Cramey-lès-Pasues
8 mars 2018
Quelque chose ne va pas avec Mo et Al. J’ignore ce que c’est…
Mo peine à parler avec Al. Je le connaissais réservé mais là, il a un comportement plutôt inhabituel. Limite fuyant. Quand on lui parle, il répond en monosyllabes ou en marmonnant un mot ou deux. J’ai même remarqué qu’il avait du mal à nous regarder dans les yeux.
Quant à Al, c’est guère mieux. Elle essaie de parler avec Mo. Je ne peux pas le nier… C’est vis-à-vis de moi qu’il se passe quelque chose. Je ne la sens pas motivée dans ce voyage, ou parfois elle en fait trop. Elle aussi, elle peine à me regarder droit dans les yeux. Al n’est jamais fuyante d’habitude. Je la connais depuis des années, pourtant. Quelque chose ne va pas. Et, j’ignore ce que c’est…
J’aimerais que tout le monde se sente léger comme une plume, qu’il n’y ait aucune rancune, aucun malaise entre nous.
Ce matin, j’ai reçu un message de Val. Elle voulait savoir si on était bien arrivés. Il est vrai que je regrette déjà cette famille. Cet arrêt à Tétrisse restera à jamais gravé en moi. J’aimerais retrouver cet esprit, cette atmosphère, avec Mo et Al à Cramey-lès-Pasues.
Je me dis que peut-être, on n’aurait pas dû quitter Tétrisse. J’aurais dû proposer à Al de nous rejoindre là-bas. Elle aurait fait la connaissance de Val, Ash, Vic et Luc. Ça aurait peut-être aidé à ce qu’elle et Mo se rapprochent. Je ne sais pas… Il faut voir comment va se passer cette première journée à trois.
Ju
***
Les deux frères ainsi que Val ont trouvé refuge dans un appartement qu’ils ont réussi à louer à bas prix. C’est Ju qui a déniché cette perle rare sur une annonce rédigée sur Internet à la dernière minute. Mo n’a émis aucune réaction. Al n’a pas semblé très enthousiaste. Seulement, personne n’a trouvé mieux.
L’appartement a pourtant du charme. Ils ont deux chambres. Une pour Ju et Al, la deuxième pour Mo. Ils se sont vite mis d’accord pour se les répartir.
Après une première nuit tranquille, Ju et Mo ont préparé le petit déjeuner. Mo a préparé le café, Al dort encore et Ju est allé chercher des viennoiseries à peine sorties du four à la boulangerie d’à côté.
— C’est l’avantage de les chercher aux aurores, se vante Ju.
— Oui…
— J’adore quand le croissant croustille comme une chips.
— Oui…
Ju se redresse, presque agacé. Il a envie d’être franc avec son frère. Il a peur que Mo se replie sur lui-même. Mais, ils ne peuvent pas rester ainsi. La situation est difficilement vivable. Mo lui en veut-il d’avoir invité Al ? Est-ce qu’il y a un problème avec elle ? Ils se doivent d’en parler.
— Mo, assis-toi, s’il te plaît.
Le ton employé par Ju est très sérieux. Mo s’exécute sans trop réfléchir, machinalement.
— Est-ce que quelque chose ne va pas ?
— Tout va bien, Ju.
— Pardon, mais… on ne dirait pas…
S’ensuit une bataille de regards entre les deux frères. Personne ne veut céder.
Ju veut que son frère lui dise la vérité.
Mo soutient le regard parce qu’il sait qu’il doit convaincre son frère que tout va bien. Il ne peut pas lui dire ce qu’il a entendu, la veille, près des toilettes de la gare routière. Ju risque de croire que Mo est possessif, qu’il ne veut pas partager son frère avec quelqu’un d’autre, qu’il ne laisse aucune chance à Al. Peut-être que c’est le cas… Peut-être que Mo devrait laisser une chance à la copine de son frère.
Mo a envisagé de demander des explications directement auprès de la jeune femme. Mais, comment s’y prendre ? Elle risque de croire qu’il a espionné sa conversation téléphonique, qu’il voit le mal partout, qu’il se mêle d’affaires qui ne le regardent pas. Et, ne rien dire à personne, ce n’est apparemment pas une option. Ju a compris qu’il y a un souci. Comment se sortir de là ?
— Vic me manque, c’est tout, tente Mo.
Il ne sait pas mentir. Il espère que Ju n’insistera pas trop. Après tout, le manque de Vic est bien réel.
— Val m’a dit tout à l’heure qu’ils étaient tous debout. Tu peux l’appeler depuis la terrasse, en attendant qu’Al finisse de se réveiller, si tu veux.
Ju est vraiment adorable avec lui. En effet, Mo a envie de discuter avec son petit ami, pour avoir de ses nouvelles, entendre sa voix mais aussi lui demander conseil.
— Je vais faire ça, si ça ne te dérange pas.
— Pas du tout ! déclare Ju avant de se lancer dans une étreinte fraternelle.
***
— C’est difficile comme situation, reconnaît Vic au téléphone.
Ce n’est pas du tout la réponse que Mo attendait.
En faisant les cent pas sur la terrasse de l’appartement, il se dit qu’il aurait préféré une réponse claire, un plan détaillé de la démarche à adopter pour désamorcer la situation.
— Je peux demander leur avis à mes parents ? Ils sont juste à côté, propose Vic.
Mo l’entend expliquer la situation à Val, puis à Ash. C’est la mère de Vic qui prend la parole la première :
— Je pense que tu n’as pas le choix, Mo. Tu dois en parler à la copine de Ju, d’abord… Il faut que tu saches de quoi il en retourne, si c’est grave ou pas…
— Sans l’accuser de quoi que ce soit, poursuit Ash. Fais-lui juste part de tes doutes, de tes interrogations.
— Oblige-la à dire la vérité à Ju ! Quitte à la menacer ! crie Luc, éloigné du téléphone.
Tout le monde s’insurge en entendant l’idée de l’adolescent. Vic revient sur les conseils des parents :
— C’est ce que je pensais aussi, au fond.
Mo sourit. Il sait que Vic est un peu gêné de ne pas avoir su le conseiller.
Aussi, cela fait plaisir à Mo de maintenir le contact avec Val et Ash. Ils lui manquent déjà beaucoup. Il en est persuadé, ils sont la famille qu’il aurait aimé avoir. Ju et lui auraient eu besoin d’un entourage à leur image. Leur relation ne se serait jamais détériorée, dans ce contexte familial idéal.
— Ash ! On a ce qu’il faut pour la ratatouille de ce midi ?
Val rend le téléphone à Vic, préférant laisser les deux hommes entre eux.
— Mo… Ça va aller pour parler à Al ? demande Vic.
— Je n’ai pas le choix, j’imagine…
— Je suis de tout cœur avec toi !
C’est le moment parfait pour se prendre dans les bras. Hélas, ils ne sont pas côte à côte. L’intention est palpable, néanmoins.
— Ne te laisse pas faire par cette menteuse pathologique ! Protège ton frère ! s’incruste Luc, se tenant près de son frère et faisant irruption dans leur discussion aussi lourdement qu’un ornithorynque imposant.
Le manque de finesse et de diplomatie reste typique d’un adolescent tel que Luc. Mo n’en est pas étonné. Au contraire, il est plutôt amusé de voir le frère de Vic rester fidèle à lui-même.
— Luc, ne dis pas n’importe quoi ! s’emporte Vic en le chassant hors de son champ de vision.
— Il a raison, pourtant. Sur le fait que je doive protéger Ju, je veux dire, admet Mo.
La porte de la terrasse s’ouvre. Al apparaît, face à Mo :
— Ju me dit de te dire que le café va refroidir. Je suis désolée…
Vic a entendu, à l’autre bout du téléphone. Il a envie de laisser Mo. C’est peut-être l’occasion, sur cette terrasse, pour Mo et Al de discuter et tout mettre à plat.
— Mo ! Écoute-moi… Prends le temps de discuter avec elle. Tout va bien se passer. Tu me tiens au courant, d’accord ?
— Oui… d’accord.
— Je t’aime !
Mo manque de tomber à la renverse. Il a peut-être mal entendu… Non. Il a très bien entendu. Il ne s’attendait pas à ces derniers mots :
— Je… euh… moi aussi.
Mo craint d’avoir vexé Vic. Il est pris au dépourvu, il n’arrive pas à lui rendre le « je t’aime » de cette manière, comme un réflexe. Pour lui, ce ne sont pas des mots à prendre à la légère. Il se doute que Vic le pense vraiment. Mo aussi tient énormément à son petit ami. Mais, est-il prêt à dire « je t’aime » ? C’est une autre histoire…
Ils raccrochent en bons termes, sans évoquer le malaise qui les entoure.
Mo se retrouve face à Al, qui sourit en s’excusant encore une fois d’avoir interrompu sa conversation téléphonique. Elle commence à faire volte-face, pour revenir à l’intérieur de l’appartement.
— Al ! Attends ! Je peux te parler, une minute ?
La copine de Ju hausse un sourcil, intriguée :
— Bien sûr. Je t’écoute.
En soupirant longuement, Mo se concentre sur ce qu’il s’apprête à dire. Une légère brise matinale vient souffler dans ses cheveux. Il repense aux conseils d’Ash, Val et de Vic. Il faut qu’il aborde le sujet, qu’il désamorce le malaise, qu’il en sache davantage sur le secret qu’elle dissimule.
— Sans le vouloir, à la gare, je t’ai entendue au téléphone… Je n’espionnais pas, promis… Je ne savais même pas qui tu étais… Je n’avais jamais vu de photos de toi… Je…
Mo bafouille et rougit. Il doit se reprendre s’il veut expliquer clairement la situation et, en fin de compte, pouvoir être rassuré :
— Tu parlais d’un secret… On aurait dit que tu cachais quelque chose d’important à Ju… Je me trompe ?
Al secoue la tête dans tous les sens. Elle s’attendait à tout sauf à cela.
— Euh… je…
— Je ne suis pas là pour te juger ni te critiquer. C’est que… Je m’inquiète pour Ju… C’est plus fort que moi… Je sais qu’on a coupé le contact pendant des années mais je l’adore. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal…
Al laisse s’échapper une larme au coin de l’œil :
— Je n’ai aucune intention de faire souffrir ton frère, sois rassuré, Mo… Mais, oui… Il y a quelque chose que je ne lui ai pas dit…
— Je n’ai rien dit à Ju sur ce que j’ai entendu à la gare. Il n’est au courant de rien
Al respire un peu mieux.
— Al… Je ne veux pas te mettre au pied du mur ni te faire avouer quoi que ce soit que tu ne voudrais pas partager avec moi. On se connaît très peu, toi et moi. Ce sont vos histoires. Je n’ai pas à me mêler de ça…
Apaisée, Al reprend une certaine contenance :
— Je comprends mieux pourquoi tu semblais distant… Et… je te remercie d’avoir pris les devants et de m’en avoir parlé, de n’avoir rien dit à ton frère en attendant d’être sûr. Ça en dit beaucoup sur toi. J’apprécie.
Al prend Mo dans ses bras, contente de dissiper le malaise qui sommeillait entre eux depuis leur rencontre officielle.
Mo se rend compte qu’il s’est trompé sur la copine de son frère. Elle a l’air d’avoir une bonne influence sur lui, d’être quelqu’un de bien. Il commence à l’apprécier, au-delà du secret qu’elle semble garder.
— Je peux te révéler le fameux secret, déclare-t-elle.
Le cœur de Mo s’accélère un peu. Soudain, il craint qu’avoir connaissance du fameux secret le mette dans une situation encore plus délicate face à son frère.
— Tu pourrais même m’aider à en parler à Ju. J’aimerais anticiper sa réaction… Je ne sais pas du tout comment il va prendre la nouvelle…
Mo reste attentif à la révélation qui va suivre. En même temps, il craint que Ju fasse irruption sur la terrasse car leur discussion s’éternise de trop.
— La semaine dernière, j’ai découvert que…
Al respire profondément avant de reprendre :
— La semaine dernière, j’ai découvert que… j’étais enceinte.
Plus personne ne parle sur la terrasse de l’appartement.
Mo est choqué et ému à la fois.
Al est soulagée d’en avoir parlé à quelqu’un d’autre que sa propre famille.
Comme prévu, Ju vient leur rappeler qu’un délicieux petit déjeuner les attend.
Mo a juste le temps de rassurer Al :
— N’aie pas peur de lui dire, tout va bien se passer.