Arrivés à la brasserie des Champidors, apparemment connue pour ses fricassées de champignons, les jumeaux, Touma et les deux filles retrouvèrent Calib installé à une grande table en compagnie d’un Hypnotique habillé de magnifiques parures aux couleurs éclatantes. Son habillement contrastait avec ses cheveux d’un violet pâle et la fine bande rosée de son front. Leur ami Cornide les accueillit chaleureusement et les présenta à l’Hypnotique qui s’appelait Derken. Ce dernier était peu sympathique, n’adressant qu’un vague sourire aux deux frères, la tête dressée d’un air supérieur. Il fit signe au tenancier qui leur apporta rapidement des plats de salades aux champignons, avec un supplément de viande dans l’assiette de l’Hypnotique. Calib, l’air crispé par l’ambiance tendue, entama la conversation. Au cours de la discussion, Derken lui témoigna une grande estime pour ses Soins à plusieurs reprises. Bien que Kalan n’imaginât pas cet Hypnotique tendre la main à son prochain, il offrait apparemment des dons généreux au sanctuaire. Derken se montra également très intéressé par Touma qui lui expliqua avoir travaillé dans des lieux divers et variés. Les fillettes ayant rapidement fini leur plat et ne tenant plus en place, la Cornide s’excusa et s’en alla avec elles jouer dans le parc du sanctuaire. Elle adressa un clin d’œil encourageant aux jumeaux et sortit, Méa dans les bras et Chay sur les épaules. Ne sachant que dire dans la conversation qui se poursuivit, à part approuver les propos de Calib, Kalan adopta la posture de Nessan. Il se tint coi et observa cette nouvelle connaissance. Sa posture, son habillement, sa manière de s’exprimer indiquait un Elfe riche. D’après ce qu’il en savait, Derken ne faisait pas partie des grands propriétaires, il appartenait donc peut-être à cette classe désireuse d’entrer dans le groupe des puissants dont leur avait parlé Touma. Il n’adressait pas la parole aux jumeaux et les jaugeait comme une marchandise, mais leur sourit pourtant à diverses reprises. Kalan tenta de comprendre ce que leur valaient ces signes de gentillesse alors que tout le langage corporel de cet Elfe semblait crier sa supériorité. Le choix de ses mots également : « Les Sombres sont bons pour travailler, trouvons quelqu’un qui saura leur offrir une place à Réonde », disait-il. Derken avait beau aller dans le sens de la demande des jumeaux, Kalan se sentait irrité. Il paraissait mettre tous les Sombres dans une même catégorie de bons travailleurs. Savait-il que ses congénères étaient également des Elfes à part entière ? Et s’il voulait vraiment aider les jumeaux, alors qu’il leur trouve quelqu’un avec quinze fioles d’Indigo en trop et l’affaire serait réglée ! Les mots de Ligoth se rappelèrent à lui : « Le propriétaire chez qui vous travaillerez ne s’intéressera qu’à votre Force, souvenez-vous que notre valeur est ailleurs ». Le grand Sombre avait eu raison de leur offrir ce conseil. Kalan respira profondément, prenant exemple sur Nessan dont le regard était alerte. Il ne devait pas laisser la colère entraver ses capacités réflexives, mais Kalan ne comprenait pas cette attitude contradictoire de les ignorer, tout en leur souriant et voulant les aider. Derken s’excusa un instant, allant fumer une pipe qu’il avait soigneusement bourrée de tabac. Il proposa à Calib de l’accompagner à l’extérieur. En le suivant, le Cornide envoya un regard désolé aux jumeaux. Peut-être ne s’était-il jamais rendu compte de l’attitude de son ami envers les Elfes d’une race inférieure. Lorsqu’ils furent dehors, Kalan se tourna vers son frère.
— Il veut nous aider, mais il ne montre rien d’autre que du mépris, tu y comprends quelque chose, toi ? Tous les Hypnotiques sont comme ça ?
— Je me suis posé la même question. Je crois que ce Derken considère les Sombres comme des inférieurs, mais des inférieurs dont il faut s’occuper. Il pense qu’il est généreux de nous offrir de quoi être utiles, puisque c’est le mieux qu’un Sombre peut faire. Peut-être comme Lusa qui aide les hérissons à s’aménager un coin pour l’hiver ?
— Sauf que Lusa ne considère pas ces petites bêtes comme des inférieurs ni comme des objets utiles. Au contraire, si on approchait ou osait dire quoique ce soit, elle nous traquait avec une fourche pour qu’on ne dérange pas ses petits amis.
Le souvenir fit sourire Nessan qui acquiesça avant de poursuivre :
— Tu as raison, ce n’est pas la même chose. Disons que Derken nous apprécie comme des êtres inférieurs et que cela lui donne bonne conscience d’aider deux pauvres nuls comme nous. Je n’en suis pas sûr, mais si c’est bien le cas, reste silencieux. On le remerciera juste quand il faudra, mais moins on en dira et plus il croira qu’on est comme il nous imagine. Au moins, c’est facile !
— Parle pour toi, grommela Kalan.
Malgré tout, il savait que Nessan devait également prendre sur lui pour se laisser rabaisser sans rien dire. Les jumeaux se turent en voyant Calib et Derken revenir. Ils reprirent place autour de la table.
— Bien, déclara Derken. Le mieux que je puisse vous proposer serait de partir avec l’un de mes marchands dès demain matin pour rejoindre le faubourg d’Armekin. Il s’agit là d’un ami, propriétaire de terres entourant la capitale. Dans ses quartiers, on trouve les logements de ses employés, des boucheries, des terres cultivées et un hôtel de vente qui organise les échanges avec le centre de la capitale. D’après Calib, vous seriez très utiles dans les terres agricoles. Armekin n’est pas très regardant, il embauche les nouveaux venus et les renvoie si ça ne convient pas. Il engagerait même des Ceinturiotes s’il le pouvait !
Derken explosa de rire à sa propre plaisanterie. Tout le corps de Kalan se tendit, mais il parvint tout de même à offrir un sourire forcé à l’Hypnotique, imitant Nessan. Calib cacha son inconfort derrière un ricanement et répondit :
— Tu ne devrais pas dire de telles absurdités au sujet de ton ami, de fausses rumeurs pourraient lui porter préjudice !
— Tu as raison, c’est une plaisanterie entre nous, mais ne vous inquiétez pas, il ne ferait pas une chose pareille. Cependant, vous aurez un simple temps d’essai, il ne vous demandera rien d’autre. Cela vous conviendrait-il ?
— Oui, merci de votre aide, répondirent les deux frères en cœur.
— Ah, les jumeaux sont fascinants, ils peuvent même parler en même temps ! s’exclama-t-il.
« Comme n’importe quels Elfes qui se fréquentent depuis longtemps, gros nul », pensa Kalan, mais il lui présenta plutôt un sourire complice. Jamais il ne s’était autant retenu de sauter sur quelqu’un.
— Bien, poursuivit l’Hypnotique. Dans ce cas, je vous donne rendez-vous à l’aube à la sortie nord de Geld, juste devant mon entrepôt. Calib, pourras-tu leur montrer de quelle bâtisse il s’agit ? Je dois filer. Pour le repas, je vous invite, j’ai déjà prévenu le tenancier de l’ajouter à mon ardoise, je suis un habitué.
Derken s’en alla de sa fière allure dans ses fiers habits. Kalan était ravi de faire le trajet avec l’un de ses marchands et non avec ce personnage. Il prit une grande inspiration et expira longuement.
— Je suis désolé, leur dit Calib à voix basse. Certains Sombres au sanctuaire semblaient se méfier de Derken, sans que j’en connaisse toutes les raisons. Jusque-là, je ne réalisais pas le dédain qu’il portait à votre race… C’était une conversation des plus désagréable. Enfin, il est loin d’être le seul Hypnotique dans son genre. Cet Armekin sera pire encore, j’aime mieux vous prévenir.
— On devra s’y faire, soupira Nessan. Merci pour ton aide Calib, finalement, on arrivera dans les faubourgs de Réonde et c’est le plus important.
Kalan approuva les propos de son frère en hochant la tête puis ajouta :
— Et le repas était gratuit. Nessan et moi, on ne crache jamais sur les repas offerts par les gros nuls qu’on croise.
— C’est vrai qu’on ne s’est pas gêné jusqu’à présent, plaisanta Nessan.
Calib sourit avec eux, le cœur un peu plus léger. Il leur proposa de rejoindre sa famille à l’extérieur. Les deux frères profitèrent de jouer avec les deux petites Cornides et de rire avec Touma. Elle avait eu la même impression concernant Derken et les trois camarades ne se génèrent pas d’en faire l’objet de leurs plaisanteries. Les jumeaux avaient la gorge serrée à l’idée de se séparer de celle qui était devenue leur amie. Ils avaient beau ignorer la totalité de ses plans et l’endroit où elle voulait emmener sa famille, ils avaient une fine connaissance de sa manière de voir le monde. Les trois Elfes avaient traversé bien des événements inhabituels et difficiles ensemble : la traversée du tunnel, la rencontre de Naté et les steppes brûlantes avaient contribué à tisser de solides liens d’amitié. La nuit arriva bien trop vite à leur gout. Les frères firent d’ores et déjà leurs adieux aux deux fillettes qui ne se lèveraient pas pour leur dire au revoir le lendemain. Elles pleurèrent bien plus que ce que Kalan n’avait imaginé. Lui qui d’habitude épuisait son entourage avait été pour ces deux petites un compagnon de jeu infatigable comme chaque enfant en rêvait. Les deux frères regagnèrent leur chambre. Allongé dans le noir, Kalan ne put s’empêcher de demander :
— Ness, est-ce que tu as aussi l’impression qu’on va quitter Touma pour une place qui ne nous correspond pas ?
— Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Sa famille et la nôtre seraient en danger si on ne paie pas Turg.
— Tu crois que la garde retrouverait notre famille ? On n’a pas donné nos noms à Turg.
— S’il n’a pas insisté, c’est qu’il n’en avait pas besoin. Il sait bien qu’on a fait les trajets avec les marchands de Montet. Et on n’est pas beaucoup de petits jumeaux Sombres à y vivre !
— Tu as raison, on n’a pas le choix, il faudra lui donner cet Indigo de malheur. D’ailleurs, comment on va s’y prendre ? s’enquit-il, assuré que Nessan avait mieux écouté les paroles de Turg.
— Il va nous envoyer un messager qui fait les trajets entre Réonde et Caspis. Apparemment, c’est quelqu'un qui a des connaissances un peu partout et qui ne nous ratera pas.
— Je n’ai pas hâte de le rencontrer.
— J’ai surtout hâte de lui donner la quinzième et dernière fiole, admit Nessan
Kalan n’ajouta rien. Voilà à quoi allaient se résumer leurs vies dès demain : convoiter de l’Indigo. Ni l’un ni l’autre ne dormit beaucoup, se retournant sur leurs couches en quête d’une détente et d’une sérénité qui ne venaient point. Cependant, le matin tant redouté arriva et ils rejoignirent Touma et Calib dans leur cuisine, leur sac sur les épaules. Touma les enlaça tous les deux.
— Je reste avec les filles, je ne vous accompagne pas jusqu’à la sortie. Vous avez été une formidable rencontre. Je vous garde pour toujours dans mon cœur, avec l’espoir de vous revoir un jour. Soyez prudents et ne vous laissez pas abattre par Armekin et les conditions de vie auxquelles vous serez soumis. Vous êtes des Elfes de valeur et aucun Hypnotique n’a le droit de vous en faire douter.
Les deux frères la serrèrent dans leurs bras.
— Merci, Touma, répondit Nessan. Tu as été un guide pour nous, dans le tunnel comme dans cette partie du royaume. Les lumières que tu nous as offertes nous accompagneront bien au-delà des murs de Geld.
Kalan, les larmes aux yeux, opina de la tête. Il n’avait pas envie de la quitter. Pourtant, les jumeaux rompirent leur étreinte et suivirent Calib à l’extérieur. Celui-ci embrassa sa femme dont les joues étaient mouillées de larmes. Pour une fois, Kalan n’était pas le seul à pleurer.
— Non, attendez, appela Touma et les frères se tournèrent vers elle. Attendez… Vous… Vous pouvez encore changer d’avis et vous enfuir. Je vous aiderai.
— On aimerait se libérer de notre dette et retourner chercher notre sœur pour qu’elle ait une vie sereine de ce côté-ci de Linone, rappela Nessan. Si on s’enfuit, est-ce qu’on pourra lui offrir tout ça ?
— Non, nous pourrions aller la chercher, mais elle aurait une vie de fugitive également.
— Dans ce cas, nous refusons ton offre, regretta Kalan.
— Deux ans, déclara la Cornide. Je vous laisse deux ans pour refaire votre vie à Réonde. Envoyez un pigeon à Jamila, elle paie ceux que Caspis a placé à Réonde et elle m’informera de votre réussite. Mais si je n’ai aucune nouvelle dans deux ans, j’irai dans les faubourgs pour vous retrouver.
Cette déclaration serra la gorge de Kalan. La vie des faubourgs avait l’air réellement terrible. Mais ce fut l’amitié de Touma qui l’émut le plus. Ne sachant que dire, les jumeaux opinèrent puis suivirent Calib.
Derken est vraiment tel que je l'imaginais, pédant mais se rêvant grand seigneur.
J'ai trouvé sa formulation atypique, « Les Sombres sont bons pour travailler" (on aurait plus attendu "sont de bons travailleurs", ou "sont durs au labeur/à la tâche"). Ça m'a questionné, surtout qu'après tu fais le parallèle avec les animaux. J'ai pensé aux ânes, y a un peu de ça dans le rapport des Hypnotiques aux robustes Sombres.
"Il ne devait pas laisser la colère entraver ses capacités réflexives"
-> ici comme d'autres moments, on sent légèrement dans ta plume le professionnel passionné qui parle (je t'ai jamais fais la remarque car ce n'est pas gênant, ça donne un style et tu ne tombes jamais dans le jargon non plus). Je me suis dit, n'importe qui aurait dit "la colère lui embrouiller l'esprit ", ça m'a fait sourire.
"Il veut nous aider, mais il ne montre rien d’autre que du mépris, tu y comprends quelque chose, toi ? Tous les Hypnotiques sont comme ça ?"
-> j'aime bien que les jumeaux tombent un peu dans le piège du jugement eux aussi, alors qu'ils étaient fâchés d'être mis "tous dans le même sac" un peu plus tôt. On voit à quel point il est facile de tomber dans le piège du sectarisme.
— Merci, Touma, répondit Nessan. Tu as été un guide pour nous, dans le tunnel comme dans cette partie du royaume. Les lumières que tu nous as offertes nous accompagneront bien au-delà des murs de Geld.
J'aime beaucoup qu'il refasse référence au passage du tunnel, où elle a été si souvenante avec eux. c'est une belle phrase, et c'est aussi
La séparation à la fin est très émouvante. J'ai aimé cette phrase : "Les lumières que tu nous as offertes nous accompagneront bien au-delà des murs de Geld.", le terme de lumière est très polysémique ici, on le sent bien. Personnellement j'aurais écrit un truc du style "je suis sûr que le souvenir de ta voix nous aidera à traverser les moments sombres, comme elle a sut le faire dans le tunnel" (c'est mon petit côté mélo sans doute ;) ), en tout cas c'est l'image que j'ai eu en te lisant.
Le petit point coquilles et détails, pour finir :
- "Dans ses quartiers, on y trouve" -> enlever "y"
- "un hôtel de vente qui organisent" -> qui organise
- "petits Sombres jumeaux" -> jumeaux Sombres plutôt ?
- "on n’a pas le choix de lui donner cet Indigo de malheur" -> "on n'a pas d'autre choix que celui de lui donner..." ?
- "Je me réjouis surtout de lui donner la quinzième et dernière fiole" -> me réjouirai ?
À tout bientôt :)
Derken n'est pas très sympa en effet :P Kalan et Nessan n'ont pas pu cotoyer beaucoup d'Hypnotiques chaleureux pour le moment ;)
Merci pour les coquilles aussi !