Grâce aux encouragements de Séraphin, Lily reprit son travail le lundi suivant son incursion salutaire au loft. Faisant profil bas, elle se montra plus docile envers Victorine qui s’assagît en conséquence. A son insu et celui de Lucien, elle persévéra néanmoins dans son projet, réalisant son étude longitudinale en catimini. Voilà comment elle avait décidé de lutter. Fini l’auto-apitoiement, place aux revendications ! Pour cela, il lui fallait des arguments et, puisqu’elle ne pouvait pas compter sur Lucien pour les développer, elle les rassemblerait en solitaire. L’avantage de cet isolement résidait dans son autonomie et l’absence totale de considération portée sur la méthode utilisée. Ainsi, Lily s’était rabattue sans crainte sur l’exercice de sa mémoire. Et ce procédé portait ses fruits. À travers les souvenirs d’une de ses ancêtres, Archiviste chevronnée au sein de cette même consultation, elle avait rassemblé une quantité non négligeable de témoignages qu’elle recopiait et référençait consciencieusement.
Comme sa mémoire était bien trop étendue pour qu’elle ait un accès immédiat de son ensemble, Lily devait l’explorer avec une concentration et une méthode extrêmes. C’était comme chercher une citation dans une librairie désordonnée sans en avoir les références exactes. Cette prospection lui prenait donc un temps considérable, temps qu’elle avait décidé de s’octroyer en inventant un patient imaginaire qu’elle suivait hebdomadairement. Lily espérait que ce subterfuge durerait et, heureusement, ne fut pas déçue.
En vérité, depuis quelques temps, on lui fichait royalement la paix. Non seulement Victorine était moins envahissante mais Lucien, à la suite de leur désagréable tête à tête, l’évitait carrément. Quelles qu’en fussent les raisons, Lily s’en moquait : elle avait le champ libre durant une heure par semaine pour mener son enquête.
Parallèlement à ses recherches, elle avait entamé une correspondance avec Fantoche qu’elle trouvait absolument fascinant. Sans entrer dans les détails des modalités de son intérêt, elle l’avait sollicité concernant ses thèses critiques envers les décisions des Hautes Autorités depuis ces dernières dizaines d’années. Fantoche avait la particularité de ne pas pratiquer la langue de bois et Lily y avait trouvé un réconfort spirituel qu’elle n’attendait plus au sein de sa propre consultation.
Son correspondant évoquait sans faux-semblant la déroute des Hautes Autorités dont les individus prédisposés payaient le prix fort. Selon lui, ils étaient passés du statut de « malades » – avant la Grande Réforme – à celui de « richesse naturelle », au même titre que l’avaient été à une époque lointaine l’or, le pétrole ou le diamant.
Au fil de leurs correspondances, Lily avait développé de sérieuses affinités éthiques et déontologiques à l’égard de Fantoche et, avec moult précautions, s’était peu à peu confiée sur ses propres doutes. Tout dernièrement, elle lui avait vaguement exposé son projet de recherche, sachant que lui-même réalisait une enquête sur la précocité grandissante de l’âge d’apparition des phénomènes. Elle l’avait notamment questionné sur son point de vue concernant leur maturation et avait été bigrement stimulée par sa réponse.
Chère consœur,
Une fois de plus, je vous rejoins totalement et suis plus que ravi de savoir qu’un autre esprit se préoccupe de la trajectoire des phénomènes. L’histoire nous a enseigné qu’ils n’ont pu se développer qu’une fois leur acceptation sociale éprouvée. Nous avons tous, au sein de notre travail, au moins un exemple d’enfant prédisposé devenu aphénome en réponse à l’intolérance de son entourage. Mais je constate plus épisodiquement que certains enfants prédisposés passent eux-mêmes sous silence cet aspect de leur personnalité pour éviter que leur vie ne se réduise à leurs phénomènes. Les percevoir, les comprendre, les apprivoiser, les domestiquer, les mettre à profit… Contrairement à ce que s’imaginent les Hautes Autorités, tel n’est pas le rêve d’un enfant. Or, qu’est-ce qu’une vie d’enfant sans rêves ?! Dans les quelques cas connus d’enfants qui ont refusé de consacrer leur vie à leurs phénomènes, j’ai pu observer que ces derniers s’éteignaient progressivement jusqu’à ne plus en laisser aucune trace. A l’opposé, lorsque les phénomènes sont valorisés et attendus par l’enfant et sa famille, leur âge d’apparition est prématuré, ce qui est plus la tendance actuelle, d’où mes récentes études. La question de l’évolution d’un phénomène me semble donc inhérente aux attentes et désirs des enfants et de leurs proches. Mais peut-on leur faire porter les attentes et désirs, voire besoins, d’une société tout entière ? Formulé ainsi, la réponse semble évidente ! Et, pourtant, la communauté continue à compter sur eux pour son bon fonctionnement au risque, comme vous l’évoquiez, de mettre des pressions telles que ces exceptions dont je vous parle deviennent, progressivement mais fatalement, la règle. En relisant votre dernier air-mail, je me suis mis à rêver d’un monde où les enfants pourraient jouer avec leurs phénomènes tant que le jeu reste leur moyen d’expression et d’apprentissage et qu’ils choisiraient l’usage qu’ils voudraient en faire une fois leur maturité atteinte. Mais comment fixer cet âge de maturité ? Je serais curieux d’avoir votre avis sur la question.
Avec mes chaleureuses salutations et au plaisir de vous lire à nouveau,
Fantoche
Après avoir lu cet air-mail, Lily avait eu une illumination. Pour étoffer sa théorie, elle devait se servir de l’Algorithme du Donateur Pi. Non pas pour repérer le domaine de compétence privilégié des enfants prédisposés, comme s’entêtait à le faire Victorine, mais pour déterminer l’âge de maturation de leurs phénomènes.
Forte de cette nouvelle idée, elle se heurtait néanmoins à un obstacle. Et non des moindres : si comprendre les processus engagés pour l’Algorithme était déjà hors de portée pour quiconque, hormis son concepteur, que dire de l’idée de l’aménager en faveur d’un nouvel objectif ? Lily savait que seul le Donateur Pi en avait la faculté. Or, le Donateur Pi était quelqu’un d’atypique et, bien qu’elle le connût sur le bout des doigts – ou plutôt justement comme elle le connaissait sur le bout des doigts – elle savait qu’elle ne tomberait jamais sur lui à l’improviste chez l’Epicier ni qu’elle n’entamerait de correspondance avec lui par air-mail comme c’était le cas avec Fantoche. Comment allait-elle bien pouvoir lui faire part de sa réflexion ?
La nécessité d’échanger avec le Donateur Pi s’imposait ostensiblement dans l’esprit de Lily tandis que les témoignages garnissaient de plus en plus le répertoire de sa recherche. Elle ne trouvait pourtant pas le moyen de provoquer une rencontre sans éveiller les soupçons de Lucien.
Les jours défilaient. La frustration de Lily grandissait. L’absence de solution persistait.
Jusqu’au jour où une issue se présenta d’elle-même lors d’un interminable Table Ronde où l’avait entraînée Victorine presque de force.
- Avant de terminer, une dernière information : lors de notre prochaine Table Ronde, nous aurons l’honneur et le plaisir de recevoir l’un de nos plus illustres anciens patients, ceci grâce à notre remarquable Victorine, l’encensa Lucien en lui lançant un coup d’œil éloquent.
Lily comprenait mieux pourquoi cette dernière avait tenu à sa présence ce jour en particulier. Depuis que ses relations avec son chef s’étaient considérablement refroidies, Lily subissait avec écœurement le malin plaisir que prenait Victorine à lui afficher la sympathie qu’il lui portait. En ce moment, elle était tellement enorgueillie des compliments à son encontre qu’elle sautillait sur place et ne pût s’empêcher de prendre la parole, avec une outrecuidance qui horripila Lily.
- En effet, le Donateur Pi – chuchotements euphoriques dans l’assemblée. Silence ampoulé de Victorine qui savoura son effet avant de reprendre – Oui le Donateur Pi en personne s’est montré tout-à-fait disposé à vous partager l’étendue de ses connaissances. Vous aurez ainsi l’opportunité de poser vos questions directement au fondateur de l’Algorithme qui soulage vos équipes de la surcharge de travail à laquelle vous êtes confrontés.
Le Donateur Pi invité ?! Une aubaine ! Réjouie pour des raisons diamétralement opposées à celles de ses confrères, Lily avait instantanément oublié son exaspération pour savourer l’opportunité qui s’offrait à elle. En la jouant fine, elle pourrait profiter d’un tête-à-tête avec le Donateur Pi pour lui parler de son plan.
Plutôt experte du fonctionnement de cet éminent personnage – c’était quand même son ancien patient même si Lucien s’était bien gardé de le préciser – Lily s’évertua, les jours suivants, à préparer consciencieusement une liste de sept questions à lui poser, jugeant que c’était le temps qu’elle aurait à disposition au moment où sa routine lui imposerait de se laver les mains, à cinq reprises, après le croissant qui lui serait offert à son arrivée et qu’il évaluerait conventionnel d’accepter.
Aussi brillant et respecté qu’il était, le Donateur Pi était un homme avec ses forces et ses fragilités. L’une de ses plus folles caractéristiques consistait dans le fait qu’il soit né à la fois Eautiste et Terrien. Depuis l’apparition des phénomènes, il était rare de voir un individu présenter des affinités avec deux types d’éléments. Du temps où elle accompagnait le jeune Pi – bien avant qu’il reçoive le titre honorifique de Donateur grâce à sa large contribution à l’application de la Noble Cause – Lily, intriguée par cette combinaison, s’était penchée sur les anciennes classifications diagnostiques qui semblaient bien plus compétentes en la matière. Elle avait alors découvert que les particularités de son patient étaient autrefois rassemblées sous l’appellation « Syndrome d’Asperger ». On y retrouvait des compétences cognitives préservées, voire hors-pairs à l’image des Terriens, ainsi que plusieurs particularités souvent partagées par les Eautistes : maladresse dans la communication et les interactions sociales, rigidité de la pensée, intérêts particuliers souvent envahissants, besoin massif de routines, etc.
Si le Donateur Pi adhérait fidèlement à cette classification, ses affinités à l’eau et à la terre étaient restées limitées au versant réceptif. Avec sa perception synesthésique de son environnement, il développa, avec le soutien de Lily au fil de son suivi, des compétences mnésiques, logiques et de vivacité d’esprit hors normes. Ainsi capable d’encoder et de traiter simultanément une quantité astronomique de données, il avait créé un système mathématique complexe qui régissait, selon des critères bien définis, sa vie tout entière, de l’heure à laquelle il se levait au choix de menu pour son repas du dimanche.
Alors qu’il aiguisa cette particularité intellectuelle durant toute sa jeunesse, il n’arriva pas, en revanche, à se rassurer entièrement de ce que ses phénomènes pouvaient générer hors de ses méninges. Comme bien souvent, l’éclosion des phénomènes du petit Pi s’exprima dans son environnement de manière très désordonnée et débridée, si bien qu’il en éradiqua toutes manifestations dont il ne pouvait garder le contrôle à l’aide de son esprit.
Chaque enfant prédisposé passait par cette phase plus ou moins longue et effrayante, selon ses compétences d’adaptation et le soutien qu’il pouvait recevoir de son entourage, qui consistait à l’apparition progressive et intempestive de diverses expressions des phénomènes. Agissant sur les éléments en reflet à l’état émotionnel de l’enfant, elles pouvaient ainsi créer des situations extravagantes, vécues comme truculentes par certains et intimidantes par d’autres. Sans aucun doute, Pi faisait partie de la seconde catégorie d’enfants et, malgré toute l’aide que Lily tenta de lui apporter, il étouffa massivement ces manifestations incontrôlables jusqu’à ce qu’elles s’éteignissent progressivement, tout comme l’avait décrit Fantoche dans son air-mail.
Le jour de la venue du Donateur Pi à la Table Ronde, Lily savait que, dans toute l’étrangeté que pouvait présenter son fonctionnement à un public non averti, son ancien patient ne montrerait aucune marque de promiscuité envers elle, alors qu’elle l’avait rencontré chaque semaine durant une dizaine d’années. Il avait été un de ses tous premiers patients et elle se souvenait parfaitement de chacune de leurs rencontres. Inévitablement.
Elle gardait activement en mémoire une répartie particulièrement amusante qui lui rappelait sans cesse l’importance de ne pas présumer les pensées de son interlocuteur uniquement sur la base de ce qu’elle percevait naturellement. Elle datait du jour où l’annonce de la prédisposition du petit Pi fut transmise à sa famille. Ses parents étaient tous deux des Professeurs d’histoire ancienne et n’avaient pu s’empêcher de faire le lien entre le terme actuel « Eautiste » et l’ancienne dénomination « Trouble du Spectre Autistique ». Alors qu’ils épiloguaient sur les liens tangibles entre ces deux modes de classification, Lily avait ressenti une angoisse grandissante chez son jeune patient. Soucieuse de ce que pouvait sous-entendre le concept de « trouble » dans son esprit d’enfant, elle avait interrompu ses parents pour le questionner sur ses inquiétudes. Le jeune Pi lui avait alors répondu qu’il avait effectivement très peur en écoutant ses parents. Plus que peur, il était terrifié. Et ce qui l’effrayait tellement n’était pas tant le fait qu’il pût avoir un trouble mais plutôt qu’il ne fût un spectre. Car rien ne l’horrifiait plus que les fantômes ! Lily en était restée pantoise. Face à la réplique du petit Pi, elle avait dû ravaler toutes ses reformulations concernant le concept de « trouble » pour répondre à la véritable crainte de son patient en expliquant ce que signifiait le mot « spectre » dans ce contexte.
Depuis, Lily avait gardé comme ligne de conduite de plutôt poser trop de questions que de faire fausse route, quand bien même l’interprétation semblait évidente.
Quand elle aperçut le Donateur Pi à la cafétéria, Lily trouva qu’il n’avait pas beaucoup changé. Toujours aussi maigre, il portait un pantalon maintenu par une de ses innombrables paires de bretelles – il les collectionnait depuis qu’il avait l’âge d’en porter – et une chemise désuète. Il se tenait dans une posture rigide, tout son corps criant son malaise d’être dans une assemblée, jetant de fréquents coups d’œil à sa montre pendant que son interlocuteur lui parlait. Lily sourît au souvenir de cette anecdote concernant son inaptitude à déchiffrer les codes sociaux. Il avait alors sept ans.
- Madame Lily, il m’est absolument impossible de déterminer si je dois ou non acquiescer pour vous montrer que je vous écoute. Je n’ai trouvé d’autres solutions que de le faire de manière régulière, chaque quatre secondes précisément, bien conscient que je ne tomberai pas à chaque fois juste.
Voyant qu’il terminait consciencieusement son croissant en même temps qu’il concluait la conversation avec son interlocuteur, Lily le suivit discrètement jusqu’au robinet au fond du couloir.
- Bonjour Pi, quel plaisir de te revoir.
- Bonjour Madame Lily, je vous ai aperçue tout à l’heure… Quel plaisir de vous revoir également, ajouta-t-il après une courte hésitation.
- Je te dérange ?
- Je peux me laver les mains et vous parler. Je me sens même plus à l’aise en vous tournant le dos.
- Je sais...
Coupant court au calvaire qu’étaient pour lui les conversations sociales, Lily prit une dernière précaution avant d’aller droit au but.
- J’ai sept questions concernant l’Algorithme que je ne souhaite pas aborder devant tout l’auditoire. Es-tu d’accord que je te les pose maintenant ?
- Bien sûr, vous m’avez sauvé la vie. Je vous dois bien sept réponses seul à seule.
Lily resta coite. Sauvé la vie ? Dans son métier, la preuve d’un travail bien fait était de ne plus avoir de nouvelles de ses patients. Comme le disait le dicton « pas d’air-mail, la vie est belle ». Quelquefois, Lily avait eu droit à des remerciements ou des compliments de la part le plus souvent des parents de ses patients. Elle avait même reçu des petits cadeaux, allant de la classique boîte de chocolats aux boucles d’oreilles fantaisistes. Mais jamais jusqu’alors on ne lui avait annoncé qu’elle avait sauvé la vie de quelqu’un ! Troublée et un peu émue, elle ne put s’empêcher d’ajouter une question à sa liste.
- Je t’ai sauvé la vie ?
- Evidemment. Le jour où vous m’avez empêché de manger un biscuit aux noisettes. J’y suis toujours allergique, à ce propos. J’espère qu’il n’y en aura pas dans le dessert prévu au repas de midi…
C’était donc à ça qu’il pensait ! Rien à voir avec ses compétences de Thérapeute… Plus amusée que déçue, Lily débuta avec sa première vraie question.