Dans le train Tétrisse - Cramey-lès-Pasues
7 mars 2018
Vic me manque déjà énormément. J’évite de le harceler de messages. Je ne voudrais pas le faire fuir…
Peut-être que la distance le fera fuir. Peut-être qu’il va m’oublier aussi vite qu’il m’a connu. Il m’a juré que non. Il m’a dit qu’il tenait énormément à moi, qu’il avait des sentiments pour moi. Et, c’est réciproque. Je suis sûr de ça.
J’appréhende de rencontrer Al. C’est la copine de Ju, je le sais. Mais, pour moi, c’est une inconnue. Ce voyage, c’était pour que je me rapproche de mon frère. Je ne sais pas si c’est une bonne idée de rajouter une troisième personne dans ce projet. Même si c’est important pour Ju, qu’elle soit là. C’est pour lui que j’ai accepté sa venue.
Je me connais… Je ne vais pas oser dire si quelque chose me dérange chez elle, si le courant ne passe pas entre elle et moi. J’ai déjà peur de perdre Vic, je ne veux pas prendre le risque de perdre Ju non plus… Ils sont les deux personnes les plus importantes dans ma vie. J’ai besoin d’eux. Sans eux, je sens que je coulerai, que je m’enfoncerai dans un abîme sans fond. Et, très franchement, je ne veux pas vivre ça.
Je veux aller bien. Il faut que j’aille bien. Il ne peut en être autrement.
Mo
***
Pendant le trajet en train, personne n’est dupe. Chacun des deux frères se doute de ce qui préoccupe l’autre. L’absence de Vic. L’arrivée d’Al. Sans un mot, ils parviennent à se comprendre.
Ju craint que l’arrivée d’Al à ce moment-là du voyage vienne compliquer les choses. Il a écouté son cœur plutôt que sa tête. Et là, sa tête lui dit qu’il a retrouvé Mo depuis quelques jours seulement, que Mo n’est pas bien depuis qu’il a laissé Vic derrière lui, que lui présenter Al dans la foulée… Cela fera peut-être beaucoup à encaisser. Surtout que Ju se doute que Mo garde tout un tas de choses pour lui. Il va moins bien que ce qu’il laisse paraître et cela l’inquiète beaucoup.
Mo craint de décevoir son frère, de tout gâcher entre eux. Même ce silence entre eux, dans le train, devient pesant. Il se sent si fragilisé dans cette relation fraternelle qu’il craint que le moindre détail, comme un silence trop long, mette un terme au lien qui se tisse entre eux depuis le début du voyage.
— Désolé de ne pas être très bavard, avoue-t-il à son frère.
Ju lui lance un regard compatissant.
— Je sais… Vic te manque. Je comprends, tu sais… J’ai ressenti ce même manque quand Al n’était pas là.
Mo baisse les yeux :
— Je suis quand même content d’apprendre à connaître ta copine, tu sais… Mais… j’ai peur.
— Peur de quoi, Mo ?
— Peur de la décevoir, de ne pas lui plaire, qu’on ne s’entende pas, que ça vienne gâcher notre relation à toi et moi… La liste est longue, tu veux vraiment que je continue ?
— Oui, s’il te plaît.
Mo ne peut s’empêcher de laisser s’échapper un sourire crispé.
— Ce n’est pas le moment pour lâcher tout ce qui demande à sortir. Et, tu n’es pas prêt pour ça. Moi non plus, d’ailleurs.
La conversation s’arrête là. Ju n’a aucune idée de comment briser la glace. Mo ne va pas bien, il en est convaincu. Il a peur de ce qui peut ronger son frère à ce point mais, encore plus peur de ce silence qui dure encore et encore.
***
— Je reviens. J’ai promis à Vic de l’appeler, une fois arrivés à destination.
Mo s’éloigne, en direction des toilettes. De là, il n’entend pas les grosses voix qui emplissent les lieux. Avant de passer son appel, il se heurte accidentellement à une jeune femme, elle aussi au téléphone.
— Pardon, s’excuse Mo.
La jeune femme ne répond pas. Elle est absorbée dans sa discussion, tout en jouant avec quelques mèches de cheveux roux :
— Il faut que je lui parle, je le sais… Je ne sais pas comment faire… J’ai peur de sa réaction…
Avant qu’elle ne s’éloigne pour de bon, Mo a le temps d’entendre :
— Je ne peux pas lui cacher ce secret plus longtemps. Je sais qu’il mérite de savoir la vérité…
Mo trouve la fiche de contact de Vic dans son répertoire téléphonique. Il effectue l’appel sans tarder. Une première sonnerie. Une deuxième sonnerie.
— Allô ? Mo ?
— Vic ! Comment vas-tu ?
Un silence s’installe. Pas longtemps, mais suffisamment pour qu’il traduise quelque chose.
— Tu me manques, Mo… Je n’arrête pas de penser à toi…
Ce sont les mêmes mots qu’il avait envie de lui dire aussi. Même à distance, ils sont sur la même longueur d’onde. Mo est si ému qu’il rêve de pouvoir le serrer dans ses bras à nouveau. Ces quelques mots ont ensoleillé sa journée.
— Tu as rencontré la copine de Ju, ça y est ? lui demande Vic.
— Pas encore. Ju est en train de voir où elle nous attend exactement, à la gare.
Un nouveau silence. Un silence que Vic veut briser. Parce qu’il sait que les silences ne doivent pas durer.
— S’il y a quoi que ce soit, tu sais que je suis là, Mo ? N’est-ce pas ?
— Je le sais.
Mo marque une pause avant de continuer :
— Et c’est pareil pour toi. Je suis là, s’il y a quoi que ce soit. Je veux que tu puisses t’appuyer sur moi. Je ne veux pas être le pauvre fragile de service sur qui on ne peut pas compter… Je suis plus fort que ce qu’on croit.
— Je sais, Mo. Je sais…
Mo rougit. Vic lui manque encore plus, maintenant qu’il entend sa voix. Plus il lui parle et plus il a envie d’être près de lui.
— Ça va bien se passer avec la copine de Ju, ne t’inquiète pas.
— Mo… Je sais que ça t’inquiète. Je commence à te connaître.
Mo affiche le deuxième sourire crispé de la journée.
— J’ai peur de dire ou faire quelque chose qui énerve Ju. Et que je le perde…
— Je sais… Mais, ça n’arrivera pas. Ju tient beaucoup trop à toi. Et, je te connais. Au moindre souci, tu sauras trouver les mots justes pour lui en parler sans le vexer. Tout ira bien.
— Tout ira bien, se répète Mo pour se convaincre lui-même.
D’un commun accord, ils raccrochent. Mo a le temps de demander à Vic de saluer sa famille de sa part. Il adorerait discuter davantage mais il ne veut pas trop s’absenter. Il ne faut pas que Ju pense qu’il retarde la rencontre avec Al. Il a peur mais pas au point de se défiler. Il veut faire cet effort. Pour son frère.
Après quelques errances, il finit par trouver Ju devant l’entrée de la gare. Une jeune femme lui tourne le dos. Ju aperçoit son frère et lui fait de grands gestes de la main. C’est à ce moment-là que la jeune femme se retourne pour lui faire face.
— Mo ! J’attends ce moment depuis si longtemps...euh… Mo, voici Al ! Al, je te présente Mo, mon frère !
— Enchanté ! déclare Al en serrant la main de Mo.
— Enchanté, de même ! lui répond Mo.
Mo a la sensation étrange de l’avoir déjà vue quelque part.
— Ju m’a beaucoup parlé de toi, admet Al.
— C’est réciproque, reconnaît Mo.
Ju rougit un peu. Il ne sait plus quoi dire, quoi faire. Ces premiers instants sont déterminants. Il a besoin que son frère et sa copine s’entendent.
— On va avoir l’occasion de se connaître, avec ce séjour à Cramey-lès-Pasues.
Mo hoche la tête. Cette impression de déjà-vu quand il la regarde ne le quitte pas. Comme si c’était important de se souvenir.
— Ce roux te va très bien, dis donc, la complimente Ju.
Al sourit.
— Oui… J’ai tiré à pile ou face pour savoir si je faisais roux ou mauve. La pièce est tombée côté roux.
— Tu prends souvent des décisions en jouant à pile ou face ? demande Mo, malgré lui.
Ce n’est pas la première fois qu’il entend parler de cette pièce de monnaie. C’est grâce à elle qu’ils sont à Cramey-lès-Pasues, pour commencer.
Pour autant qu’il se souvienne, Mo n’a jamais laissé le hasard faire les choses. Il a toujours tenu à contrôler la situation. Voir un tel lâcher-prise chez Al le déstabilise un peu.
— Avec cette pièce, dit-elle en la montrant aux deux frères, je me laisse porter par le destin. C’est grâce à elle aussi que je suis parmi vous aujourd’hui. Et qui sait… Peut-être qu’elle nous fera vivre quelques aventures ici, à Cramey-lès-Pasues.
— Peut-être, concède Ju.
Il embrasse sa petite amie avant de s’excuser dans un chuchotement d’oreille de ne pas l’avoir fait plus tôt. Le soulagement s’empare petit à petit de lui. La discussion entre Mo et Al est encore balbutiante mais pour lui, c’est plutôt encourageant.
Mo regarde Al jouer avec ses mèches blondes. Il se souvient ! Il sait où il a déjà croisé la petite amie de Ju.
Tout à l’heure. Près des toilettes de la gare. Au téléphone.
Elle parlait d’un secret. Qu’il fallait tout lui révéler. Mais, à qui ? Ju ?
Mo ne regarde plus Al de la même manière. Désormais, il s’en méfie. Si elle cache quelque chose à Ju, il faut que cela cesse. Il ne veut pas voir son frère souffrir. Néanmoins, il ne souhaite pas non plus s’immiscer entre eux. Si Mo lui parle de la discussion qu’il a surpris malgré lui, il craint que Ju le prenne mal. Qu’il prenne le parti d’Al et qu’il coupe les ponts avec lui, son propre frère. Sauf que ne rien dire, c’est comme être complice de la trahison qui semble se jouer.
Mo se sent coincé dans un dilemme sans issue. Il se souvient de ce qu’a dit Vic, un peu plus tôt. Qu’au moindre souci, il est là.
C’est ainsi que Mo décide qu’à la première occasion, il demandera conseil auprès de Vic. En attendant, il ne fera rien, si ce n’est garder un œil sur Al.