Quatre jours avaient défilé et Lily n’était toujours pas sortie de son lit quand elle entendit vaguement frapper à sa porte. Elle ne savait pas quelle heure il pouvait être, ayant complètement perdu la notion du temps depuis sa troisième bouteille de liqueur. Lily n’aimait pas l’alcool. Elle avait dû le mélanger avec une quantité non négligeable de soda pour l’absorber et son ventre protestait méchamment. Ou peut-être criait-il famine : elle n’avait rien mangé de consistant depuis le début de semaine.
Quel cliché ! Noyer son désarroi dans l’alcool… Lily se trouvait grotesque mais elle n’avait pas trouvé mieux pour anesthésier sa peine. Elle était navrante. Toc ! Plus que ça, même : banale. Toc ! Médiocre. Toc ! Incompétente. Toc ! A chaque coup sur la porte, Lily s’infligeait une nouvelle injure. Faible. Toc ! Inefficace. Toc ! Lamentable. Toc ! Pas à la hauteur. Toc !
La litanie continuait, fidèle au rythme donné par ce curieux métronome, lorsque la porte s’ouvrit brutalement, coupant court à cette auto-flagellation compulsive.
- Sagesse, gronda Lily d’une voix rauque et titubante. Tu n’as pas le droit de faire ça !
Ce fichu oiseau avait chipé la clé de la porte d’entrée et était passé par la fenêtre entrouverte pour la transmettre à son invité surprise.
- Je n’ai pas pour habitude de frapper aux portes comme une groupie, s’exclama une voix polissonne que Lily connaissait bien.
Elle se redressa sur un coude, tout-à-coup inquiète.
- Ho Séraphin, c’est toi ! Tu n’es jamais venu chez moi, qu’est-ce qui se passe ? Tout va bien ? Tu as besoin de quelque chose ?
- Un bon verre d’eau, répondit-il d’un ton ironique qui échappa totalement à la propriétaire des lieux, bien trop dans le cirage pour saisir le moindre second degré.
Après s’être péniblement levée, Lily chancela jusqu’à la cuisine et entreprit de servir un verre d’eau à Séraphin. Une première fois. « Aïe ! zut, raté ». Une deuxième. « Oups ! pas grave : je nettoierai après ». La troisième fois, alors que le parquet était inondé et le récipient toujours vide, Lily abandonna. Sagesse tournait autour d’elle en émettant des petits cris bien trop aigus et battant frénétiquement des ailes à en donner le tournis. Les yeux mi-clos, Lily décida d’aller s’asseoir sur la chaise la plus proche. Elle était trop engourdie par l’alcool pour avoir honte ou ressentir la moindre émotion, provenant d’elle ou de son visiteur d’ailleurs.
Aussi, ne vit-elle pas débarquer la colère qui embrasa les iris de Séraphin, le dégoût qui fumait hors de ses narines et l’affliction qui le consumait.
D’un mouvement aussi gracieux que théâtral, il se redressa de toute sa hauteur et fit tourner sa veste autour de son corps, tel un torero évitant les coups de corne. Au même instant, toute trace d’alcool dans l’appartement de Lily se mit à s’embraser, créant une multitude de flammes qui scintillaient telles des lucioles dans l’obscurité du crépuscule. Devant ce spectacle enchanteur, Lily oublia que les ravissantes lumières provenaient de ses fonds de bouteilles et des verres négligemment délaissés aux quatre coins de son logement depuis le début de la semaine, sa conscience trop endormie pour lui rappeler de ranger les vestiges de sa brutale dépravation.
Lily ne bougeait pas, comme hypnotisée par cette scène féérique. De son côté, Séraphin avait délicatement posé son blouson sur un fauteuil et s’approchait calmement d’elle, décidé, en bon matador, à achever son œuvre. Lui saisissant le visage entre ses mains de velours avec une fermeté inattendue, il la fixa de ses yeux dorés devenus étincelants. Pendant les courtes secondes que dura cette estocade, Lily crut voir brûler un brasier dans les pupilles de son mentor devenu l’espace d’un instant son châtieur, son corps à elle devenant lui-même incandescent. Dans un cri, elle se dégagea des prises de Séraphin et s’écroula à même le sol.
Alors qu’un violent sanglot s’emparait d’elle, Séraphin l’installa sur le canapé recouvert d’une moelleuse peau de mouton et l’enveloppa de ses bras. Devenue sobre d’un seul revers, Lily sentait remonter toutes les émotions qu’elle avait tant cherché à tenir éloignées depuis sa rencontre avec Lucien. Bien trop envahie pour se maîtriser, elle lâcha totalement prise dans les bras protecteurs de son rédempteur, priant pour qu’il résistât aux vagues affectives qu’elle allait immanquablement lui projeter. Les yeux remplis de larmes, couverts par ses mains, elle se cachait. A quelques reprises, elle le sentît tressauter. Sinon, il ne bougea pas, solide comme un roc. Quand leurs corps se détendirent enfin, Sagesse vint à son tour se poser sur l’épaule de Lily, proposant ainsi une touche supplémentaire de réconfort face à son effondrement.
- C’est Sagesse qui t’a prévenu ? demanda Lily entre deux fatals reniflements, outrages à la coquetterie de Séraphin qui n’en montra pourtant rien.
- La Mouche ? s’étonna-t-il. Non, du tout.
Hésitant, il poursuivit :
- Lucien m’a demandé de venir te voir quand il a appris que tu étais en congé maladie depuis plus d’une semaine.
Lucien ? Lily ne comprenait pas. Elle n’essaya même pas, trop épuisée pour espérer réfléchir avec logique. Se saisissant d’un paquet de mouchoirs, elle s’essuya le visage et, dans un bruit éléphantesque, expulsa ses derniers tourments. C’en était trop pour Séraphin qui se leva, prétextant ranger les cadavres de bouteilles dispersés dans le loft. Les flammes, maintenant éteintes, avaient laissé place à une pesante obscurité.
Pendant quelques minutes, Lily observa passivement Séraphin, lovée dans son divan, puis elle se mit à rire amèrement. Décidément, elle était d’une niaiserie accablante ! Surpris, Séraphin interrompit son travail d'assainissement et se retourna vers elle en l’interrogeant du regard.
- Et dire que je n’avais jamais réalisé que tu es un Flambeur, quelle perspicacité ! persiffla Lily.
- Je le prends comme un signe de respect.
- Ce n’est pas comme si tu t’en cachais…
- C’est bien pour cette raison que je le prends comme un signe de respect de ta part. Seules les personnes qui te sont intimes ne passent pas par le crible d’une exploration approfondie de leur âme. J’imagine que tu me fais suffisamment confiance pour ne pas aller creuser au-delà de ce que je te donne à voir. Pour moi, c’est on ne peut plus flatteur.
Vu sous cet angle, évidemment… Mais Lily n’en était pas soulagée pour autant.
- Séraphin, je me sens si bête et incapable… Mon idée, Lucien l’a balayée comme si c’était un caprice d’enfant… Je ne me suis jamais sentie autant ridicule de ma vie !
« Et s’il avait raison ? Je ne suis peut-être pas assez douée pour mener un combat pareil… » termina sa voix intérieure.
- Jamais aussi ridicule ? Vraiment ? questionna Séraphin en haussant son sourcil gauche si haut qu’il touchait presque les mèches noir charbon qui s’échappaient, rebelles, de son bandana rouge.
Lily savait où il voulait en venir. Sa douleur face à la réaction de Lucien faisait écho à des souvenirs très lointains, des souvenirs d’une phase de sa vie qu’elle pensait avoir digérée depuis toutes ces années. Alors pourquoi se sentait-elle aujourd’hui aussi fragile qu’à cette époque ?
Lorsque Lily avait rencontré Séraphin pour la première fois, elle avait à peine huit ans et ne prononçait plus le moindre son depuis des mois. Autant éclairé que sa femme sur la sensibilité exacerbée de sa fille, son père avait insisté pour lui laisser du temps afin qu’elle s’exprimât spontanément mais, au bout de nombreuses semaines de mutisme, la mère de Lily l’avait convaincu de demander de l’aide extérieure. Après divers essais infructueux chez des Guérisseurs renommés, Lily avait atterri chez Séraphin, Thérapeute prometteur bien que « pas encore sec derrière les oreilles » comme l’avait sévèrement jugé sa mère lorsque son mari lui avait montré le curriculum. N’ayant jamais rencontré quelqu’un d’aussi farfelu, Lily était tout de suite tombée sous le charme de ce curieux personnage dont les pensées lui échappaient. Avec ses pitreries, il lui avait petit à petit redonné le sourire et permis de se confier sur les raisons de son silence.
Grâce à sa personnalité atypique et à ses talents de Thérapeute, Séraphin fut le premier à comprendre ce que vivait Lily à cette période : alors que l’âge de raison venait d’être franchi, elle avait commencé à sentir en elle des émotions fortes qui ne lui appartenaient pas. Et puis des bouts de pensées qui n’étaient pas les siennes se mirent à émerger sans détour. Trop effrayée par ces expériences troublantes, la petite Lily n’en avait parlé à personne jusqu’au jour où elle avait osé l’aborder avec sa meilleure amie.
La Lily d’aujourd’hui s’en souvenait parfaitement. Inévitablement. Il faisait beau et chaud cette après-midi-là. C’était le début du printemps. L’école était fermée pour les premières relâches de l’année. Lily et Rose, son amie d’enfance, ramassaient des bouquets de jonquilles pour la veille voisine qui leur offrait généreusement des chocolats en remerciement. Mine de rien, Lily avait demandé à son amie s’il lui arrivait d’entendre des idées venant des autres. Leur voix alors qu’ils n’ouvraient pas la bouche. Rose, qui était pour sa part une petite fille très raisonnable et terre-à-terre, avait ri en lui assenant un guilleret « mais t’es bête ! c’est impossible ! » Puis, elle s’était remise à cueillir des fleurs en chantonnant. Ce jour-là, une peur très intime de Lily, encore à l’état d’avorton mais qui braillait bien trop souvent à ses oreilles, se confirma. En rentrant chez elle, son chocolat à la main, Lily décida donc de se taire jusqu’à ce qu’elle fût assez maligne pour être crue. Car elle en était sûre. Elle entendait bien des petites voix.
Depuis cette confidence, Séraphin s’était évertué à aider Lily à croire en elle avant tout. Au fil des années, il avait ainsi découvert ses compétences particulières, d’écoute tout d’abord, de mémoire ensuite, et avait permis à Lily de les appréhender et les développer pour s’en servir comme une force. Alors que sa mère avait démissionné de ce rôle pour s’occuper des populations de contrées lointaines, emmenant de surcroît son père dans cet élan, Lily avait trouvé en Séraphin un guide salvateur. C’était d’ailleurs ce soutien providentiel qui lui avait donné l’envie d’exercer ce même métier. Devenue, à l’âge adulte, plus experte d’elle-même et une Thérapeute à part entière, Lily avait continué à côtoyer Séraphin qui était passé du rôle de Thérapeute à celui de Mentor bien que Lily eût amplement conscience que ses interventions lui servaient en permanence à tous les niveaux.
- Eh bien au moins autant ridicule que ce jour-là on va dire, riposta finalement Lily, mais je crois surtout très blessée du manque de considération de Lucien à mon encontre.
- De la considération pour toi, il en a infiniment plus que ce que tu t’imagines. La vraie question est la suivante : est-ce celle que tu recherches ?
- Comment ça ?
Séraphin s’installa sur le fauteuil en face d’elle, assez éloigné de ses mouchoirs pour feindre les ignorer mais assez proche de Lily pour jauger sa réaction malgré l’obscurité.
- Lucien se soucie énormément de toi…
- Je ne cherche pas à lui provoquer du souci, répliqua Lily du tac au tac.
- Ça, ça ne dépend pas de toi ma chère !
- Quand même ?! Si je l’inquiète autant, c’est que je suis incapable de lui prouver qu’il peut avoir confiance en moi.
Pas à la hauteur. Décidément.
- Ecoute-moi bien Lily, gronda doucement Séraphin, je n’ai jamais dit que tu l’inquiétais. Je pense qu’il se soucie de toi car il tient à toi… Quoiqu’il en soit, je n’ai aucun doute sur le fait qu’il te prenne au sérieux.
La dernière phrase de Séraphin déconcerta si bien Lily qu’elle en éluda le reste du propos pour contester avec dépit :
- Ce n’est pourtant pas ce qu’il m’a montré lundi dernier… Enfin celui d’avant. On est quel jour au fait ?
- Jeudi. As-tu déjà envisagé l’idée qu’il essaie de te protéger ?
- Me protéger, moi ?
Lily n’en croyait pas ses oreilles.
- Mais de quoi ?
- De qui plutôt, précisa gravement Séraphin avant de se redresser sur son fauteuil et de poursuivre sur un ton léger : Eh bien, voyons, des Hautes Autorités, de Victorine, de toi-même et de tes valeurs contestataires !
- De mes valeurs contestataires, répéta machinalement Lily, perdue dans ses pensées.
Cette idée saugrenue avait un goût de déjà-vu… Après quelques minutes d’introspection qui permirent à l’interprétation de Séraphin de faire son chemin dans l’esprit de Lily, cette dernière reprit, le ton chargé de courage :
- S’il croit me protéger et me rabaissant et en me muselant, c’est qu’il me connaît bien mal !
- Oui ! J’aime cette attitude ! Alors prouve-le lui, claironna Séraphin en applaudissant puérilement.
Influencée par l’allégresse de Séraphin, elle se sentait à nouveau assez forte pour relever le défi. En parlant de défi… Séraphin était un Flambeur : quelle nouvelle ! C’était pourtant la première fois qu’il usait de ses phénomènes devant elle… Intéressant ! Avec un sourire malicieux, elle lui lança :
- Et de quelles autres prouesses es-tu capable, hormis celle de dégriser en un instant ?
Le sourire jusqu’aux oreilles, Séraphin claqua des doigts et fit ainsi apparaître une petite flamme au-dessus de son pouce. Lily était un peu déçue. Après ce qu’il avait réalisé à l’instant, il ne pouvait pas se contenter de ça.
- Allez ! Tu peux faire mieux, non ? le provoqua-t-elle.
Séraphin prit un air réprobateur avant de souffler très lentement sur la petite flamme qui surplombait sa main en direction de Lily. Alors qu’elle fixait la flammèche vacillante dans l’attente d’un numéro grandiose, à l’image de son propriétaire, elle sentit une douce chaleur l’envahir de l’intérieur. C’était agréable, si doux, tellement plaisant, oh ! trop plaisant ! Lily se mordit la lèvre mais heureusement Séraphin arrêta juste avant que sa dignité en prît un coup. Quel manque total de pudeur ! Outrée, elle fit la moue en s’apercevant que Séraphin fanfaronnait silencieusement : il l’avait eue à son propre jeu… Passant sous silence ses sensations embarrassantes, Lily s’enquit de celles de son invité décidément plein de surprises.
- Je ne t’en ai pas fait voir de toutes les couleurs… avant ?
- Ne t’inquiète pas, Lily.
S’apercevant qu’elle n’arrivait pas à suivre ses conseils, Séraphin poursuivit :
- Tu sais, tes phénomènes, car on peut bien les appeler ainsi même s’ils n’ont pas encore été découverts par les Hautes Autorités et théorisés par la littérature traitant des prédispositions, ne sont plus aussi explosifs qu’à ton adolescence. Tu pourrais d’ailleurs t’en servir de manière constructive plutôt que les opprimer...
- Non, arrête. Je t’ai déjà dit que je ne voulais plus aborder ce sujet.
- Je sais, ça fait bientôt quinze ans que tu me l’as dit et j’ai respecté ton silence toutes ces années. Mais ne crois-tu pas qu’il est temps d’y revenir ?
Coupant court à la conversation, Lily lui répondit avec une inflexion sans appel :
- Tu voulais un verre d’eau en arrivant, c’est juste ?
Silence. L’allégresse s’était envolée. La tension était palpable. Séraphin jaugeait jusqu’où il pouvait la pousser.
- Oui, volontiers, convint-il avec un soupir.
« Ouf ! » souffla Lily pour elle-même en se dirigeant vers la cuisine, songeuse.
- Personne ne doit savoir. Est-ce que tu m’as bien comprise Lily ?
- Oui maman.
- De toute manière, personne ne te croirait…
- Séraphin, lui, me croit…
- Tu en as parlé à Séraphin ?
- Oui, c’est mon Thérapeute. Il est soumis au Secret, tu ne risques rien, c’est bon…
- Comment ça « je ne risque rien » ?! Tu ne comprends décidément rien à rien ma puce ! Dorénavant, tu vas me promettre de ne plus jamais en parler à personne.
- …
- Promets-le-moi !
- Je te le promets.
- Promets-le sur la Vie de ta mère. Et tu sais comme moi que ce n’est pas une promesse en l’air.
- …
- Allez Lily.
- Très bien. Je te Promets, sur ta Vie, que jamais plus je n’en parlerai avec qui que ce soit.