11. Crachin matinal

Par Rachael

Élucidation du crime du faubourg Saint Honoré : Après le crime, M. Bertillon, directeur du service anthropométrique avait ramassé des morceaux de verre provenant d’une vitrine brisée par l’assassin. Ces morceaux portaient l’empreinte de doigts. M. Bertillon (…) les compara avec celles qu’on fait donner aux détenus, en les astreignant à apposer sur une fiche leurs doigts noircis à l’encre d’imprimerie. Il en trouva la reproduction absolue, sur la fiche d’un nommé Henri-Léon Scheffer.

Le Figaro, Samedi 1er Nov. 1902

 

 

À l’abri dans la pièce secrète, dans une obscurité presque parfaite, je tendis l’oreille. Les arrivants ne se préoccupaient pas de discrétion ; je fus témoin de leurs premières réactions sur le palier, entre cris de la concierge et exclamations des hommes :

— Quel capharnaüm, ici ! Pichon, descendez demander ce que les gars trafiquent avec l’électricité. Qu’ils nous fournissent de la lumière, on n’y voit goutte. Accompagnez-le donc, madame Voisin. Ensuite, Pichon, vous irez prévenir le commissaire dare-dare. Et mandez le personnel de maison.

Une autre voix retentit depuis le bas de l’escalier :

— Il n’y a personne dans les chambres ni de signes de lutte, inspecteur.

— Merci Duclos. On dirait bien que tout s’est passé ici, en haut. Venez nous rejoindre. Boyer, Maugras, avec moi ! On examine les lieux. Priorité à la recherche de victimes. Vous avez entendu, la concierge ne se rappelle pas qui était à la maison.

J’admirai la façon dont l’inspecteur s’était débarrassé de ladite concierge. La suite me plut moins. Je n’eus aucun mal à imaginer la scène, suggérée par les bruits : les policiers piétinaient dans l’atelier avec autant de délicatesse qu’un troupeau de bovins. J’avais déjà perturbé d’éventuels indices avec mes mules, mais leurs gros godillots, c’était le pompon !

Malgré mon agacement, j’allais sortir pour me présenter – puisque c’était la police – quand une pensée s’imposa soudain à moi et prit le pas sur toute autre considération : ils allaient me renvoyer chez moi. Si Hippolyte et l’oncle Fulgence avaient vraiment disparu, l’action des autorités, après un interrogatoire, ne serait-elle pas de me faire raccompagner à la maison ? À Rennes ? Bien sûr que si ! C’était l’évidence : à dix-huit ans, j’étais une jeune fille mineure[1] ; personne à Paris ne pouvait plus s’occuper de moi, donc la logique voulait que je rentre chez mes parents. Et, connaissant ma mère, elle ne me permettrait plus jamais de repartir pour Paris après cet épisode.

Dans mon indécision, je laissai mon regard divaguer ; je découvris soudain – oh joie – un œilleton obstrué par une plaque métallique pivotante qui m’autorisa un espionnage discret des manœuvres policières. Je n’étais pas la première à me livrer à cette activité !

Bientôt arriva le commissaire, accompagné de sa propre équipe. Il houspilla les premiers policiers dans la place en se lamentant sur le piétinement de traces irremplaçables.

— Vous n’avez jamais entendu parler de récolte d’indices, bande d’andouilles ?

— Nom d’un chien, chef, il y en a partout ! Des papiers, des engins, des bouts de verre et Dieu sait quoi d’autre. On peut quand même pas voler ? En tout cas, y a personne.

J’étudiai le travail des enquêteurs depuis ma cachette. Les nouveaux arrivants s’efforçaient de déranger la scène le moins possible tout en notant avec minutie la position de chaque objet ou les détails des verreries brisées. Leurs méthodes m’inspiraient nettement plus confiance, mais il allait leur falloir du temps, considérant l’état des lieux.

Je pris conscience que rien ne pressait pour moi non plus. Je pouvais toujours sortir plus tard de mon abri et plaider un évanouissement. D’ici là, j’observai et écoutai avec attention. Ils attendaient un spécialiste qui allait relever les empreintes digitales, un procédé nouveau des plus en pointe qui permettait d’arrêter des criminels rien qu’aux traces laissées par leurs doigts. Je me réjouis d’y assister.

— C’est une intrusion depuis le toit, vous ne croyez pas, commissaire ? Ils ont cassé la verrière pour entrer. C’est aussi par là qu’ils ont pris la tangente.

— Ce n’est pas tout, Lebugle. Examinez les vitrages ! Ça devrait vous mettre la puce à l’oreille. Regardez comment les éclats de verre sont répartis.

— Eh bien justement ! D’après ce qu’on voit, il y en a partout.

— Eh oui, mazette ! Jusque sous les meubles. Certains sont même fichés dans les livres. Dites-moi donc comment des bouts de verre peuvent tomber du toit pour glisser ensuite sous les meubles.

L’autre resta sans voix ; il réfléchit en même temps que moi et parvint à une conclusion identique :

— Je ne sais pas. Je n’y pige rien, commissaire.

Il se tut, dans l’attente des lumières de son supérieur. J’étais moi aussi suspendu à ses lèvres.

— Ce que j’en déduis, c’est qu’une explosion a eu lieu depuis l’extérieur… ou au moins des coups violents, qui ont projeté le verre dans toutes les directions avec assez de force pour qu’il pénètre partout, ou alors… ou alors une implosion depuis l’intérieur.

Une implosion ? Je n’étais pas bien sûre de comprendre ce que c’était ni quels en étaient les effets, mais je me promis de me renseigner plus tard.

Ils débattirent un moment, sans parvenir à une conclusion. Un point positif était l’absence de traces de sang. Ils considéraient l’implosion comme peu probable, car on aurait retrouvé les occupants, entiers ou pas. Néanmoins, on se situait dans l’atelier d’un ingénieur bien connu, alors on ne pouvait écarter a priori aucune hypothèse qui mettait en jeu une technologie avancée, voire une entourloupe faéerique. Ils prévoyaient aussi de procéder à un examen minutieux à l’extérieur, une fois le jour levé. Malgré la lueur d’une lune obligeante, on ne distinguait aucune marque d’une montée en catimini le long de la façade.

Et pour cause… j’étais persuadée que mon rêve m’avait donné la clé : il s’agissait d’un engin volant. En même temps, cela me semblait si extravagant que je repoussai cette pensée dans un recoin de mon esprit. La nuit, les idées les plus folles avaient un attrait démesuré. Pourtant, le faée serré contre moi me faisait douter de la notion même de raison.

 

 

Je maintins ma résolution de ne pas me montrer ou plutôt la fatigue décida pour moi : je m’endormis dans le fauteuil, pendant que les policiers continuaient d’inventorier la pièce. Quand je me réveillai, je vis par mon œilleton que le jour pointait. On n’apercevait plus personne, la maison avait sombré dans la quiétude hautaine des constructions neuves où rien ne craque ni ne gémit. Un silence saisissant, qui rappelait que les occupants habituels avaient disparu. Un frisson d’angoisse me secoua de haut en bas. Qu’était-il advenu d’eux ?

Je sortis de ma cachette. Un crachin parisien tombait du ciel par la verrière éventrée. Cela me serra le cœur : bientôt rien de lisible ne demeurerait des papiers éparpillés, fussent-ils détails des projets en cours, notes sur de récentes inventions, croquis minutieux de machines extraordinaires. Devant tant de gâchis, j’ajoutai quelques larmes de mon cru au travail de la pluie. Mais rassembler les feuillets était un ouvrage de plusieurs jours. Et puis je n’étais pas censée me trouver là… Cela me rappela que je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais faire ensuite. Je tournai sur moi-même en frissonnant, pour embrasser dans un seul mouvement l’atelier dévasté.

Repensant au faée, je retournai dans la pièce cachée, mais il n’y était plus. Avais-je rêvé ? Était-il reparti dans sa dimension ? Encore un mystère à éclaircir. Je ressentis une vague déception, un sentiment pénible de frustration. Je comprenais maintenant ce qu’avait vécu Hippolyte.

Mais j’avais plus de chance que lui. En resserrant ma robe de chambre pour me prémunir du froid, j’entendis une protestation. Non, le faée n’avait pas disparu, il était simplement installé au fond de l’ample poche du peignoir et je venais de le comprimer un peu trop. Le cœur battant, je plongeai une main timide jusqu’à toucher une fourrure épaisse et chaude. Je ne rêvai pas !

Je l’attrapai délicatement pour l’examiner : on aurait dit un petit korrigan, comme ceux des contes bretons, avec ses grands pieds et ses oreilles pointues. En lieu et place de vêtement, une dense toison gris perle recouvrait son corps. Elle était douce sous mes doigts. Du haut de son front émergeaient deux minuscules cornes, qui lui donnaient une apparence de faune. Une joie sauvage me fit frissonner, malgré la tristesse du lieu dévasté. J’étais passée de l’autre côté, du côté de ceux qui faisaient l’histoire, du côté de ceux qui orchestraient des prodiges, du côté de l’inconnu et des mystères.

J’avais un faée au creux de la main.

Il me détaillait, avec deux grands yeux dorés où je crus lire la même curiosité que la mienne.

— Tu voudrais manger quelque chose ? Boire ? demandai-je.

Il ne répondit pas davantage que la veille, toutefois je déchiffrai un assentiment dans son expression. Les faées avaient-ils besoin de nourriture ? Je pris soudain conscience de l’étendue de mon ignorance. Je ne savais rien, même pas si c’était mon frère ou bien moi qui l’avais fait apparaître ici. Non que cela fasse une différence, puisque j’étais la seule à pouvoir m’en occuper…

J’allai quitter le laboratoire quand ma stupidité me frappa : les livres autour de moi… Peut-être pourrais-je y trouver des enseignements précieux sur les faées ? Quelques-uns exhibaient des titres prometteurs : « Merveilles faéeriques », « Les Faées de Paris », « Faées et Illusions ». Je les feuilletai rapidement ; j’arrêtai mon choix sur un mince volume au texte dense intitulé pompeusement : « Faerum Encyclopaedia ».

Je descendis ensuite sans bruit jusqu’à l’office afin de chercher de quoi satisfaire les appétits du petit korrigan et les miens. Mon silence était probablement sans objet, car Marthe était encore absente et je n’avais jamais vu le chauffeur à l’intérieur.

Je déjeunai de lait, pain, beurre et de fromage. À côté de moi, je disposai la même chose dans des soucoupes. Le faée s’en régala. Il mangeait comme un chat, en engloutissant tout comme si cela risquait de disparaître à tout instant. Une grappe de raisin conclut notre repas à tous deux, trois grains pour moi, le reste pour lui.

J’emballai dans un linge de quoi me restaurer pour la journée, emplis une bouteille d’eau, mis le tout dans un sac de toile puis remontai dans ma chambre. J’enfilai des vêtements amples et chaussai mes vieilles bottines. Bien moins belles que celles achetées par ma mère avant mon départ, elles seraient plus confortables. Pour compléter ma tenue, je pris mon grand manteau d’automne muni de larges poches ; j’y installai le petit faée, somnolent après ses agapes. Je caressai d’un doigt d’adieu le tableau des ballerines, figé dans l’attente d’un regard attentif, et je terminai en attrapant mes maigres économies dans la bourse que je cachais de tous – même mon frère n’en avait pas connaissance.

J’étais parée !

J’avais éludé le plus longtemps possible la seule question valable : où diantre allais-je aller ? Et qu’allais-je donc faire ?

 

 

Je m’assis lourdement sur mon lit, incertaine. Et maintenant ? Une angoisse innommable, une solitude existentielle me prirent aux tripes avec une acuité douloureuse ; je me sentis dépassée, impuissante. Que faire ? Rester à Paris ? Laisser ma famille dans l’inquiétude ? En même temps, je m’insurgeai contre l’idée de retourner à Rennes.

Pas question !

Confusément, je pensais que c’était à moi de retrouver Fulgence et Hippolyte. Mais vers quoi partir sans le moindre embryon de piste, seule, démunie de tout support ? Avais-je vraiment l’ambition d’accomplir plus que la police ?

Cela dit, je doutais du succès des enquêteurs : je les avais trouvés balourds, sans imagination – ils n’avaient même pas évoqué les faées, alors que mon oncle était un clairvoyeur notoire.

Des hypothèses sur la disparition de mon oncle tournaient dans ma tête comme les oiseaux de papiers aperçus sous le dôme du grand palais : rivaux politiques, concurrents industriels, les uns ou les autres envieux de sa réussite, ou encore adversaires de la direction qu’il défendait pour la société, avec son soutien à la loi de laïcité. La liste était longue, les pistes nombreuses.

Mais moi finalement, je n’avais pas trente-six possibilités pour les suivre, ces pistes : un allié, voilà ce qu’il me fallait.

Un allié pour en apprendre davantage sur les faées et sur ce que je pouvais – ou devais faire – avec celui qui dormait dans ma poche.

Un allié plus averti que moi des écueils politiques autour desquels mon oncle poussait sa barque.

Un allié qui par sa vision détachée m’aiderait à faire le point sur ce que je savais des activités de mon oncle et de ses ennemis.

Le choix était limité, les options vite passées en revue. Je n’avais pas vraiment noué de lien avec mes condisciples à l’école d’infirmières ; aucune n’oserait prendre mon parti ni garder le silence sur ma fausse disparition. Je ne pouvais compter sur les domestiques pour la même raison. Le seul qui, je le pensais, pourrait ne pas me juger insensée, le seul qui se fichait de l’autorité, c’était Jules.

Je le connaissais à peine, mais n’était-ce pas le destin qui l’avait mis sur ma route hier ?

 

[1] Depuis 1804, la majorité civile en France est à 21 ans pour les deux sexes.

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Cataclistica
Posté le 18/10/2020
Toujours aussi intéressant et bien mené ! mais je me pose une question pratique : pourquoi la domestique n'apparaît pas après l'ex/implosion ? Elle devait dormir à l'étage elle aussi.
Rachael
Posté le 18/10/2020
réponse pratique à ta question pratique : j'ai dit dans le chapitre précédent qu'elle était partie passer deux jours dans sa famille. eh, eh, eh...
Cataclistica
Posté le 25/10/2020
Oups... je suis désolée... Voilà ce que c'est de lire par petits bouts...
Rachael
Posté le 26/10/2020
Pas de soucis, c'est logique quand on ne lit pas en continu.
Matzoé
Posté le 13/10/2020
On pressent que Léontine va devoir devenir Léonard à moyen terme pour s'en sortir seule dans Paris !

Je regrette encore l'évocation de l'école d'infirmière et de "condisciples" qui ne sont pas le solution mais que le lecteur n'a pas rencontré !
Bien sûr on a envie de retrouver Jules mais l'école semble être une fausse piste, un décor creux dont les enjeux et l'existence ne sont pas réel dans l'univers. Et on sent bien que cette piste va être abandonnée dès que Léontine se retrouvera seule. Je trouve ça dommage d'évoquer autant un lieu sans l'évoquer vraiment.

Je me demande de ce qu'il en ait de la livraison de tableaux achetés par Fulgence le samedi. Va t-elle arrivée avec l'oeuvre des ballerines ?

J'ai beaucoup aimé l'écriture des dialogues des policiers. Dès la première phrase prononcée et avant même que tu expliques qui sont ses gens, on comprend très bien. Contractions dans les phrases, argots, compte-rendus. Le changement de registre fonctionne très bien.

Hâte de poursuivre ma lecture ! :)
Rachael
Posté le 13/10/2020
Ah bah oui, encore désolée pour l'école, c'est vrai que c'est un décor creux, mais en même temps, Léontine s'en désintéresse aussi assez vite. C'est clair que ça fait partie des pistes d'amélioration, si je trouve moyen de me faire une idée sur cet endroit.
J'ai beaucoup aimé jouer avec le langage dans cette partie, tant mieux si le résultat est réussi.
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