11 - Le procès

Le dit de Lao

 

Après avoir moisi presque deux jours entiers dans une cellule exiguë, sans que ma Tillia n’ait eu l’occasion, ou la volonté, de venir me rendre visite, mon humeur était exécrable. N’ayant rien de mieux à faire, j’avais eu amplement le temps de me concentrer sur mon rétablissement. Je me sentais mieux ; le spiritus de Kae avait terminé de fusionner avec le mien et le travail de purification était bien avancé. Pour autant, utiliser mes forces spirituelles afin de m’échapper n’était pas encore à l’ordre du jour, à moins que je ne souhaite faire exploser le Domaine de Vindictus Libertus et préparer de la soupe aux Goupils (avec des morceaux de Lao, Tillia et Silvia Hostiliana à l’intérieur).

La possibilité que je puisse tout détruire avait évidemment de quoi me séduire. Partir avec panache, laisser une marque définitive dans les affaires de l’Empire, confirmer ma réputation déjà mauvaise… J’avais pu cultiver ces rêves de grandeur à loisir. L’idée que Lao le Démon blanc devienne Lao le Déicide devenait de plus en plus attrayante à mesure que les heures passaient.

« Je m’appelle Maître Renart. Ton procès va bientôt commencer. Lève-toi et suis-moi. »

Je relevai la tête pour regarder mon visiteur. C’était le Goupil qui avait flirté avec moi peu après mon arrivée.

« Je suis désolé que tu aies à me voir dans cet état, dis-je. Habituellement, je suis davantage présentable. Ou, du moins, plus propre.

— Mon opinion de toi ne va pas changer pour si peu », me dit-il.

J’en déduisis qu’il était toujours d’humeur à flirter avec moi. Je décidai donc d’obéir à ses ordres. Je me levai, dépoussiérai mes loques sommairement et lui adressai mon sourire le plus charmant.

« Est-ce que je peux t’appeler Foxy ? Je trouve Maître Renart un peu trop formel. »

Perplexe, il ne sut que me répondre. J’obtenais habituellement ce genre de réaction de la part des Sériens quand j’employais des mots étrangers, des expressions venues de ma jeunesse.

« Foxy, est-ce que je peux avoir à manger ? Mon ventre crie famine. Un bon fromage à l’odeur alléchante, voilà ce dont j’ai besoin.

— Une collation te sera servie après ta condamnation, m’informa-t-il.

— J’espère que Vindictus Libertus ne se montrera pas pingre pour le dernier repas du condamné. »

Escorté par deux gardes, nous parcourûmes les couloirs de la villa sans croiser personne.

« Un gruau avec trois bouts de viande, m’indiqua-t-il enfin. Nous n’avons pas souvent eu droit à la visite de criminels, mais lors des deux occasions précédentes, c’est ce qui leur a été servi.

— Que dois-je faire pour avoir davantage et de meilleure qualité ? J’accepte de donner de ma personne, si tu vois ce que je veux dire. »

Il me jeta un coup d’œil en biais, tout en continuant à marcher. Nul doute qu’il pouvait voir mon spiritus briller de mille feux. Même avec mes guenilles de lépreux, je devais paraître, à ses yeux, aussi majestueux qu’un phénix. Il ne serait pas capable de me résister.

« Nous discuterons des détails après le procès. 

— Est-ce une promesse ? demandai-je. Je vais considérer que oui. »

Imperturbable, il s’abstint de tout commentaire. Il me mena jusqu’à la salle du trône, où m’attendaient une foule de Goupils, ma Tillia et Silvia Hostiliana. Ils étaient assis sur de larges coussins, disposés en cercle à même le sol. Sur le dais, Vindictus Libertus, les paupières lourdes, semblait sur le point de s’assoupir. À ses côtés, ses deux assistants se tenaient droits comme des statues d’un temps ancien.

Je saluai ma maîtresse. En vain. Toute son attention était posée sur la main de la renégate qu’elle tenait avec une affection écœurante. Silvia, pour sa part, regardait autour d’elle, sans la moindre émotion sur le visage. Elle me fit un petit signe de tête quand je lui passai devant.

« Lao, tu dois faire quelque chose pour sauver Silvia, me pressa ma Tillia quand elle s’aperçut de ma présence. Ils l’ont condamnée, hier après-midi. C’est une tragédie. »

Je lui montrai les chaînes autour de mon poignet.

« De nous deux, qui est libre de ses mouvements ? demandai-je.

— Avoue ta culpabilité, chuchota-t-elle. Peu importe de ce dont on t’accuse. Nous avons peut-être une chance de lui sauver la vie.

— Nous ? » relevai-je, avant d’éclater de rire, ce qui me valut l’attention de tous les Goupils. 

Elle me regarda sans comprendre. Quel culot de faire cette demande ! J’étais prêt à me sacrifier pour elle, mais il était hors de question que je fasse la même chose pour la sœur jumelle de Kaecilius. Une renégate, en plus !

Fâché, je me murai dans le silence et décidai de l’ignorer.

Le procès commença aussitôt, mais mon intérêt s’émoussa très vite, vu qu’il ne s’agissait que d’un simulacre et que j’étais déjà condamné à l’avance. Maître Renart était l’avocat en charge de l’accusation. Il représentait son client, Vindictus Libertus, qui assumait aussi le rôle de juge. Pour ma part, je devais assurer ma défense tout seul. En deux siècles, je n’avais jamais assisté à un tel mépris de la justice sérienne, que l’on affirmait être à l’image de la justice divine. Même sous l’Empire, quand un despote sanguinaire occupait le trône de Jade, on s’assurait de faire semblant, on respectait le décorum qu’imposait le droit sérien.

L’impression d’être trahi de tous bords m’aiguillonna le cœur. Elle laissa même un goût amer dans ma bouche. Je bus quelques gorgées d’eau parfumées à la rose, qu’on avait accepté de me donner du bout des doigts, mais rien n’y fit.

« Et si on passait directement au verdict ? intervins-je à un moment, coupant la parole à Maître Renart.

— Je n’ai pas terminé mon discours, se plaignit ce dernier.

— Écoute, Foxy. Tu causes très bien. Là n’est pas le problème, mais ce n’est pas comme si ce procès respectait les règles. D’ailleurs, ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un procès… C’est un spectacle pour divertir un dieu que tout le monde a oublié et qui se terre dans une peinture. »

Du coin de l’œil, je vis Vindictus Libertus s’agiter.

« Tu ne peux pas parler comme cela, me répondit Foxy, choqué que je puisse dire le fond de ma pensée devant le maître qu’il servait.

— Et pourquoi donc ? Ton discours prétend me connaître, moi et mes crimes. Mais que sais-tu de moi, exactement ? Que je suis responsable de la chute de la république ? Vraiment ? Et comment m’y suis-je pris ? Ai-je monté les grands clans les uns contre les autres, mis les Hostiliani sur le trône pour me venger des Domitillii, dont j’étais l’esclave ?

— Tout cela, et bien pire, intervint Vindictus Libertus, que j’avais tiré de sa somnolence une fois pour toutes. Tu as tué mon protégé. L’espoir de la République. Le plus grand Vertueux que cette terre ait jamais vu. Tu as trahi sa confiance, puis tout s’est effondré. »

Je mis à rire tellement tout ceci était ridicule.

« Mais de qui est-ce que tu parles ? demandai-je.

— Ô divin, me souffla Foxy.

— Ô divin ? fis-je sans comprendre où il venait en venir.

— N’oublie pas son titre quand tu t’adresses à lui. »

Sur un ton moqueur, je reposai donc ma question, sans oublier d’y mettre les formes. Mon sourire se figea quand j’entendis la réponse.

« Tu as tué Matheus Domitillius. S’il avait survécu, jamais l’Empire n’aurait été fondé. La République serait encore florissante, et je serais l’un des Dieux les plus respectés. »

Peut-être que les Goupils, en demi-cercle autour de moi, s’agitèrent en entendant cette accusation incroyable ; peut-être que ma Tillia qui n’avait d’yeux que pour sa Silvia se mit alors à me regarder, m’accordant cette attention qu’elle m’avait refusée jusqu’alors ; peut-être qu’un sourire satisfait fleurit sur les lèvres de la renégate. Cependant, j’eus l’impression qu’un silence de plomb s’était abattu sur nous. Je demeurai figé, sonné, choqué que le nom de la personne que j’avais le plus chérie au monde fût sorti de la bouche d’une divinité dont presque plus personne ne se fichait.

Puis, quand je compris enfin le sens de ses paroles, je sentis gonfler en moi un vent furieux.

« Vindictus, déclarai-je lentement d’une voix plus grave qu’à l’accoutumée, je t’interdis de prononcer son nom. 

— Notre maître peut dire ce qu’il souhaite, intervint Foxy.

— Si tu souhaites goûter à mon spiritus avant que je ne meure, fis-je à l’attention de ce dernier, je te conseille de garder tes lèvres scellées. »

Vindictus Libertus se redressa sur son trône. Un rire grinçant s’échappa de ses lèvres gercées.

« Pourquoi ne pourrais-je pas dire son nom ? voulut-il savoir. Matheus, Matheus, Matheus. Je l’aimais tellement que je préparais déjà son apothéose… Il méritait de faire partie de l’Assemblée des Dieux… mais tu as tout gâché. Il a fallu que tu l’assassines, trahissant ainsi la confiance qu’il avait placée en toi. N’éprouves-tu donc aucun remords ? »

En moi soufflait maintenant une tempête prête à tout détruire sur son passage. Il n’aurait pas dû me mettre dans cet état-là. Le puissant spiritus de Kaecilius, qui coulait dans mes méridiens, prit le contrôle de ma gorge. Je fus incapable de l’arrêter ; je pense même que je n’en avais pas envie.

« Assez ! »

Un simple mot, mais prononcé avec deux siècles de ressentiment, de colère refoulée. Les murs tremblèrent, de la poussière tomba des charpentes jusque sur nos têtes. L’air s’était fait épais. Vindictus Libertus s’agita sur son siège. Il voulut parler, mais en était incapable.

« Un tremblement de terre ! » s’exclama l’un de ses assistants.

Le dieu oublié pointa un doigt accusateur dans ma direction afin d’indiquer à tous que j’étais responsable de la situation.

Je fermai les yeux afin de calmer l’humeur meurtrière qui avait pris le contrôle. La tentation de devenir Lao le Déicide était irrésistible. Mes doigts commençaient déjà à s’ouvrir lentement. Très vite, je savais que je les refermerais autour de la gorge de Vindictus Libertus. Avec cette puissance spirituelle en moi, je n’aurais pas besoin de me déplacer jusqu’à lui pour l’étrangler. Je saurais exercer ma vengeance à distance. Ses serviteurs ne pourraient rien faire pour lui sauver la vie.

Mais une voix arrêta mon geste meurtrier. Elle provenait d’un souvenir que j’avais cru aussi oublié que ma victime.

« Ne laisse jamais exploser ta colère, Lao. Quoi qu’il arrive, quoi qu’il m’arrive. Si tu m’aimes, tu dois contrôler ce mauvais caractère qui est le tien. Tu vaux mieux que ce que l’on a fait de toi. N’oublie jamais ton humanité. »

La voix de Matheus, aussi belle, aussi claire que s’il avait été à mes côtés dans cette pièce.

On voulut mettre Vindictus Libertus à l’abri, mais ce dernier refusa de bouger. Ses yeux brillaient d’une colère qui n’avait d’égale que la mienne. S’il en avait eu la force, il m’aurait foudroyé sur place.

« Tu dis que tu l’aimais tellement que tu aurais fait de lui un dieu, déclarai-je. À mes yeux, il en était déjà un. Mon amour pour lui ne connaissait aucune limite. Crois-tu qu’il m’avait capturé ? Crois-tu que le puissant Laodamas pouvait être asservi aussi facilement ? Je suis devenu son esclave, car il s’agissait de la seule manière que j’avais de passer le reste de ma vie avec l’homme dont j’étais tombé follement amoureux. Pour lui, j’ai trahi mon peuple et j’ai servi la cause sérienne. Pour lui, j’ai mis fin à l’Invasion, j’ai changé qui j’étais. Je suis devenu Lao. Tu veux savoir comment est mort ton protégé ? Il a été trahi par sa propre famille pour le bénéfice des Hostiliani. »

Je pointai un doigt accusateur en direction de Silvia Hostiliana et de ma Tillia.

« Voilà ce qui arrive quand les deux clans les plus puissants s’allient ! Un grand Vertueux, qui ne vivait que pour la grandeur sérienne, a été sacrifié sur leur autel. Je ne nierai jamais ma part de responsabilité dans les horreurs qui ont caractérisé les Guerres de l’Entaille. Ma réputation de Démon sanguinaire est amplement méritée… Mais jamais je n’aurais touché à un seul cheveu de Matheus. Et s’il existe une autre victime de cet odieux assassinat, ce n’est pas toi, ô Divin Vindictus Libertus… Oh non, ce n’est pas toi.

— Et qui est-ce dans ce cas ? »

J’écartai mes bras, vibrant encore de colère.

« Lao, le Démon blanc. À sa mort, la ruse que nous avions mise en place s’est retournée contre moi. Je suis devenu un véritable esclave, maltraité par les assassins mêmes de mon amant. Ils m’ont castré pour que je devienne docile. Ils ont même placé en moi des testicules postiches en fer stygien afin que je ne retrouve jamais la puissance qui avait été la mienne quand je travaillais pour mon peuple. Cela fait deux siècles que je subis ce sort. Deux siècles que la mort se refuse à moi et que je dois servir fidèlement le clan de mon ancien amant, le clan même de ses assassins. »

L’humeur de Vindictus Libertus virevolta une nouvelle fois. Il se remit à sourire.

« Quelle histoire ! Quel conte pour enfants ! Le Démon blanc prouve que sa langue n’a rien perdu de son habilité… »

Il poursuivit en expliquant que mon allégeance supposée envers mes nouveaux maîtres était la preuve que je mentais.

« Plus jamais de violence, Lao. »

Ces quelques mots avaient été les derniers que Matheus avait prononcés alors qu’il agonisait dans mes bras. Avec une simple phrase, il m’avait interdit de redevenir le cauchemar incarné des Sériens. Sa supplique avait été plus efficace pour me contrôler que les tortures sadiques de mes nouveaux maîtres qui s’étaient ensuivies. Même dans la mort, je m’étais soumis à lui. Je n’avais pas usé de violence… J’avais simplement empoisonné, chaque jour, à toute petite dose, Plautilla Domitillia et son amant Brutus. Ils avaient mis des années à mourir. Leur agonie finale avait été exquisément longue. Je leur avais prodigué les soins nécessaires afin qu’ils ne partent pas trop tôt. On n’avait jamais vu un esclave aussi attentionné que moi.

Évidemment, deux siècles plus tard, il était facile d’en déduire que j’avais été de mèche avec mes tortionnaires. Si j’avais aimé Matheus, n’aurais-je pas dû massacrer tous ceux qui étaient responsables de sa mort, de près ou de loin ? N’aurais-je pas voulu transformer le Fleuve Jaune qui traverse Alba en Fleuve Écarlate ? L’argumentaire de Vindictus Libertus était séduisant, à défaut d’être vrai. J’y aurais moi-même souscrit si j’avais été un badaud dans l’audience.

Personne ne comprendrait ce qui m’était arrivé. Je perdais mon temps. À mesure que la colère se dissipait en moi, un rire nerveux la remplaça. Quand il finit par éclater, je levai mes mains pour apaiser le vieux dieu.

« Soit. Ma duplicité naturelle prouve ma culpabilité, déclarai-je. J’ai tué Matheus, je l’avoue. Je suis responsable de la chute de la République. J’ai même été celui qui a donné l’ordre de brûler de tous tes temples. J’accepte tous les chefs d’accusation… Mais, en échange de mon aveu, dis-moi, ô Divin, pourquoi n’as-tu pas tenu ta promesse et fait de lui un dieu ? »

Mon changement d’attitude plut à Vindictus Libertus. Les deux aides qui l’encadraient se détendirent et reprirent leur position initiale. Je séchai les larmes silencieuses qui s’étaient mises à couler sur mes joues.

Il garda le silence, semblant réfléchir. Je crus que ce gâteux avait perdu la mémoire, mais son regard, qui brillait d’un éclat cruel, m’indiqua que ce n’était pas le cas.

« Jugeant que sa mort avait été prématurée et ne lui avait pas permis de réaliser les grandeurs que nous attendions de lui, il a refusé le don des Dieux. Il a préféré retourner dans le cycle des réincarnations. »

Une immense tristesse me serra la gorge. J’avais espéré qu’il avait pu goûter aux plaisirs de l’au-delà.

« Est-ce que… est-ce qu’il est incarné en ce moment ? »

Je m’attendais à ce que Vindictus Libertus garde le silence. Après tout, il avait décidé de me faire souffrir. Me maintenir dans l’ignorance durant les derniers instants de ma vie serait un supplice bien plus douloureux que le baiser de la mort.

Il se mit à caresser sa moustache fine, un sourire satisfait sur les lèvres. J’étais volontairement tombé dans le piège qu’il m’avait tendu.

« Bien évidemment, me dit-il. Je viens même de condamner sa sœur jumelle. »

Choqué, je me tournai en direction de Silvia Hostiliana. Pour la première fois depuis que j’avais fait sa connaissance, ses yeux étaient écarquillés par la surprise.

« N’est-il pas délicieux de voir comment l’histoire se répète, démon ? me demanda-t-il de sa voix grinçante. Encore une fois, tu as abandonné Matheus à un sort des plus violents. Le passage du temps ne t’a pas changé. Tu es toujours aussi cruel. »

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