12 - Les dons de l’esprit-renard

Septième rouleau de Kaecilius

 

Deux jours avant le mariage

 

Quand Vulpina annonça la fin de notre séance, ma curiosité avait atteint son paroxysme. Je ne pus me contenir davantage et me précipitai pour rejoindre mon cousin. Celui-ci était encore en train d’observer la villa et la montagne peintes sur le rouleau de soie. Les sourcils froncés, sa concentration était telle qu’il n’avait pas ouvert la bouche de l’heure précédente. Il sortit de sa transe lorsque je posai ma main sur son épaule pour mieux voir.

« Si tu n’y prends garde, tu vas devenir un grand amateur d’art », lui dis-je.

Il se tourna vers Vulpina.

« Comment est-ce que tu as réussi à y faire entrer tout un monde ? lui demanda-t-elle.

— C’est une question de perspective… intervins-je.

— Je ne parle pas de techniques artistiques, me répondit-il, mais de pratiques spirituelles. »

Je reportai mon attention sur la peinture déroulée qu’il tenait entre ses mains afin de comprendre le sens de ses paroles. Si le talent de l’artiste m’impressionna au premier abord, ce fut la familiarité du paysage qui m’intrigua le plus.

« Je connais cette peinture, murmurai-je.

— Ce n’est pas surprenant, répondit Vulpina. Elle appartient à la famille de Son Altesse Impériale.

— À ma famille ?

— Oui, je l’ai offerte au père de Son Altesse.

— Tu connais mon père ? »

Vulpina semblait s’amuser de tout ; cet échange ne dérogea pas à la règle. Un demi-sourire étira ses lèvres fines.

À la mention de mes parents, les pièces du puzzle s’assemblèrent spontanément dans mon esprit.

Je reculai d’un pas, les yeux écarquillés par la surprise.

Inquiété par mon comportement, Valens voulut vérifier que je me sentais bien.

« La fresque… le portrait familial, déclarai-je, c’est toi, n’est-ce pas ? Comment est-ce que j’ai pu oublier ? Évidemment, ton visage me semblait familier. »

Elle se contenta d’acquiescer, son demi-sourire ironique s’étirant en un sourire chaleureux.

« Est-ce que quelqu’un veut bien se donner la peine d’éclairer ma lanterne ? se plaignit Valens, qui n’aimait pas qu’on le maintînt dans l’ignorance.

— Vulpina a peint la fresque qui se trouve dans la villa de mes parents, expliquai-je. Un portrait de notre famille. Mon père était encore en vie, à l’époque… Je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans… »

Après avoir posé le pinceau qu’elle était en train de nettoyer, elle me fit une révérence, comme si nous nous rencontrions pour la première fois. Une preuve supplémentaire de ses manières excellentes, policées à la cour et dans les hautes sphères durant de nombreuses décennies.

« J’ai été attristée d’apprendre la disparition du père de Son Altesse Impériale. »

Elle fit une pause, puis ajouta d’une voix basse :

« Ainsi que les exils des Princesses impériales Drusilla et Silvia.

— Ne parlons pas de ma mère et de ma sœur.

— En effet, renchérit Valens, qui savait à quel point ce genre de discussions m’était désagréable. Revenons à cette peinture. Comment est-ce que c’est possible ?

— Je ne vais pas vous révéler les secrets des Goupils… »

Valens grimaça en entendant ce refus poli.

Je reportai mon attention sur l’œuvre d’art. Une légère vibration en émanait, tel un pouls, comme si elle était vivante. La question initiale de mon cousin prit alors tout son sens. Elle contenait un monde.

Ce dernier ne se laissa pas décourager. Enquêteur de profession, voire de nature, il changea de tactique et s’attaqua à un autre aspect du mystère auquel nous faisions face.

« Mais comment se fait-il qu’elle soit en ta possession si tu l’avais donnée au père de Kaecilius ?

— Je l’ai récupérée, car sa valeur a augmenté récemment. »

Valens secoua sa tête.

« Ta vénalité me déçoit », commenta-t-il.

Cette accusation amusa Vulpina davantage qu’elle ne l’offusqua.

« La valeur d’une peinture ne se résume pas au nombre de pièces d’or que l’on peut retirer de sa vente. Ce rouleau est la clé de votre bonheur à tous les deux.

— Et tu voudrais nous le revendre ? » demanda-t-il, suspicieux.

Quand un soupir trahit la frustration que Vulpina éprouvait, j’intimai à mon cousin de se taire. Agacer une Goupil ne nous amènerait nulle part.

« Il y a certaines paroles qu’on ne peut dire à l’intérieur du Palais des Harmonies », finit-elle par déclarer en guise de préambule.

Imaginant la direction qu’allait prendre notre conversation, je me sentis obligé de l’avertir :

« Beaucoup de courtisans croient que je partage les desseins ambitieux de ma mère et de ma sœur, mais ce n’est pas le cas. Quoi que je puisse penser de mon oncle, il a pris le pouvoir de manière légitime. Je n’ai aucune ambition de le détrôner.

— Nous ne cherchons pas à remplacer un empereur par un autre.

— Qui est ce “nous” ? Est-ce ta race ? »

Quand elle hocha la tête silencieusement, j’enchaînai :

« Quel est votre but, dans ce cas ?

— Entretenir la flamme de la république dans le cœur des Sériens, déclara-t-elle.

— La république est morte il y a deux siècles. Plus personne ne se souvient d’un époque où les Sénateurs pouvaient user librement du pouvoir politique. Les élections sont des simulacres d’un ancien temps.

— Les Goupils n’ont pas le même rapport au temps que les humains. Deux cents ans, c’est peu à nos yeux. Nous avons enfermé le divin Vindictus Libertus dans cette peinture afin de le préserver des ravages de ce monde. Un dieu qui cesse d’être vénéré abruptement est condamné à une mort certaine.

— Je ne m’occupe pas des affaires divines, dis-je, en m’écartant de mon cousin et de la demeure divine qu’il tenait, désormais, avec un respect renouvelé.

— Je crains que Son Altesse Impériale n’ait guère le choix. Les puissances supérieures s’intéressent beaucoup à ses affaires, d’autant plus quand sa mort, ou sa survie, déterminera le futur de l’Empire. »

Valens décida qu’il était temps de poser la peinture sur la table la plus proche avec une précaution exagérée.

« Dis-moi ce que tu attends de nous, déclara-t-il quand il eut fini. Si ce que tu souhaites peut garantir une longue vie fortunée à mon cousin, je n’hésiterai pas à m’allier à toi, à ceux et celles de ta race, aux dieux et aux déesses même. Je saurai faire le nécessaire pour vous satisfaire tous. »

Je protestai, mais il m’ignora.

« Je n’attends rien de vous, répondit-elle après un temps de réflexion. Vous êtes libres de faire ce que vous voulez, tout comme le père de Kaecilius était libre de ses choix. Quand je lui ai remis cette peinture et le glaive de Matheus Domitillius, il aurait pu s’en débarrasser. Mais, grand amateur d’antiquités, il a choisi de garder l’une dans sa villa et d’offrir l’autre à son fils.

— De quel glaive parles-tu ? » demanda Valens.

Vulpina n’eut pas besoin de répondre. J’avais compris ce à quoi elle faisait référence. Mon incrédulité soudaine le disputa à ma colère et à ma frustration.

« La courte épée en fer stygien était ton présent ? Cette arme, qui a blessé Lao et qui nous a mis dans cette situation, était ton cadeau ? J’ai l’impression que ma vie de m’appartient plus. Quand elle n’est pas décidée par les membres de ma famille, elle est manipulée par une Goupil. »

Elle secoua la tête, visiblement déçue par ma réaction.

« Non, Son Altesse Impériale a tort. Le choix a toujours été le sien. Partir sur les routes pour retrouver son père, suivre sa mère et sa sœur en exil, abandonner le Démon blanc à une mort certaine… Se suicider avant même d’en avoir reçu l’ordre. Même quand elle est pressée par le Destin, Son Altesse Impériale a le choix de se soumettre, ou non. Sa liberté est totale. »

Si Vulpina disait la vérité, comment se faisait-il que j’avais l’impression d’être la marionnette de mon oncle, de Fulvia Domna Domitillia, d’Alba et des autres genii locorum ? Pourquoi croyais-je, dans ce cas, que je n’avais aucune prise sur ma destinée ?

« En quoi un vieux dieu oublié, enfermé dans une peinture, peut-il nous aider ? voulut savoir Valens.

— Oh, il ne peut rien faire pour vous, déclara-t-elle en rangeant son matériel de peinture.

— Mais alors… pourquoi… ?

— Son Excellence la Vertueuse Sophia Domitillia, la future épouse de Son Altesse Impériale, s’y trouve à l’intérieur. De même que la sœur de Son Altesse, Silvia Hostiliana. »

Valens regarda la soie déroulée comme s’il s’agissait d’un miracle.

« Je ne vous demande rien, réitéra Vulpina, tout en faisant un nœud à son étui pour pinceaux. Mais peut-être serait-il judicieux d’aller les délivrer. J’ai cru comprendre que leur situation est tout aussi délicate que la vôtre.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demandai-je.

— Le Divin Vindictus Libertus a décidé de déroger aux règles de l’hospitalité et de condamner à mort ses hôtes. »

Elle prit la toile sur laquelle elle avait commencé de peindre mon portrait et quitta la pièce dans laquelle nous nous trouvions. Sonné par ses révélations, je la suivis sans prononcer un mot.

À l’extérieur, comme si elle nous avait attendus, se trouvait Fulvia Domna Domitillia. Elle avait laissé ses gardes au bout du couloir. Ils regardaient dans notre direction, ne souhaitant pas quitter des yeux celle qu’ils devaient protéger de leur vie. Toutefois, lorsqu’ils reconnurent mes robes impériales, ils s’éloignèrent en silence, avec une discrétion toute diplomatique, jusqu’à disparaître entièrement. Le prince impérial Kaecilius ne représentait donc aucun danger pour la matriarche des Domitillii. Je fus incapable de déterminer si cette marque de confiance devait me flatter. Étais-je sur le point de devenir le chien de Fulvia Domna, après avoir été celui de mon oncle ?

Cette dernière préféra regarder la peintresse Vulpina de pied en cap, avant de poser son regard sur mon portrait.

« Il n’est pas terminé, mais ce sera certainement l’un de tes meilleurs, lui dit-elle, démontrant ainsi qu’elles se connaissaient.

— Son Excellence la Matriarche me fait trop d’honneur, répondit Vulpina en inclinant la tête avec respect.

— Chaque fois que je vois l’un de tes portraits, j’ai l’impression que tu captures un fragment de l’âme de tes modèles. Kaecilius, tu devrais faire attention, me dit-elle, avant de regarder en biais le visage de la peintresse avec suspicion. Les Goupils sont connus pour voler le spiritus, mais nous ne devrions pas nous étonner s’ils capturaient pareillement les âmes de leurs victimes. 

— Je n’oserai jamais m’en prendre au neveu du Fils du Ciel », déclara Vulpina avec une humilité feinte.

Valens nous rejoignit à ce moment-là, le rouleau entre les mains. Quand Fulvia Domna le remarqua, un sourire satisfait apparut sur ses lèvres. J’aurais pu parier qu’elle connaissait l’existence de cette peinture, et de ce que l’on pouvait y trouver à l’intérieur.

« On m’a rapporté que tu oses t’amuser avec un autre membre de la famille impériale, dit-elle à Vulpina.

— Son Excellence la Matriarche a toujours été bien renseignée. »

L’intéressée fit une moue. Elle garda le silence un bref moment, un regard calculateur posé sur l’artiste.

« Soit, déclara-t-elle enfin, après avoir pris une décision. Le Général Crassus est un imbécile. Tant pis pour lui. »

Rassurée que nous ayons tous décidé de ne pas révéler son identité à la cour, Vulpina nous salua bien bas. Elle s’excusa sous prétexte qu’elle devait terminer mon portrait dans ses appartements (ou plus exactement, ceux de mon cousin).

Tout en la regardant partir, ma future aïeule par alliance me dit :

« J’imagine que tu as entendu la conversation que j’ai eue avec ton oncle. Cette Goupil s’en est assurée, n’est-ce pas ? La ruse des esprits-renards n’est point exagérée. Elle ferait une adversaire remarquable. »

Je décelai une pointe d’admiration dans sa voix.

« Tout comme la Grande Impératrice, j’aime avoir des ennemis de mon envergure. Les rustres, les grossiers de la stratégie sont une insulte à mon intelligence. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’aime ta mère, jeune Valentius.

— J’ai cru comprendre qu’elle appréciait pareillement Son Excellence la Matriarche », déclara Valens en baissant la tête.

Mon cousin savait faire montre de ses bonnes manières quand la situation l’exigeait.

« Je n’en doute pas », commenta-t-elle, avec un sourire ironique.

Quand Vulpina eut disparu, elle se tourna vers moi. Sans me demander la permission, elle vérifia la vitalité de mon spiritus et ce qu’elle découvrit sembla la satisfaire.

« Maintenant que tu sais où se trouve ma petite-fille, que comptes-tu faire ?

— Je n’ai qu’une parole. Puisque Son Excellence a convaincu le Fils du Ciel de me laisser en vie si j’épousais Sophia Domitillia, je me soumettrai à la volonté des deux clans.

— Sage décision. Je suis trop vieille pour aller chercher Sophia moi-même. Ce serait une mauvaise idée que d’y envoyer mes hommes, car ils pourraient connaître une fin tragique. Ma petite-fille a un naturel sauvage avec lequel il te faudra apprendre à composer. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est important que son futur époux se déplace en personne et la ramène parmi nous. Si elle refuse, dis-lui bien que sa punition sera à la hauteur de son crime. Je n’hésiterai pas à me débarrasser d’elle aussi rapidement que ton oncle le fera avec toi. »

Je ne doutai pas un seul instant qu’elle était sérieuse.

« Allons à ton Pavillon de ce pas. Je vous montrerai comment entrer dans cette peinture et ramener les renégats de nos deux clans. »

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