Entre les déductions de Lisandra et l’altercation avec Cogh, la sécurité qu’Hayalee avait cru retrouver sur l’Ilmari n’était plus qu’un doux souvenir. L’idée que l’équipage compte peut-être un traître dans ses rangs la hantait chaque fois qu’elle se trouvait en compagnie des marins. Elle avait du mal à ne pas les dévisager en se demandant lequel d’entre eux aurait bien pu les trahir. Certainement pas Naarii, il était beaucoup trop gentil… Freyja ? Jamais de la vie, elle était trop dévouée au capitaine et à l’Alliance… Pontos alors ? Trop droit… Dug était trop doux, Kupu trop honnête, Addok trop drôle… Au final, Hayalee n’arrivait pas à envisager que l’un d’eux ait pu les trahir. Exception faite de Cogh.
Ce dernier n’avait plus essayé de les provoquer depuis la crise de panique d’Hayalee, il semblait même faire tout son possible pour les éviter. Les regards qu’il leur lançait avant de disparaître dans les cales, en haut du mât ou par-dessus bord étaient néanmoins plus noirs que jamais. Hayalee n’avait aucun mal à l’imaginer révéler l’adresse des Mil’Sina à qui voudrait contre une poignée de joyaux – ou de billets. Saru était plus mitigé sur la question. Même s’il admettait qu’il ne serait pas surpris d’apprendre que Cogh vendait des informations, il était prêt à suspecter jusqu’au plus sympathique des hommes. Ce à quoi Lisandra ajouta que, si Cogh était un espion, se montrer distant et détestable comme il le faisait était une bien piètre tactique à adopter.
Hayalee, Saru et Lisandra se retrouvèrent plus d’une fois pour en discuter, loin des regards et des oreilles, dans leur cabine ou au fin fond du navire. Hayalee et Saru songèrent à partager leurs inquiétudes avec le capitaine – s’il y avait un traître parmi eux, il serait bon qu’il le sache – mais Lisandra les en dissuada.
— Et si c’était lui, l’espion ? leur avait-elle fait remarquer au milieu des sacs d’épices, de sucre et de café. Ce n’est pas parce qu’il est le plus haut gradé qu’il est plus digne de confiance. Sans compter que la fuite ne vient peut-être même pas de l’Ilmari.
Hayalee se raccrocha à cette pensée. C’était plus facile de se dire que le coupable était un sombre inconnu, loin sur l’île des réfugiés, qu’une des personnes avec qui ils avaient passé tant de temps et de bons moments – et continuaient à partager leurs repas.
— De toute façon, personne sur le bateau ne connaissait les détails de votre mission, n’est-ce pas ? avait demandé Lisandra. Personne ne savait pourquoi vous veniez à Mas ni où vous vous rendiez ?
— Euh… ben on a quand même dû dire qu’on devait aller à Uwata quand on a accosté, comme on savait pas trop comment s’y rendre…
Lisandra les avait considérés comme s’ils étaient les deux plus grands imbéciles de toute l’Histoire de l’humanité.
— Je ne vais même pas vous demander si vous avez veillé à garder les informations qu’on vous a confiées sur ma famille en lieu sûr ou si vous avez simplement laissé traîner le rouleau au milieu de vos chaussettes…
— Là, tout de suite, j’ai bien une idée de lieu sûr où je pourrais le carrer, avait grommelé Saru en retour.
L’ironie était que Saru s’était lui-même moqué d’Iltaïr quand le commandant lui avait remis le rouleau de parchemin en question, assurant qu’il ne le laisserait pas traîner sur une chaise. Sans être allé jusque là, la minuscule cabine dans laquelle lui et Hayalee logeaient ne possédait pas de verrou. N’importe qui aurait pu s’y introduire, fouiller le sac de Saru et jeter un œil au parchemin. Le fouineur aurait alors su qu’ils allaient rencontrer les Mil’Sina et où ces derniers se cachaient.
Bien qu’ils décidèrent de rester à l’affût d’indices pouvant trahir la présence d’un espion, leur nervosité et leur vigilance décrurent malgré eux avec les jours, endormies par les corvées et le train-train de la vie sur l’Ilmari. La tension ne revint les gagner à son maximum qu’au vingt-sixième jour, lorsque Naarii s’écria, après midi :
— Terre en vue !
Hayalee et Saru s’empressèrent d’empaqueter leurs affaires et retournèrent sur le pont pour assister les marins dans leurs manœuvres. Les Mil’Sina et les autres passagers du navire en firent autant et, bientôt, tout le monde se retrouva à tirer à l’unisson sur les bouts. Les deux bras passés autour d’un tronçon de corde, Anja faillit s’envoler quand la grand-voile se gonfla. L’Ilmari vira légèrement de bord et fendit les vagues, droit vers les reliefs qui grossissaient contre l’horizon.
Hayalee reconnut la silhouette de l’île des réfugiés : son plateau verdoyant au nord et sa montagne conique qui descendait en crête vers le sud. Sans oublier l’îlot en croissant de lune qui émergeait plus loin encore, sur la gauche. La tour d’envol se dressait comme un doigt en aval du cratère, cernée par un essaim de petits points virevoltants. Hayalee et Saru échangèrent un regard tandis qu’ils aidaient à border une écoute.
Ils s’étaient résolus à aller trouver Iltaïr sitôt qu’ils auraient mis pied à terre. Si l’Alliance avait été infiltrée, il fallait en informer le commandant au plus vite.
Les toits bombés, pointus ou recourbés de la ville des réfugiés grossirent petit à petit dans l’ombre du volcan. Quand le quatre mâts fit enfin son entrée dans le port, le soleil était bas dans le ciel et les quais couverts de monde.
L’Ilmari accosta sous les applaudissements et les huées de bienvenue. Les marins achevèrent d’immobiliser le bateau, sourire aux lèvres. Ils étaient heureux d’être de retour. Heureux et fiers. L’effervescence était palpable et Hayalee mesura pleinement combien les ressources qu’ils rapportaient étaient primordiales pour les habitants de l’île.
— Ça va être la fête, ce soir, confirma Saru.
Eux avaient plus d’une tâche à accomplir avant de pouvoir se détendre.
Hayalee et Saru ne furent pas mécontents de découvrir que l’Alliance avait envoyé un petit comité pour accueillir les Mil’Sina, leur épargnant la corvée de les guider jusqu’au Poste. Ils reconnurent sans mal la haute silhouette de Taka, sur le quai, en compagnie de deux sentinelles et d’un homme à l’allure élégante.
Drapé d’une toge grise qu’il portait par-dessus un pantalon et une chemise, les cheveux coiffés en catogan et le regard perçant : si Hayalee ne se trompait pas, cet homme n’était autre que le commandant de la section scientifique.
— Madame Sigrune, Maître Mil’Sina, salua-t-il à leur approche.
— Ah ! Maître Edis, je présume ? renvoya monsieur Mil’Sina en lâchant ses bagages à ses pieds. Quelle joie de vous rencontrer enfin !
Monsieur Mil’Sina avait enfilé un joli tishuun pastel et océan pour l’occasion. Hayalee l’avait rarement vu aussi habillé ni aussi bien coiffé. La poignée de main qu’échangèrent les deux hommes faillit bien ne jamais en finir, mais Taka se montra de loin le plus enthousiaste de tous. Le jeune homme fut si pressé de recevoir sa part de salutation qu’il trébucha sur un sac et finit dans les bras de madame Mil’Sina.
— C’est vraiment un honneur de vous avoir parmi nous, dit le commandant Edis après que Taka eut fini de se répandre en excuses. Bien que les circonstances de votre venue soient tout à fait regrettables… Mais nous ferons tout pour assurer votre confort. Nous possédons une très bonne école, où votre fille pourra étudier, ainsi qu’un hôpital… Madame, vous êtes diplômée en soin, n’est-ce pas ? Si vous le permettez, j’aimerais vous présenter au Docteur Avicenne un peu plus tard…
— Vous vous en occupez, alors ? lâcha Saru.
Il s’était efforcé d’adopter un ton poli, mais son impatience à se débarrasser des Mil’Sina et de leurs bagages était un peu trop flagrante.
— Oui oui, merci pour vos services, les enfants, répondit distraitement le commandant.
Hayalee et Saru avaient achevé leur mission – ou ce qu’était devenue leur mission : ils avaient amené les scientifiques et leurs recherches à bon port. Monsieur Mil’Sina tenait le précieux volume contre lui et le commandant Edis parlait déjà de le laisser présenter ses travaux à l’équipe de la section scientifique.
Bien qu’ils aillent tous dans la même direction, Saru se montra peu enclin à attendre que les adultes aient fini de bavasser et il fit signe à Hayalee de le suivre. Ils s’éclipsèrent sans que personne n’y prenne garde, hormis Lisandra qui les regarda s’éloigner dans la foule, sourcils froncés.
Les marins étaient descendus pour embrasser famille et amis et Hayalee sourit à plusieurs d’entre eux en partant. Elle vit Dug entouré d’une tripotée d’enfants et aperçut Addok, pas loin de suffoquer dans les bras d’une femme qui devait être sa mère. Puis elle croisa le regard de Naarii, une petite fille accrochée au cou, en grande conversation avec un autre homme. Il lui lança un clin d’œil auquel elle répondit par une risette.
Remontant le quai dans le sillage de Saru, Hayalee leva les yeux pour admirer une dernière fois l’Ilmari, le cœur déjà gonflé de nostalgie. Ce qu’elle vit atténua son allégresse.
Cogh était resté sur le navire, petite silhouette solitaire perchée sur le bastingage. Le dos tourné à l’agitation, il fixait les vagues. Sur les quais, personnes ne semblait l’attendre. Hayalee détourna la tête et pressa le pas pour ne pas se faire distancer par Saru.
— J’espère qu’Iltaïr est là, s’inquiéta celui-ci.
— Il y a des chances que non ?
— En théorie, les commandants restent à la base pour chapeauter les opérations, mais Iltaïr… il tient difficilement en place.
Délivrés de la masse qui se pressait autour du quatre mâts, ils avancèrent d’un pas résolu vers la sortie du port. Ils avaient à peine mis le pied dans la grand-rue qu’une voix lança, dans leur dos :
— Vous avez l’intention d’en parler à quelqu’un, alors ?
Hayalee et Saru se retournèrent d’un même mouvement.
Lisandra les avait rattrapés, semant par la même occasion ses parents. Saru roula des yeux.
— Tu devrais pas être avec ta famille ? Qu’est-ce que tu veux ?
— M’assurer que vous ne fassiez rien d’irréfléchi.
Son aplomb stupéfia Saru, qui mit quelques secondes à répondre :
— T’es gentille, mais je sais ce que je fais. J’ai grandi ici, je connais bien les gens et je sais à qui on peut faire confiance.
— Tu sais, ou tu crois ? dit Lisandra. Il y a une différence fondamentale.
— Tu commences à me courir sur le radis. Qu’est-ce que ça peut te faire, de toute façon ? C’est le problème de l’Alliance, pas le tien.
— Ma famille remet sa sécurité aux mains de l’Alliance, répliqua-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Et c’est parce que vous ne savez pas garder des informations secrètes qu’on en est là.
— Ça va, arrête ton numéro. Comme si t’étais pas contente d’être là.
Les sourcils de Lisandra se haussèrent, puis un sourire vint nuancer la surprise, à croire qu’elle avait affaire à un singe qu’elle découvrait capable d’additionner deux et deux. Laissant tomber le masque, elle avoua :
— Si vous avez l’intention de rapporter mes déductions à quelqu’un, alors j’aimerais y prendre part.
— Pourquoi ? lâcha Saru avec un rire incrédule. Tu crois que c’est une compétition ? Tu t’attends à recevoir un bon point et les félicitations de la maîtresse ?
— Tu sous-entends que mon comportement est puéril ? C’est toi qui fais preuve d’une naïveté enfantine si tu t’imagines que l’Alliance ne prête pas attention à ce genre de détails.
Saru ouvrit la bouche pour surenchérir.
— Il y a quelqu’un qui nous regarde, souffla Hayalee.
Debout dans l’ombre de la venelle qui longeait le port, un petit garçon les observait fixement. Lisandra et Saru suivirent le regard d’Hayalee et l’expression de ce dernier s’éclaira en avisant le guetteur.
— Évidemment, marmonna-t-il.
Il amorça un pas dans sa direction. Le garçon fit volte-face et détala.
— Eh !
Saru s’élança à sa poursuite. Aussi perplexe l’une que l’autre, Hayalee et Lisandra coururent dans son sillage.
La rue montait, et la distance se creusa entre eux et le gamin qui cavalait pieds nus sur les pavés, sautait les marches d’escaliers avec la légèreté d’une brise. Saru eut beau le héler, il ne daigna pas ralentir et les entraîna en haut de la côte. Hayalee en serait bien restée là, mais le garçon bifurqua sur la falaise et Saru ne voulut pas en démordre. Ils le suivirent le long du chemin balayé par le vent, jusqu’au phare noir qui se dressait seul au bout du pic.
— À quoi il joue ? pesta Saru alors que le garçon disparaissait dans le phare après un grand sourire jeté à leur adresse.
— Tu… connais ce gamin ? haleta Hayalee.
Saru grommela.
— C’est pas un gamin.
— Est-ce que c’est lui ? demanda Lisandra, l’œil brillant d’avidité.
— Lui qui ? s’impatienta Hayalee.
Mais Saru était déjà reparti et Lisandra en fit autant. Si la curiosité n’avait pas été si forte, Hayalee se serait résolue à les attendre au pied de la tour.
Les trois adolescents gravirent l’escalier qui s’enroulait au cœur de l’édifice, Lisandra et Saru avalant les marches quatre à quatre, Hayalee à la traîne, soufflant comme un auroch. Ils débouchèrent dans une cabine, toute en acier et en verre. Une imposante lampe à huile trônait au centre de la pièce, cernée par un savant jeu de lentilles et de glaces qui retinrent un instant l’attention de Lisandra. Hayalee, pour sa part, fut nettement plus préoccupée par ce qu’elle aperçut au-delà des fenêtres.
Le garçon se tenait debout sur le garde-fou encerclant la tête du phare, bras écartés au vent.
— Ça t’amuse de nous faire courir ? fit Saru, le souffle court.
À son approche, le petit garçon tendit une jambe, puis donna une impulsion qui le fit pivoter face à eux. Hayalee étouffa une exclamation de panique en le voyant osciller au-dessus du vide.
— Un peu, oui, avoua le gamin d’une voix rieuse.
Maintenant qu’elle l’observait de près, Hayalee lui trouvait quelque chose de familier. Et de bizarre. Pour commencer, la tignasse de cheveux qui avalait son front et ses oreilles était grise. Elle ne lui aurait pourtant pas donné plus de dix ou onze ans. Ses vêtements paraissaient trop grands pour son corps. Son maillot de corps lui tombait sur les cuisses et était flanqué de lacets serrés au maximum, sur les épaules et le long de son buste. Il portait un caleçon d’adulte en guise de pantalon. Ce fut la cicatrice en travers de son visage qui acheva de perturber Hayalee.
Baissant les yeux sur la main droite du garçon, elle trouva son avant-bras et sa paume couverts de bandages dont s’échappaient seulement le pouce, l’index et le majeur. Ahurie, Hayalee agrippa la manche de Saru et lui bafouilla à l’oreille :
— C’est… c’est… est-ce que c’est… ?
Si le petit jeu du garçon avait entamé l’humeur de Saru, la réaction d’Hayalee lui redonna le sourire.
— Bon sang, c’est vrai, dit-il en pouffant. T’avais pas encore vu Iltaïr aussi jeune.
Hayalee dévisagea le garçon de très longues secondes, cherchant la supercherie dans ses petits yeux noirs. Des yeux à la fois espiègles et graves. Elle ne connaissait qu’une personne avec un tel regard.
Moue sur le visage, le gamin Iltaïr se laissa tomber assis sur la barrière et se pencha exagérément en avant.
— Vraiment ? C’est la première fois que tu me vois sous cette apparence ?
Il s’ébouriffa la tignasse, contrit, et la ressemblance avec Iltaïr fut soudain frappante.
— Mince alors, j’étais persuadé de t’en avoir parlé. Comme tout le monde ne sait pas que je peux redevenir enfant, cela me permet d’aller et venir un peu plus tranquillement, mais si j’avais réalisé, j’aurais fait l’effort de revenir à un âge plus mûr.
Sa voix avait beau être plus aiguë et son attitude enfantine, sa façon de parler ne collait pas du tout avec son apparence, ce qui n’aida pas Hayalee à s’en remettre.
— Revenir ? répéta-t-elle.
« Il est beaucoup plus vieux qu’il en a l’air, mais il n’est pas vraiment immortel : il peut mourir de vieillesse et il peut être tué », lui avait confié Saru. Ça n’avait eu aucun sens, pour Hayalee. À présent, elle croyait comprendre.
— Tu… vous pouvez rajeunir et revieillir ?
— Tu as passé un mois ici et tu ne le savais même pas ? s’en mêla Lisandra.
Pour toute réponse, Hayalee lança un regard accusateur à un Saru beaucoup trop content de son effet. Lisandra en profita pour avancer vers Iltaïr et prendre la parole.
— Excusez-moi, on ne se connaît pas. Je suis…
— Lisandra, la fille aînée de Wilhelmine et Amata ? devina-t-il.
Il se redressa et lui offrit une main qu’elle serra sans se faire prier. Le tableau fut franchement déroutant. L’adolescente dominait le garçon, mais il dégageait autorité et assurance : un enfant qui aurait imité un adulte avec une telle justesse qu’elle en était dérangeante.
— Quel âge avez-vous en réalité ? demanda Lisandra. J’ai lu dans les papiers de mon père que le processus de vieillissement ne pouvait pas excéder les années que vous avez réellement vécues, mais si vous avez déjà dépassé l’espérance de vie d’un Descendant, que se passerait-il si vous récupériez votre âge réel ? Le descriptif qu’on nous a fait parvenir était assez avare en précisions. J’imagine que vos organes cesseraient de fonctionner et que vous mourriez… Est-ce qu’il y a des limites à votre rajeunissement ? Est-ce que vous pouvez faire ça autant de fois que vous le désirez dans une journée ? Par paliers ou d’un seul coup ?
À la place d’Iltaïr, l’avalanche de questions et la facilité avec laquelle Lisandra évoquait sa possible mort par vieillissement accéléré auraient mis Hayalee très mal à l’aise, mais le commandant ne se départit pas de son sourire. Au contraire, il plissa les yeux, fixant Lisandra avec une intensité et une curiosité presque égales.
— Ça alors, dit-il. Tes parents ne nous avait pas dit que tu étais une Descendante.
Sa main encore dans celle d’Iltaïr, la jeune fille cilla. Il lui fallut un temps remarquablement long, à l’échelle d’une Lisandra, pour reprendre contenance.
— Qu’est-ce qui m’a trahie ? dit-elle en laissant retomber son bras.
Le petit garçon eut un sourire malicieux.
— Je pourrais te donner la réponse, mais quelque chose me dit que tu ne seras jamais aussi satisfaite qu’en la découvrant par toi-même.
La poitrine de Lisandra se souleva et elle lorgna Iltaïr, un mélange d’admiration et de défiance dans l’œil.
— Vous en avez rencontré d’autres, n’est-ce pas ? Des Descendants de Kahilyar ?
— Quelques uns, oui, confirma Iltaïr. Dont ton arrière-arrière-grand-mère. Tu es son portrait craché.
Le garçon soutint son regard une poignée de secondes supplémentaires, puis se tourna vers Hayalee et Saru. Ses prunelles noires se promenèrent sur leur visage respectif, s’attardant sur la cicatrice qui barrait la tempe droite de Saru.
— Je suis soulagé de vous retrouver sains et saufs. Je guettais votre retour, j’ai cru comprendre que vous avez rencontré des difficultés.
— C’est peu dire, grommela Saru en rabattant sa capuche sur sa tête.
Iltaïr descendit de son perchoir pour s’asseoir contre la barrière et les invita à en faire autant.
— Racontez-moi. Ici, personne ne viendra nous déranger.
L’endroit semblait plutôt étrange pour tenir une conversation, mais Saru, Hayalee et Lisandra s’assirent autour du commandant sans discuter. La brise marine leur ébouriffait les cheveux. Dans le dos d’Iltaïr, ils apercevaient les mâts des bateaux qui pointaient vers un ciel de plus en plus pâle et les toits disparates de Ryilni qui s’étalaient jusqu’au volcan.
Saru prit sur lui de se lancer dans le récit de ce qui leur était arrivé chez les Mil’Sina. Lisandra compléta les zones d’ombre en relatant comment le mercenaire s’était attaqué à sa famille pendant qu’Hayalee et Saru luttaient dans le port. Saru eut toutes les peines du monde à lui reprendre la parole. Il se résigna à se taire quand elle rapporta, sans la moindre considération, qu’il avait perdu connaissance après s’être pris un coup à la tête.
Iltaïr les écouta avec une attention surprenante pour un enfant. Hayalee baissa les yeux et serra les dents chaque fois qu’il fut question de ses bourdes. Elle redouta particulièrement la réaction du commandant en apprenant qu’elle avait poussé Lisandra à poursuivre le mercenaire avec elle. La figure du petit garçon resta insondable. Il attendit que Lisandra soit arrivée au bout de l’histoire pour reprendre la parole.
— Eh bien… vous avez eu beaucoup de chance d’en réchapper, fit-il avec le plus grand sérieux. Ce Descendant qui vous a malmenés, avait-il les cheveux blancs ?
— Oui, répondit Lisandra. Un ma’kawi. Un habitant de l’île de Kawi, expliqua-t-elle pour Hayalee et Saru, reconnaissables à leurs cheveux blanc.
Un pli soucieux apparut entre les sourcils d’Iltaïr, déformant sa cicatrice.
— Pas de doute possible alors : vous avez eu affaire à Kuka. C’est un mercenaire bien connu, dans l’archipel. Un des meilleurs, méticuleux et astucieux. Il n’est pas du genre à tuer à la légère, mais je suis tout de même surpris qu’il en soit resté là. Il n’a pas pour réputation d’échouer quand on lui confie une mission.
— Il aurait pu nous tuer, confirma Lisandra. Mais il ne l’a pas fait, même quand ça lui aurait facilité la tâche. Je me demande si…
— Oui ? l’encouragea Iltaïr, l’air très intéressé par ce qu’elle avait à dire.
Lisandra parut hésiter à aller au bout de sa pensée, ce qui était bien une première.
— Iltaïr, commença Saru en se penchant vers lui, on s’est demandé si…
Lisandra se racla bruyamment la gorge.
— Lisandra nous a fait nous demander, corrigea-t-il, comment ces types ont pu trouver où se cachaient les Mil’Sina ?
— Qui avait accès à cette information ? interrogea cette dernière avant que Saru ait pu aller plus loin.
Bras croisés sur la poitrine, le gamin Iltaïr se laissa aller contre les barreaux rouillés et leva les yeux au ciel.
— C’est une très bonne question, dit-il. En dehors des membres chargés de jouer les intermédiaires, des commandants en chef des différentes sections et du chef suprême de l’Alliance, personne n’a accès aux identités et lieux de résidence de nos alliés.
— Et qui savait pour la mission de Saru et Hayalee ?
— Moi, évidemment, et le commandant Edis. Cela dit, il a probablement communiqué l’heureuse information de l’arrivée imminente des travaux de ton père à toute la section scientifique.
— Hum…
Le regard toujours posé sur Iltaïr, Lisandra ne semblait plus le voir. Elle commença à se ronger l’ongle du pouce, plongée dans ses réflexions.
— Je vois deux possibilités, souffla-t-elle. Soit quelqu’un pouvant savoir que nous vivions à Uwata a vendu l’information – autrement dit notre intermédiaire à Kilikas, un commandant en chef ou le chef de l’Alliance –, soit ceux qui ont mandaté ces deux mercenaires savaient simplement que l’Alliance allait envoyer quelqu’un récupérer les travaux de mon père et ils se sont servis de Saru et Hayalee pour découvrir où nous nous cachions. Dans ce cas, la fuite pourrait venir d’un membre de la section scientifique, de l’équipage de l’Ilmari, ou Saru et Hayalee pourraient même avoir été suivis à leur arrivée à Kilikas.
— Voilà qui fait un certain nombre de suspects, dit Iltaïr, sur le ton de celui qui commentait la météo.
— Je sais pas si t’as bien saisi, intervint Saru, mais ça veut dire que l’Alliance a des traîtres dans ses rangs.
— Oui, c’est fâcheux.
Saru battit des cils, désarçonné par le manque de réaction du commandant.
— Tu savais déjà ?
Le silence d’Iltaïr parla pour lui. Il frotta son menton imberbe et confia :
— Il n’est pas besoin d’être un Descendant de Kahilyar pour en arriver à cette conclusion. D’autant plus que vous n’êtes pas les premiers à se voir ennuyer par des gêneurs qui n’auraient pas dû être là. Une fois, il aurait pu s’agir d’une coïncidence, deux fois, ça commence à devenir suspect, mais trois…
— Ça confirme vos soupçons, conclut Lisandra.
Un instant, on entendit plus que les clameurs mêlées du port et des rouleaux qui se fracassaient contre la falaise.
— C’est pour ça qu’on a cette conversation en haut d’un phare ? lâcha Saru en haussant un sourcil perplexe.
— Les murs ont des oreilles, dans les souterrains, confirma le commandant. Eh puis, on ne respire pas, dans ce bureau…
— Qu’est-ce que tu comptes faire, alors ?
— Hum… je crois qu’il faudrait que je vérifie les cheminées d’aération. Les oiseaux ont tendance à faire leur nid sous le chapeau.
Hayalee pouffa de rire tandis que Lisandra fronçait le nez et que Saru roulait des yeux.
— Pour le traître ! s’énerva ce dernier.
— Eh bien, je vais mener ma petite enquête, dit Iltaïr. Ce qui m’inquiète le plus, ce n’est pas tant de savoir d’où vient la fuite, mais à qui elle profite…
— T’as des idées ?
— Quelques unes, oui, éluda-t-il. Et vous ?
Les trois adolescents échangèrent un regard sous l’œil perspicace d’Iltaïr. Ils en avaient beaucoup discuté et, à chaque fois, la conclusion avait été la même : ils n’en savaient pas assez pour pointer du doigt un coupable.
— Ben… commença Saru. C’est pas vraiment une preuve, mais on s’est quand même dit que Cogh avait pas l’air d’une fidélité à toute épreuve.
— Ah, Cogh. Ce n’est pas un garçon facile, c’est vrai. Mais j’en connais d’autres.
L’allusion fit gigoter Saru. Hayalee s’attendit à ce qu’il mentionne leur accrochage avec Cogh, mais il n’en fit rien.
— Cela dit, détrompe-toi, fit Iltaïr. Il y a une personne ici à qui Cogh témoigne beaucoup de respect : mon second, Liem Frowin – c’est Liem qui l’a recruté. Je verrai avec lui s’il peut toucher deux mots au petit.
Cette phrase sonna particulièrement étrange dans la bouche d’un garçon de dix ans. Sur quoi, Iltaïr se redressa, dominant un instant les trois adolescents.
— Soyez gentils de ne pas ébruiter tout ça, dit-il tandis qu’Hayalee, Saru et Lisandra se levaient à leur tour. Ça ne ferait qu’engendrer la panique et la paranoïa. L’Alliance s’est déjà trouvée déchirée par des trahisons et des conflits internes, et ça n’était pas beau à voir. Nous en payons encore le prix aujourd’hui…
— Vraiment ? fit Lisandra, intéressée.
Leur curiosité fit sourire le commandant, mais son regard sembla les mettre en garde.
— Je comprends que vous vous sentiez concernés, mais je ne veux pas que vous vous en mêliez davantage. Laissez-moi m’occuper de cette affaire, vous en avez bien assez fait les frais. Si je m’étais douté que des gens aussi dangereux puissent en avoir après les travaux des Mil’Sina…
— Tu nous aurais pas envoyés, compléta Saru en donnant un coup de pied dans un éclat de roche.
— Et ç’aurait été une erreur de ma part, acheva Iltaïr.
Saru releva le nez de ses chaussures, l’œil rond.
— Vous vous en êtes remarquablement bien tirés, je dois dire.
— T’es sérieux ?
— On ne peut plus sérieux. Les Mil’Sina ont dû quitter l’archipel, mais ce n’est pas de votre fait. Ce que je vois, c’est que grâce à vos efforts combinés, non seulement personne n’a été gravement blessé, mais vous avez également réussi à empêcher le vol.
Visage levé vers Saru, le petit Iltaïr acheva, une note de regret dans la voix et une étincelle dans l’œil :
— Il est bel et bien temps que je te laisse partir en mission.
Hayalee réprima un sourire face à la joie mal dissimulée de Saru. Ils n’avaient pas eu besoin d’en discuter pour qu’elle comprenne qu’il redoutait de voir Iltaïr revenir sur sa décision. Avec cette mission, Saru avait espéré faire ses preuves. Si, de l’avis d’Hayalee, il s’en était héroïquement sorti, elle savait qu’il n’en aurait pas dit autant. Il ne fallut d’ailleurs pas longtemps pour que son scepticisme ternisse sa joie.
— J’ai eu beaucoup d’aide, quand même, objecta-t-il. C’est surtout à Hayalee et Lisandra qu’on doit d’avoir récupéré les travaux.
Hayalee lui en aurait donné des coups de pied.
— Saru… pourquoi crois-tu que les membres de l’Alliance agissent en équipe ? fit Iltaïr, sur un ton paternaliste extrêmement troublant. Si tu espères te sortir de toutes les situations par tes seuls moyens, tu seras mort avant d’y parvenir.
La réponse ne sembla pas satisfaire l’intéressé, qui haussa les épaules et tira un peu plus sa capuche sur son front. Iltaïr soupira.
— Allez vous reposer, vous l’avez bien mérité.
Lisandra ouvrit la bouche, visiblement loin d’en avoir fini avec le commandant, mais ce dernier lui tira la carpette sous les pieds :
— Viens me voir demain, à mon bureau.
Lisandra referma la bouche et acquiesça. Ce n’était pas déplaisant de la voir se faire moucher par un môme.
— Je vous remercie d’être venus vous confier à moi, ajouta-t-il. Je me chargerai de rédiger le rapport de mission. Maintenant, filez.
Hayalee se mordilla la lèvre : elle aussi aurait eu envie de lui parler. Croisant ses petits yeux espiègles, elle salua Iltaïr d’un sourire timide et tourna les talons pour suivre Saru et Lisandra vers l’escalier.
— Ah, Hayalee.
Elle se retourna dans l’encadrement de la porte.
— Si tu as encore une minute, j’aimerai te parler.
Lisandra poursuivit sa route dans les escaliers, mais Saru s’attarda, main sur la rampe. Son regard passa d’Hayalee à Iltaïr, puis revint sur Hayalee. Une étrange seconde, ils se fixèrent l’un l’autre et Hayalee eut le sentiment que Saru voulait lui dire quelque chose.
— À plus tard, alors, fit-il simplement, avant de dévaler les marches.
Hayalee revint vers Iltaïr, un tantinet nerveuse. Son cœur rata un battement quand elle le vit s’agripper à la rambarde pour se hisser à nouveau dessus. Aussi agile qu’un chat, il bascula ses jambes dans le vide et tourna un visage serein vers le paysage. S’efforçant d’oublier la hauteur, Hayalee finit par approcher.
— Tu voulais me parler d’autre chose ? lâcha-t-il.
Elle resta interdite.
— Vous lisez dans les pensées, en plus de rajeunir ?
Il rit, d’un rire qu’elle trouva un peu plus libéré qu’à l’accoutumée, comme si la légèreté de son corps d’enfant l’avait partiellement délesté du poids que portait l’adulte.
— Non, mais j’ai appris à interpréter les signes. Et puis, tu es quelqu’un d’extrêmement expressif, tes pensées se lisent sur ta figure, ajouta-t-il en glissant un œil amusé vers elle, et elle sentit la chaleur lui monter aux joues.
Plus sérieux, il demanda :
— Il y a quelque chose qui te tracasse, n’est-ce pas ?
La boule qui serrait régulièrement les entrailles d’Hayalee depuis Uwata revint se loger dans son ventre et elle baissa les yeux vers le port. Elle reconnut sans peine l’Ilmari parmi les autres navires, voiles rabattues contre les verges. Marins et membres de l’Alliance étaient encore occupés à décharger la cargaison, filant le long des quais comme des rangées de fourmis, mais le gros de la foule s’était dispersé.
— Pourquoi vous m’avez demandé d’accompagner Saru ?
Le reste se précipita tout seul sur ses lèvres.
— Je ne sais pas me battre, je n’ai aucun talent particulier à part le Feu… sauf que je ne le contrôle pas bien. J’ai perdu tous mes moyens à Uwata, il s’en est fallu de peu qu’on se fasse tuer. Vous avez certainement plein de membres beaucoup plus expérimentés et doués que moi, alors… pourquoi moi ?
Iltaïr ne répondit pas tout de suite. Le dos rond, il promena son regard sur le port, la ville, l’océan.
— Saru t’aime bien.
Hayalee se demanda si elle avait bien entendu.
— Chaque fois que je l’ai envoyé quelque part en compagnie de quelqu’un d’autre, ça s’est très mal passé, souffla Iltaïr. Tu es la première personne avec qui il travaille de bon cœur. Ça doit te paraître risible, voir très égoïste de ma part, mais…
Une mine beaucoup trop mélancolique pour son visage d’enfant, il acheva :
— Je ne l’ai jamais vu autant sourire que depuis que tu es là.
Hayalee ne s’était pas attendue à ça. Elle ne savait pas quoi répondre ni comment le prendre. Elle aurait dû s’offusquer, trouver ça risible, oui, irresponsable même ; et ça l’était sûrement. Mais la seule chose à laquelle elle pouvait penser était : « Saru est heureux de passer du temps avec moi ? ».
— Pour autant, je ne me suis pas moqué de toi quand j’ai dit que cette expérience pourrait t’être bénéfique, dit-il. Peut-être ai-je eu tort, mais il m’a semblé que tu avais besoin de te confronter à la réalité du monde extérieur.
Le discours la ramena vers des pensées plus rationnelles.
— Pour quoi ? demanda-t-elle. Comprendre que j’avais aucune chance d’y survivre par moi-même ?
Iltaïr lui envoya une pichenette sur le front.
— Tu es bien la même tête de mùlock que Saru, je ne m’étonne pas que vous vous entendiez si bien. Personne ne survit par soi-même. Quelle que soit la voie que tu choisisses, rien ne t’oblige à l’arpenter seule.
Main plaquée sous sa frange de cheveux pour atténuer les picotements, Hayalee battit des cils et fuit son regard.
Il avait peut-être bel et bien deviné qu’elle songeait à mettre les voiles sans demander l’opinion ou l’aide de personne. Tout du moins l’avait-elle envisagé deux mois plus tôt, lorsque ses progrès avec le Feu lui avaient donné le sentiment d’être toute puissante. Son voyage à Mas avait montré qu’elle se berçait d’illusions. Quand bien même Hayalee serait assez habile pour décrocher des boutons de chemise avec son feu ou assez endurante pour dévaster des forêts sous la pluie, Iltaïr n’avait pas tort : tôt ou tard, on avait besoin des autres. Hayalee s’en était bien rendu compte.
— Pose-toi simplement la question : regrettes-tu ce voyage ?
Hayalee leva les yeux vers les moutons de nuages qui filaient dans le ciel, auréolé par la lumière du soleil couchant. Le bon sens aurait voulu qu’elle regrette. Elle était passée à un coup de machette de se faire tuer pour des affaires qui ne la concernaient pas. Elle avait traversé des tempêtes, cru mourir de panique, voir des gens se faire tuer, pris les mauvaises décisions et supporté la fille la plus imbuvable de la Terre. Sur le moment, elle avait bel et bien regretté sa décision. Et maintenant… Avec le recul, elle n’y arrivait plus
Si elle n’avait pas embarqué sur l’Ilmari, il n’y aurait pas eu de batailles d’éponges, de fous rires ou de confidences, face à l’océan ou sous les racines d’un arbre. Pas d’eaux turquoise non plus, de jungle mystérieuse et de personnes à l’accent chantant. En allant à Mas, Hayalee avait découvert d’autres façons de vivre, d’autres mentalités. Ce qu’elle avait gagné valait ce qu’elle avait enduré. Et ce qu’elle avait enduré lui avait appris plus encore que ce qu’elle avait gagné.
Hayalee plongea la main dans sa poche et en ressortit le matricule gravé à son nom. Elle avait hésité pendant tout le voyage. À présent, elle était sûre de sa décision.
— Tu peux me le rendre, si tu veux, dit Iltaïr.
Elle fit tourner les deux plaques au creux de sa main et jeta un coup d’œil incertain au commandant.
— Et si je veux… est-ce que je peux le garder ?
Il la dévisagea longuement, l’expression indéchiffrable.
— J’aimerais faire partie de l’Alliance, moi aussi, déclara-t-elle sans tressaillir. Faire d’autres missions.
Elle avait osé le dire. Elle se préparait à développer un argumentaire solide pour plaider sa cause, mais Iltaïr lâcha :
— D’accord.
Au loin, les cloches de l’église sonnèrent.
— Vous… vous n’essayez pas de m’en dissuader ?
Le vent souffla un grand coup, dégageant le visage du petit Iltaïr qui se pencha un peu plus en avant, l’air de vouloir se jeter dans les bras des bourrasques.
— C’est ce que devrait faire un adulte. Mais aujourd’hui, je ne suis pas un adulte, confia-t-il avec un clin d’œil malicieux.
Hayalee se demanda s’il s’agissait d’un de ses traits d’humour ou s’il était sérieux.
— Ce don que j’ai, dit-il, il m’offre l’avantage de me souvenir de ce qu’est être jeune. Et ce n’est pas être stupide, ou ne pas savoir ce que l’on veut. Si tu es sûre de toi, qui plus est après ce que tu viens de vivre, alors je respecte ton choix.
Les gens trouvaient peut-être qu’Iltaïr était fou, mais Hayalee songea qu’il était génial.
— Merci, dit-elle, et elle passa le matricule autour de son cou.
Elle avait beau douter de ses capacités, sa détermination demeurait intacte. Pas question de se terrer ici jusqu’à la fin de ses jours. Elle allait se battre pour retrouver la famille et la vie qu’on lui avait enlevées. Et s’il fallait d’abord aider des inconnus avant de pouvoir s’aider elle-même, Hayalee était prête à prendre son mal en patience. Elle avait tout à gagner à collaborer avec l’Alliance. Ou peut-être cherchait-elle simplement à justifier ses choix insensés… ?
— C’est sûr, alors ? demanda-t-elle. Il n’y a pas d’autres personnes à consulter ou… ou de test à passer ?
Iltaïr rit.
— Tu as déjà passé tous les tests. Quant aux « autres personnes », j’en fais mon affaire.
Il lui tendit la main. Consciente de s’engager sur la voie la plus difficile possible, elle referma ses doigts sur les siens. Au moins, elle ne serait pas seule.
— Bienvenue dans l’Alliance.
Hayalee ne sut pas combien de temps elle resta cramponnée à sa main. Se voir devenir membre de l’Alliance l’avait figée en dedans. Il fallut qu’Iltaïr reprenne la parole pour qu’elle revienne à elle.
— Tu devrais y aller, Saru t’attend.
— Ah ?
Hayalee se coucha par-dessus le garde-fou et aperçut la silhouette encapuchonnée de Saru, au pied du phare. Son cœur se mit à taper une drôle de danse.
Le sourire jusqu’aux oreilles, Hayalee s’excusa auprès d’Iltaïr, fonça vers les escaliers et se dépêcha de rejoindre son ami.