notre âme s'élève vers les cieux pour ensuite arriver face au Comité des Cieux. Il s'agit d'une instance, d'un cercle composé de plusieurs êtres millénaires aussi vieux que l'Univers lui-même. Ils sont là depuis le début des temps, et le seront toujours; ce sont eux qui prennent toutes les décisions les plus importantes concernant l'Univers et son organisation. Les planètes, les espèces, les climats : ils ont tout orchestré et continuent encore aujourd'hui. Reprenons, quand on est morts on arrive devant eux. Et là, il se passe deux choses : dans un premier temps ils vont juger ton âme. Selon tes actions, selon tes pensées, selon tes choix de vie : toute ton existence est passée au peigne fin afin de savoir si tu es une bonne ou une mauvaise âme. Si le verdict tombe, et qu'il se trouve que ton âme est d'une noirceur à en faire pâlir l'obscurité, alors tu es envoyé illico presto en enfers et crois-moi tu n'as pas envie que je te parle de cet endroit.
— Pas vraiment non ! » Julien tressaillit, en remontant la monture argentée sur son nez.
« Il faut savoir que c'est une question d'équilibre. Le Comité des Cieux considère que si ton âme dépasse un certain seuil de noirceur, tu es irrécupérable donc catapulté dans les profondeurs infernales. Par contre, si ton âme ne touche pas ce seuil alors tu vas être renvoyé sur terre, pour une nouvelle existence afin de purifier davantage ton âme et éviter les enfers. On dit que tu deviens alors une âme en plein apprentissage, ce que tu es toi d'ailleurs. Et, quand tu reviens sur terre pour la seconde fois : tu oublies tout de ce passage devant le Comité des Cieux. Alors, on t'affuble d'un ange gardien; qui va être là pour t'aiguiller pour faire les bons choix; et réussir ton objectif, à savoir purifier suffisamment ton âme pour devenir ange à ton tour.
— Et en quoi c'est utile d'être de plus en plus nombreux chez les anges ?
— Dans les débuts, le Comité des Cieux n'avait crée que les Enfers. Et tout le monde allait là-bas, sauf que Satan lui-même a décrété que c'était injuste d'infliger toutes ces souffrances et douleurs à ceux qui pourtant n'avaient fait que des bonnes actions durant leur vie. Il est très à cheval sur l'équilibre celui—ci. Alors, le Comité à décider de fonder la Cité Angélique et le Paradis. Dans ce premier lieu tu peux devenir ange gardien, dans le second tu peux jouir de l'éternité pour faire tout ce que tu veux sans les contraintes qu'ont les humains. Donc, plus on est d'anges gardiens; plus on peut suivre des âmes en apprentissage pour les aider à éviter les Enfers. Plus on est nombreux, plus on peut sauver d'âmes en fait. Parce qu'une fois là-bas, c'est un chemin sans retour. Vraiment, pas comme dans les récits des écrivains aux imaginations débordantes : il n'existe aucun retour en arrière possible à partir du moment où on atterrit dans ces abîmes profondes. C'est un sort que je ne souhaite à personne, pas même à ma pire ennemie. »
Tomas ne put réprimer ce frisson d'effroi qui lui fit perdre quelques duvets et plumes. Il songea un instant à ce Puits, qui servait de seul lien entre la Cité Angélique et les Enfers : si on écoutait bien, on pouvait entendre les hurlements des suppliciés. Des cris qui glaçaient le sang et donnaient envie de gerber tant c'était difficilement supportable à l'écoute. Julien dû saisir toute l'effroyable atmosphère de cet endroit, car son visage avait perdu quelques couleurs. Il ouvrait et refermait la bouche plusieurs fois, sans émettre de son. Son regard s'était perdu dans ses pensées, tourmentés par ce qu'on venait de lui relater. Son protégé se mit alors à trembler de manière incontrôlée.
L'ange gardien ne put résister, bondit sur ses pieds pour aller s'agenouiller devant lui et poser une main réconfortante sur la sienne. Ce contact, chaud, doux, tendre, fut couplé à sa voix qui vibra de tout son amour, de toute sa chaleur.
« Ne t'en fais pas, je ferai tout pour que tu ne finisses pas là-bas. C'est ma mission. Je suis là pour te protéger.
— Ta voix... »
Julien le regarda droit dans les yeux, les écarquillant alors de compréhension. Son corps montrait des signes d'apaisement face à ce rapprochement familier. Tomas perçut l'emballement de son rythme cardiaque, et réprima un sourire malicieux. Son protégé chuchota alors quelques mots, quelques mots qui vinrent de nouveau enrober son cœur de ce miel doux, sucré, tendre.
« C'était toi, que j'ai entendu l'autre jour chez cette dame bizarre dans la boutique ésotérique. C'était toi... »
Ils se regardèrent en silence, comme hypnotisés par l'un et l'autre.