Sitôt la décision des Mil’Sina arrêtée et suivant les instructions d’Iltaïr, Saru avait escorté madame Mil’Sina à Kilikas, dans une station de lavage de café. Derrière les bassins et les séchoirs, les propriétaires brassaient plus que des graines de caféier. L’endroit servait de planque aux membres de l’Alliance. Les rebelles y trouvaient refuge, soutien et moyens de communication.
La requête des Mil’Sina expédiée, tous s’accordèrent à dire qu’il était trop dangereux pour eux de rester sur Uwata. Qui que soient les personnes qui convoitent les travaux d’Amata Mil’Sina, il y avait fort à parier qu’ils n’en resteraient pas là et, à présent, ils savaient très exactement de quoi Hayalee, Saru et Lisandra étaient capables. Si le mercenaire qu’ils avaient affronté dans le port s’était peut-être noyé – ce qu’Hayalee ne souhaitait pas, malgré le fait qu’il ait essayé de leur fendre le crâne à coup de machette – l’illusionniste, lui, s’était très certainement échappé.
Les Mil’Sina empaquetèrent le maximum d’affaires en un temps record, scellèrent leur maison puis quittèrent l’île d’Uwata. Madame Mil’Sina raconta à leurs voisins, amis et collègues qu’ils partaient vivre quelque temps chez la grand-tante de monsieur Mil’Sina, devenue dépendante après une mauvaise chute dont ils venaient juste d’apprendre la nouvelle. Accompagnés par Hayalee et Saru, ils allèrent se cacher à Kilikas. Tout ce beau monde s’installa dans la station, où ils attendirent avec une impatiente fébrile la réponse de l’Alliance et le retour de l’Ilmari.
Même s’ils avaient échappé au pire, ce séjour à Mas n’avait plus rien d’idyllique. Il n’était plus question de flâner et de découvrir les environs. Comme ne manqua pas de les rassurer Lisandra, ils avaient beau avoir déserté la maison, leur nouvelle cachette était plutôt évidente pour qui connaissait le lien qu’entretenait sa famille avec l’Alliance. N’ayant aucune idée des moyens et des informations dont disposaient ces gens, Saru et Hayalee préférèrent ne plus s’éloigner des Mil’Sina, qui préférèrent ne plus mettre un orteil dehors.
Quand l’Ilmari vint s’arrimer au quai, le tiryl1, Hayalee retrouva le quatre mâts et ses cales humides avec une joie et un soulagement qui la surprirent elle-même. Comme il fallait s’y attendre, le capitaine Dick ne voulut même pas envisager d’emmener les Mil’Sina sur l’île des réfugiés sans une autorisation signée par les hautes instances. Il se montra néanmoins assez sensible à leur situation pour accepter de repousser le départ de trois jours. Il n’en fallut pas tant : l’Ilmari n’avait qu’un jour de retard sur son programme lorsque le préposé aux communications de la station accourut sur le bateau. Il remit la lettre, frappée du sceau de l’Alliance, à monsieur Mil’Sina qui l’ouvrit d’une main tremblante. Rassemblés autour de lui, Hayalee, Saru, Lisandra et madame Mil’Sina retinrent leur souffle tandis qu’il parcourait la missive des yeux. Même Anja garda le silence.
— Amata ?
Il releva la tête vers sa femme, ses épaules se relâchèrent et il se fendit d’un sourire.
— Hi pai, ils sont d’accord de nous accueillir !
— Évidemment qu’ils sont d’accord, commenta Lisandra.
Cinq minutes plus tard, le capitaine criait à l’équipage :
— R’muez-vous le croupion, le repos est fini ! On met les voiles !
Douze jours plus tôt, Hayalee considérait encore l’océan comme l’endroit le plus angoissant qui soit. Lorsque le bateau s’éloigna des côtes de l’archipel, elle se sentit enfin en sécurité.
Le voyage de retour eut une saveur nettement différente de l’aller. Douce-amère.
Le malaise de se retrouver coincé dans un lieu nouveau avec des étrangers avait fait place au plaisir de revoir des visages amicaux dans un endroit emprunt de bons souvenirs. D’un autre côté, l’excitation de la découverte et la détermination qui avaient animé Hayalee deux décades plus tôt s’étaient muées en peur et en incertitude.
Ils revenaient avec les travaux des Mil’Sina, comme on le leur avait demandé et, même en ayant eu affaire à deux mercenaires prêts à tuer, miraculeusement, ils s’en étaient tous sortis en vie. Hayalee aurait dû éprouver triomphe et fierté… C’était tout l’inverse. D’accord, elle avait réparé les pots cassés à la dernière minute. Elle avait trouvé le courage de pourchasser le mercenaire et avait réussi à le blesser avec son feu, leur permettant de récupérer les recherches, mais Hayalee ne se faisait pas d’illusions. Sans Lisandra, son courage ne l’aurait pas emmenée bien loin et son utilisation du Feu s’était révélée aussi maîtrisée et fine qu’à son départ de Karakha. Elle avait cru avoir appris à contrôler cette force, mais cette excursion avait souligné à quel point elle ne contrôlait rien du tout. Un soupçon de panique, une pointe de colère, et elle perdait tous ses moyens. Soit le Feu ne répondait plus, soit il se déchaînait.
Dans les jours qui suivirent, chaque fois qu’Hayalee s’imagina retourner à Karakha, faisant face aux soldats pour atteindre sa famille, elle se sentit prise de nausées encore plus violentes que celles infligées par la traversée en mer. Elle se ferait tuer à coup sûr, ou elle tuerait des gens. Elle n’était pas prête du tout, elle n’arriverait jamais à survivre seule. Pour preuve, sans l’intervention de Saru, elle serait morte sur la plage.
Une autre pensée qui la brassait en dedans : loin d’aider Saru à remplir cette mission, Hayalee avait l’impression tenace d’avoir été un poids. Non seulement elle avait laissé les Mil’Sina à la merci de l’illusionniste en se précipitant à la rescousse de Saru, pour finir, c’était lui qui avait dû la secourir. Elle n’avait pas été assez prompte à utiliser son pouvoir et Saru avait dû user du sien. Elle avait compris qu’il détestait ça, elle avait compris que ça le secouait – le blessait ? – et elle l’avait obligé à s’en servir. Le constat aurait été suffisamment pénible si Hayalee avait été la seule à s’en blâmer, mais, à sa plus grande peine, elle avait le sentiment que Saru lui en voulait tout autant.
Depuis cette fameuse nuit, il ne lui parlait plus comme avant, ne plaisantait plus. Au début, elle s’était rassurée en accusant le choc et la nervosité qui les avaient tous étouffés durant ces onze jours d’attente à Kilikas. Maintenant qu’ils n’avaient plus à redouter une nouvelle attaque, Hayalee ne voyait plus d’autre explication aux silences et aux sourires fuyants de Saru : elle l’avait déçu.
Cette conclusion revint la frapper en plein ventre après le repas, à leur cinquième jour de voyage. Ils étaient seuls dans la cambuse, tous deux de corvée de vaisselle, quand Hayalee tenta d’engager la discussion.
— Pourquoi est-ce que nous, on se coltine le ménage pendant que Lisandra passe son temps à s’amuser avec l’équipage ? pesta-t-elle en rinçant les écuelles savonneuses que Saru lui tendait.
Après avoir mis son nez dans les affaires de Freyja, la maître pilote, Lisandra harcelait maintenant Pontos, le quartier-maître, pour tout connaître du poste de timonier. Hayalee l’avait aperçue qui tenait la barre pendant qu’elle-même s’échinait à puiser de l’eau de mer.
Penché sur sa bassine, Saru haussa les épaules.
— Sais pas.
Elle avait espéré retrouver un peu de leur complicité en médisant contre Lisandra – avant le cyclone, il ne se passait pas un jour sans qu’ils s’offusquent et se moquent de son comportement. L’échec était cuisant. Visiblement, Saru n’avait pas plus envie de discuter aujourd’hui qu’hier ou avant-hier. Le cœur d’Hayalee se froissa comme un morceau de papier.
Son manque de contrôle sur le Feu la frustrait, sa maladresse et sa trouille lui faisaient honte, l’idée d’affronter encore le danger l’angoissait, mais au milieu de tout ça… rien n’était plus douloureux à encaisser que la soudaine distance qui s’était creusée entre Saru et elle.
Elle prit le lot de bols qu’il lui passait mais n’en fit rien, les yeux fixés sur son profil. Il l’ignora pour s’attaquer à la pile d’assiettes suivante. Ses cheveux châtain glissèrent un peu plus vers le bout de son petit nez en trompette, dévoilant l’entaille rosâtre qui barrait sa tempe. Hayalee sentit une brique de culpabilité s’empiler sur le chagrin.
Elle plongea les bols et le regard dans l’eau de mer. Les choses n’allaient pas se résoudre d’elles-mêmes, il fallait crever l’abcès. Elle prit une inspiration et ouvrit la bouche. Puis la referma. Puis la rouvrit et la referma encore.
— Je…
Elle s’éclaircit la voix et lâcha dans un souffle :
— Je suis désolée.
Saru cessa d’astiquer les assiettes.
— De… quoi ?
— D’avoir était si mauvaise, à Mas.
Assis sur son tabouret, il se redressa vers elle, mais elle garda le nez piqué sur les couverts qu’elle tripotait.
Il y eut un instant de silence, puis une masse molle et imbibée d’eau s’écrasa sur le crâne d’Hayalee. Elle écarquilla les yeux et ouvrit la bouche dans un hurlement muet tandis que l’eau savonneuse lui dégoulinait dans les oreilles. Saru venait de lui aplatir l’éponge dans les cheveux. Par réflexe, elle s’apprêta à riposter, mais le sérieux avec lequel il s’adressa à elle lui fit oublier ses représailles.
— Hayalee… t’as récupéré les recherches, dit-il, l’air aussi sidéré que si c’était lui qui venait de se faire essorer une éponge sur la tête.
— Oui, enfin, Lisandra a fait le plus dur, marmonna Hayalee en s’essuyant sur son épaule.
— T’as pas dit que c’était toi qui avais insisté pour que vous poursuiviez le mercenaire ?
— Si, mais…
— Et c’est bien toi qui lui as fait prendre la fuite ?
— D’accord, mais si j’avais pas manqué mon coup avec le fumigène, et bien avant ça, si j’avais pas laissé les Mil’Sina…
— Je serais mort.
Hayalee se tut. Il la regardait enfin en face, ce qu’il n’avait plus beaucoup fait ces derniers jours. Un écart qu’il s’empressa de rectifier en retournant à sa vaisselle.
— Tu m’en veux pas ?
Il eut un rire désabusé et roula des yeux.
— Non.
— Pourquoi est-ce que t’évites de me regarder, alors ?
Elle s’attendait à ce qu’il fronce les sourcils, rie à nouveau et lui rétorque qu’elle se faisait des illusions, au lieu de quoi il se figea au-dessus de sa bassine. Hayalee jura voir un muscle se contracter sur sa tempe blessée et son souffle s’accélérer. Il avait beau soutenir qu’il ne lui en voulait pas, il y avait quelque chose qui n’allait pas. C’était écrit partout, sur son visage et dans son attitude.
— C’est…
Il enfonça son éponge dans l’eau et serra le poing.
— C’est moi qui te dois des excuses. J’aurais pas dû te crier dessus, comme ça… j’ai pété une tuile, j’ai…
Il s’humecta les lèvres et déglutit, son œil droit brillant étrangement à la lueur des lampes qui se balançaient sous la charpente. Sa voix s’était réduite à un murmure.
— J’ai perdu le contrôle, j’ai failli…
Il n’acheva pas sa phrase, mais Hayalee comprit. Ce n’était pas à elle qu’il en voulait et il ne s’agissait pas uniquement des reproches qu’il lui avait crachés au visage. Si elle avait eu des doutes, elle en était sûre à présent : à ce moment-là, dans la jungle, au milieu de la boue et de la tempête, Saru avait été sur le point de pénétrer son âme.
Soulagée, atterrée, Hayalee eut envie de rire, mais la mine pâle et contractée de Saru l’arrêta. À la place, elle leva le bras et aplatit son éponge sur sa tête.
Il se raidit comme une planche et afficha la même expression de poisson-lune qu’Hayalee avait eu deux minutes plus tôt.
— Sale… !
— T’as pas besoin de t’excuser, dit-elle. C’est pas grave.
Il tiqua, puis referma étroitement les lèvres. Elle lui sourit et soutint le regard farouche qu’il lui lança derrière les mèches folles de ses cheveux, espérant qu’il ne se dérobe pas. En cet instant, elle aurait bien voulu qu’il lise en elle. Qu’il sache qu’elle était sincère, qu’elle ne lui en voulait pas une seconde, ni pour ses mots crus ni pour avoir failli utiliser ses pouvoirs sur elle dans un moment de panique. Elle aurait été mal placée pour lui reprocher ce dernier point, elle qui l’avait blessé à Karakha en mettant le feu au bois.
Il finit par battre des cils et disparut entre ses bras pour s’essuyer le front. Son manque de réaction laissa Hayalee un peu désemparée. Elle n’était pas sûre d’avoir arrangé les choses. Résignée, elle s’apprêtait à lâcher l’affaire quand Saru dit :
— Je suis content que tu sois venue. Pour cette mission. Et dans le port.
Hayalee ne sut pas quoi répondre. La main dans les cheveux, la tête basse, Saru semblait beaucoup trop embarrassé par ces confidences pour ne pas être honnête.
— T’as bien agi, Hayalee, ajouta-t-il avec plus d’assurance.
Le feu lui monta aux oreilles. Elle acquiesça gauchement, manqua de s’empaler la main sur une fourchette qu’elle saisit avec un peu trop d’ardeur.
— Toi aussi, t’as été impressionnant, renvoya-t-elle.
Saru éclata de rire. Un rire plein de sarcasme.
— À quel moment, au juste ? Quand j’ai foncé tête baissée dans leur piège foireux ou quand j’étais occupé à baver sur le tapis du salon ?
— Tu nous as délivrés de l’illusion du mercenaire ! s’exclama Hayalee. Sur qui tu t’es jeté sans une hésitation. Et sans toi, je me serais fait éventrer comme une noix de coco sur la plage.
— Hum… pas sûr qu’on puisse dire qu’une noix de coco se fait « éventrer ». Techniquement, ça a pas de ventre.
Elle résista à l’envie de lui coller à nouveau son éponge dans la figure.
— Dis ça comme tu veux. Il n’empêche que j’étais venue pour t’aider et au final, j’ai perdu tous mes moyens.
— D’accord. On a qu’à dire qu’on est deux glands.
— Deux glands qui rattrapent leurs erreurs mutuelles, compléta-t-elle.
Ils échangèrent un sourire ; enfin, un vrai sourire.
— C’est à ça que servent les coéquipiers, dit Saru.
Cette affirmation eut quelque chose de doux à l’oreille. Jusqu’à ce que la réalité les rattrape.
Le regard de Saru glissa vers le col d’Hayalee, là où aurait dû se trouver le matricule qu’elle ne portait plus, et leurs sourires fondirent. Ils n’étaient pas coéquipiers, pas vraiment. Hayalee n’était là que le temps d’une mission.
Ils achevèrent leur besogne sans échanger beaucoup plus. Malgré les émotions mitigées que cette conclusion inspirait à Hayalee, les paroles de Saru l’avaient libérée d’un poids – il ne lui en voulait pas – en plus de lui réchauffer le cœur – il était heureux qu’elle l’ait accompagné. Alors qu’ils se levaient pour ranger la vaisselle dans les placards, ragaillardie par ces confessions, elle se décida à revenir sur un point qui la taraudait.
— Dis… commença-t-elle.
Dressé sur la pointe des pieds pour déposer les bols sur l’étagère du haut, Saru lui lança un regard frileux par-dessus son bras.
— Qu’est-ce qui s’est passé au juste, demanda-t-elle, quand je t’ai laissé tout seul, près des ruches ? Pour que le mercenaire te fasse croire qu’Anja était partie dans la jungle, t’as dû croiser son regard…
— Ouais, grommela-t-il en refermant le placard. Je me suis retourné et il était là, devant moi. La seconde d’après, il avait disparu.
Une main sur le plan de travail pour ne pas se laisser déséquilibrer par la houle, Hayalee prit garde à bien mesurer son ton avant de demander :
— Pourquoi t’as rien dit ?
— Je savais pas qu’un Descendant-illusionniste se promenait dans le coin, rétorqua-t-il. Je t’avoue que ma première pensée a plutôt été que j’avais halluciné. Surtout que…
— Quoi ?
— Ç’aurait pas été la première fois. Que je vois des choses qui sont pas vraiment là. C’est… un des charmants effets secondaires de mon pouvoir, acheva-t-il, amer.
Hayalee fit « oh » de la bouche.
— Moi j’ai troué ma culotte. Quand j’ai changé l’eau en vapeur, je crois.
Saru haussa les sourcils, puis éclata de rire. Hayalee rit et rougit tout à la fois. Elle venait de se tirer une flèche dans le pied en lui racontant ça. Il n’avait pas fini de se moquer d’elle.
— Le répète à personne ! menaça-t-elle.
Elle voulait bien sacrifier un peu de sa dignité pour lui redonner le sourire, mais elle préférait éviter de devenir la risée du bateau.
Saru eut du mal à s’arrêter de ricaner après ça. Hayalee eut beau lui écraser les pieds pour gommer l’agaçant rictus de son visage, elle ne s’en formalisait pas vraiment. Le malaise qui planait entre eux depuis plusieurs jours s’était enfin dilué.
— T’avais pas promis à Anja de jouer avec elle à cache-cache ? lâcha-t-elle, alors qu’ils quittaient la cambuse.
Ouvrant la marche dans la coursive, Hayalee tourna la tête vers Saru. À sa grande satisfaction, elle vit son sourire se changer en grimace.
— Je crois que je vais aller me cacher au fond de ma couchette. Si tu la vois, tu lui diras qu’elle peut commencer à compter.
Elle pouffa.
— Tu crois pas que c’est un peu évident, comme cachette ?
— Oh, je sais ! On a qu’à aller se poser en haut du mât. Elle osera jamais grimper là-haut. Naarii sera sûrement d’accord pour qu’on prenne la relève.
Saru avait déjà eu le plaisir de s’essayer au poste de vigie durant leur première traversée. Aussi heureuse que soit Hayalee de l’entendre suggérer qu’ils fassent ça ensemble, il semblait oublier un menu détail : Hayalee grimpait difficilement plus haut que six pieds. Elle n’avait réussi à atteindre le nid-de-pie qu’une fois, vers la fin du voyage, un jour de grand soleil où l’océan était plat et le vent quasi absent. La faire redescendre avait été une autre paire de manches.
Elle allait protester quand une silhouette apparut au bout du corridor. L’air lui parut plus moite, si possible, et Hayalee sut qu’il s’agissait de Cogh. Il passa devant la lumière qui se faufilait par les sabords et elle reconnut sans l’ombre d’un doute ses cheveux bouclés et son pas chaloupant. Sans un mot d’avertissement, il bouscula Saru et Hayalee se ratatina dans l’angle avant de connaître le même sort, lui laissant l’accès à l’échelle. Une main sur l’épaule, Saru regarda le jeune homme se hisser sur les marches, l’air indigné et furieux.
— Eh, ça t’arracherait la langue de dire pardon ?
Cogh avait presque disparu au niveau du dessus quand il se figea. Hayalee redouta le pire.
Si le jeune homme se montrait froid, sarcastique et déplaisant envers tout le monde, pour une raison mystérieuse, il semblait avoir développé une antipathie toute particulière à l’encontre d’Hayalee et Saru. Ça n’était pas la première fois qu’ils subissaient ce genre d’agression muette, mais c’était la première fois que Saru osait répondre. Apparemment, Cogh n’avait attendu que ça.
Il se laissa glisser au bas de l’échelle – manquant d’atterrir sur les orteils d’Hayalee – et se tourna vers Saru. Le déséquilibre était flagrant. Cogh devait se courber pour tenir sous le plafond des cales – certes, basses – et, bien que sa taille soit fine, les heures qu’il passait à nager l’avaient doté d’un torse large, aux épaules et aux bras musclés. En comparaison, Saru faisait figure de crevette. Cogh tendit un bras au-dessus de lui pour s’appuyer à la coque dans une attitude menaçante. Saru ne recula pas. Une bouffée de chaleur monta à la tête d’Hayalee qui se prépara à en découdre malgré la trouille que Cogh lui inspirait.
Ce dernier souffla quelque chose en mas’ana, puis enchaîna en psamien :
— Faudrait voir à pas trop japper, miiba. Sur l’île, t’es peut-être le p’tit prince de l’Alliance, mais ci, t’es personne.
Sous le bras de Cogh, Hayalee vit Saru virer au rouge brique.
— T’es gonflé, renvoya-t-il sur le même ton. C’est pas moi qui me la joue « roi des océans ». L’eau de mer te monte à la tête.
Une vague plus grosse que les autres se jeta contre la coque : l’eau jaillit par les sabords et le bateau s’ébranla en grinçant. Hayalee fut précipitée sur l’échelle et Saru s’écrasa contre la cloison tandis que l’eau envahissait la coursive. Cogh, lui, n’avait pas frémi.
Hayalee serra les lèvres et inspira un grand coup par le nez pour ravaler sa nausée. Son cœur s’emballa à la vue de l’eau qui tourbillonnait et clapotait autour de ses genoux.
— Arrête ton numéro, lâcha Saru. Tu comptes faire quoi, au juste ? Nous noyer ?
Le mot acheva de plonger Hayalee dans une franche panique. Elle imaginait déjà l’eau monter et les avaler tout entiers.
Le niveau ne monta pas mais baissa. Hayalee, qui avait bondi sur les premières marches de l’échelle, remit le pied au plancher avant de s’apercevoir que l’eau ne refluait pas tout à fait. Elle coulait le long des murs, vers le plafond.
Les vertiges qui lui brouillaient la vue lui firent d’abord croire à une hallucination. Quand l’eau masqua l’ouverture des fenêtres, puis celle de l’échelle, au-dessus de sa tête, le doute ne fut plus permis. Ses sens chavirèrent pour de bon.
— Qu’est-ce qui m’empêcherait ? fit la voix de Cogh, étrangement lointaine. Toi ? Hiik ! j’aimerais bien voir ça !
L’eau tapissait le couloir comme une seconde peau, mouvante, ruisselante ; étouffant les sifflements du vent, le clapotement des vagues et les grincements du bateau : jetant sur eux un silence de fond des océans.
Soudain aussi faible que si on l’avait vidée de son sang, Hayalee glissa au bas de l’échelle. Son cœur cognait comme un dément contre ses côtes. Il battait dans sa gorge, dans ses oreilles, beaucoup trop vite et beaucoup trop fort.
— C’est vrai ce qu’on dit : t’as rien dans le ventre.
Cogh les avait enfermés dans une bulle. Il était fou. Ils ne pouvaient pas respirer là-dedans.
— Tout ce que t’as pour toi, c’est ton nom et cet œil que t’oses même pas user… si c’est pas triste.
Hayalee ouvrit la bouche pour aspirer de l’air, mais elle eut l’impression que ses poumons se remplissaient d’eau. Une douleur aiguë lui traversa la poitrine. Elle n’arrivait plus à respirer.
— Sa… ru…
Sa voix s’était réduite à un gémissement. Elle suffoquait. Elle suffoquait et ni Saru ni Cogh ne semblaient s’en apercevoir.
— Une chance que ta famille soit plus là pour voir ça.
— La ferme !
C’était comme être de retour sur la plage, dans la tempête. Elle était à nouveau prisonnière des rouleaux. Elle allait se noyer. Elle en était sûre, elle était en train de se noyer.
Dans ses entrailles, le Feu se noyait.
Un sifflement assourdissant lui vrilla les tympans, quelqu’un hurla et des trombes d’eau s’abattirent sur sa tête. Hayalee battit frénétiquement des cils, la bouche et les yeux pleins de sel.
Elle se noyait, mon Dieu elle se noyait.
— Hayalee !
L’image trouble du visage de Saru ondoya devant elle.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Woh, arrête ça !
Hayalee crut distinguer des panaches de vapeur. Elle avait la sensation de couler dans le sol. Elle essaya vainement de se raccrocher à quelque chose, mais elle n’avait plus de force dans les bras.
— J’arrive… hoqueta-t-elle, pas… res… ! Respirer !
Ses muscles se contractaient convulsivement, le froid et le chaud se disputaient dans son corps et ses poumons la tiraillaient. Il lui fallait de l’air, il lui fallait absolument de l’air.
— Haya…
Saru voulut poser une main sur son épaule, mais il la retira aussitôt en poussant un cri.
— Elle est barjo !
— La ferme ! Va chercher madame Mil’Sina !
Elle voyait à peine Saru accroupi devant elle. Les images tanguaient, se démultipliaient sous ses yeux. Ses oreilles sifflaient. Elle allait s’évanouir. Elle allait mourir.
— J’suis pas ton coursier.
— C’est ta faute si elle est dans cet état !
— Ma faute ? J’lui ai rien fait ! Je sais me contrôler, moi…
— C’est fou ce que vous pouvez être esclaves de vos instincts, lâcha une voix hautaine, au-dessus d’eux. C’en est désolant.
— Lisandra !
L’échelle trembla contre le bras d’Hayalee.
— Pousse-toi !
Les prunelles grises de Lisandra virent danser au milieu du brouillard.
— Elle arrive plus à respirer !
— Si, elle y arrive, c’est juste une impression. Elle fait une crise de panique. J’ai déjà vu ça par le passé. Hayalee, écoute-moi : tout ça, c’est dans ta tête.
Dans sa tête ? Son cœur sur le point d’éclater et ses poumons qui hurlaient pour de l’air étaient tout, sauf dans sa tête.
— Tu es en sécurité, d’accord ? Calme-toi et respire lentement.
— Je peux… je peux pas !
La douleur lui transperçait la poitrine chaque fois qu’elle essayait de reprendre son souffle, comme un coup de poignard entre les côtes.
— Si, tu peux. Je sais que c’est dur à croire, mais je t’assure, tu n’es pas en train de suffoquer.
Elle ferma les paupières, espérant que ça atténuerait les vertiges. Ce fut tout l’inverse. Dans le noir, il n’y avait plus grand-chose pour la dissuader qu’ils coulaient. Haletante, elle rouvrit les yeux et essaya plutôt de se concentrer sur ceux de Lisandra.
— Fais ce que je te dis et tout ira bien.
La présence de Lisandra, son sang-froid, avaient quelque chose de rassurant. Hayalee s’y raccrocha.
—Prends une profonde inspiration.
Elle dut lutter pour maîtriser son souffle erratique. Elle y parvint en scellant les lèvres, inspirant plutôt par le nez.
— Puis expire doucement.
Elle s’exécuta. La douleur dans sa poitrine s’atténua, bien que sa tête continuât de tourner.
— C’est très bien. Encore une fois : inspire…
L’air qui descendait le long de sa trachée était humide et poisseux, mais elle se força à gonfler ses poumons au maximum.
— Et expire.
Elle relâcha. Son cœur parut ralentir.
— Je ne t’ai pas raconté cette fois où Alrik et moi avons mis le feu à l’école…
Hayalee se demanda en quoi ça pourrait l’aider. Elle écouta néanmoins Lisandra déballer son anecdote sans cesser d’inspirer et d’expirer, sans plus penser aux secousses du bateau et à la quantité folle d’eau qui les entourait.
— … évidemment, ma mère nous a punis, acheva-t-elle, quelques minutes plus tard. D’accord, la réaction nous a échappé – la faute à cette andouille d’Alrik : il faut toujours qu’il surdose – mais, franchement, en tant qu’institutrice, est-ce qu’elle n’aurait pas plutôt dû nous féliciter ?
Un rire vibra dans la gorge d’Hayalee. Elle se rendit compte qu’elle respirait normalement. Son cœur avait retrouvé un rythme plus calme et les traits anguleux du visage de Lisandra étaient nets. Saru se tenait derrière elle, trempé et inquiet. Le soulagement fut complet lorsqu’elle s’aperçut que Cogh avait déserté les lieux.
— Mieux ? demanda Lisandra.
— Oui… souffla Hayalee. Oui, ça va mieux.
Elle se sentait vidée, molle. Presque trop détendue, à présent.
— Tu peux te lever ?
Hayalee trouva l’échelle sur sa gauche, la cloison sur sa droite, et poussa sur ses bras. Les jambes en coton, elle vacilla dangereusement en avant et faillit vomir sur Lisandra.
— Montons sur le pont, dit celle-ci. L’air frais te fera du bien.
Soutenue par les deux autres, Hayalee réussit à regagner la surface. Quitter les entrailles du navire fut une délivrance. Le vent qui lui fouetta le visage, la vue du ciel, la caresse du soleil sur sa peau… Elle inspira l’air à pleins poumons, frais et sec en comparaison de l’atmosphère croupie qui régnait dans les cales.
D’un bout à l’autre du navire, les marins s’activaient, semblait-il pour virer de bord. Freyja leur passa sous le nez pour monter vers la dunette et, au milieu des instructions qu’elle lançait, Hayalee l’entendit pester :
— Où est cet imbécile de Cogh ? S’il croit que je ne sais pas reconnaître quand il fait mumuse avec les vagues… il va m’entendre… !
L’estomac encore bien brassé, Hayalee se replia contre le bastingage, suivit de près par Lisandra et Saru.
— Ça va aller ? s’enquit ce dernier.
— Oui oui. Ça va mieux, répéta-t-elle.
Maintenant qu’elle se tenait là, mouillée des pieds à la tête, certes, mais plusieurs pieds au-dessus de l’océan, elle mesurait combien sa terreur avait été exagérée.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
— Je te l’ai dit, tu as fait une crise de panique, répondit Lisandra.
— J’ai paniqué, oui, parce que j’arrivais plus à respirer !
— Non. Tu n’arrivais plus à respirer correctement parce que tu as commencé à paniquer, ce qui t’a fait paniquer encore plus : c’est ce qu’on appelle un cercle vicieux.
Ses yeux gris se plissèrent et elle ajouta avec intérêt :
— Alors comme ça, tu es hydrophobe ?
Avant qu’Hayalee ait pu demander ce que ça signifiait, Saru lui glissa à l’oreille :
— Peur de l’eau.
Elle se renfrogna. Voilà qu’ils allaient s’y mettre à deux, maintenant.
— Ou peut-être ablutophobe ? poursuivit Lisandra. Certainement les deux.
Tout compte fait, Hayalee regrettait de ne pas lui avoir vomi dessus.
— Oui, bon… j’ai paniqué, s’impatienta Hayalee, qui sentait une chaleur toute nouvelle lui monter au visage. On peut passer à autre chose ?
— Heureusement que tu passais par là, Lisandra, dit Saru en essorant sa chemise.
— Oh, je ne passais pas par là. J’ai assisté à votre altercation.
Elle leur annonçait ça comme si elle les informait qu’il y aurait de la morue au dîner, mais Saru n’eut pas l’air de trouver la chose anecdotique.
— Tu nous espionnais ? s’offusqua-t-il.
Observant avec intérêt les matelots qui manipulaient les voiles, Lisandra répondit :
— Tout de suite les grands mots. La vague qui nous a déviés de notre cap était à contre-courant. J’en ai déduit que ça venait de Cogh et j’ai vérifié, c’est tout. Depuis le temps que j’attends de le voir à l’œuvre, ajouta-t-elle, une lueur de prédateur dans l’œil.
Depuis qu’ils avaient mis les pieds sur l’Ilmari, Lisandra et son père n’avaient eu de cesse de harceler Cogh pour qu’il leur fasse la démonstration de ses pouvoirs. Monsieur Mil’Sina était même allé jusqu’à lui proposer des solds. Cogh avait pris la monnaie et s’en était allé sans rien démontrer d’autre qu’un culot incroyable.
— Super, fit Saru, amer. J’espère que t’as apprécié le spectacle.
— Qu’est-ce que vous avez fait pour le pousser à bout ? voulut-elle savoir.
— Rien ! On était juste… là. Ce gars a un problème.
Appuyée à la balustrade, le visage tourné vers l’horizon, Hayalee marmonna :
— La prochaine fois que je le vois, je mets le feu à son froc.
Elle disait ça pour alléger sa frustration mais, au fond, elle savait bien que la prochaine fois qu’elle croiserait la route de Cogh, elle n’oserait probablement pas le regarder en face.
— Si ça peut te consoler, tu lui as déjà cuit les arpions, dit Saru.
— Quoi ?
— T’as pas remarqué ? Dans ta panique, t’as fait bouillir l’eau. On est pas passés loin d’une cuisson vapeur.
L’horreur et la honte lui donnèrent presque envie d’enjamber la balustrade et de sauter par-dessus bord. Cherchant des traces de brûlure sur les bras et les joues de Saru, Hayalee ouvrit la bouche pour se répandre en excuses.
— T’en fais pas, la devança-t-il. Cogh a dégagé la flotte très vite. La douche a été assez désagréable mais, moi, au moins, j’étais pas pieds nus, souligna-t-il avec un plaisir sadique.
Il avait beau tourner l’incident en dérision, Hayalee aurait pu gravement les blesser, et sans même s’en apercevoir. De pire en pire…
— Je n’ai pas l’impression que ce Cogh s’entende beaucoup avec le reste de l’équipage, dit Lisandra. Ni avec les autres membres de l’Alliance.
— Ton sens de l’observation est très impressionnant, remarqua Saru.
Il était évident qu’il n’avait pas digéré le fait qu’elle se permette d’user de son pouvoir pour les espionner, mais Lisandra avait une idée on ne peut plus sérieuse derrière la tête. Tournant le dos aux marins, elle se rapprocha des deux autres et souffla sur un ton mesuré :
— Vous pensez qu’il serait du genre à vendre des informations ?
La suggestion acheva de détourner Hayalee de ses préoccupations et fit froncer les sourcils à Saru.
— Pourquoi cette question ?
— Sérieusement ? fit Lisandra, avec une incrédulité exagérée. Vous n’avez toujours pas réalisé ?
— Réalisé quoi ? s’impatienta Saru.
Lisandra soupira et siffla entre ses dents :
— Vous ne trouvez pas ça bizarre que, pile au moment où vous débarquez pour récupérer les travaux de mon père, quelqu’un envoie deux mercenaires pour en faire autant ?
Sa question laissa place à un silence éloquent.
— Si, c’est… bizarre, finit par reconnaître Saru.
— Ça faisait dix ans que nous nous cachions sur cette île et en dix ans, personne n’est jamais venu nous trouver.
— Tu penses que quelqu’un aurait informé ces types qu’on allait venir ?
— J’en suis convaincue, dit Lisandra, son regard de rapace volant de l’un à l’autre. Saru, tu étais inconscient à ce moment-là, mais quand le mercenaire a compris que j’étais également une Descendante, il a dit « je n’ai pas signé pour ça ». Il savait qu’il y aurait deux Descendants, mais pas trois. Peut-être même savait-il très exactement de quoi vous êtes capables.
L’estomac d’Hayalee se remit à danser, mais le mal de mer n’y était plus pour grand-chose. Elle n’aimait pas où les réflexions de Lisandra les emmenaient, même si elle devait reconnaître que tout ça était troublant. Vérifiant que les matelots étaient trop pris par leur manœuvre pour leur prêter attention, Saru chuchota :
— Tu crois qu’il y aurait une taupe sur l’Ilmari ?
— Sur l’Ilmari… ou ailleurs. Si vous voulez mon avis, il y a de fortes chances que l’Alliance ait été infiltrée.
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(1) 9ème jour de la 3ème semaine du mois