Septième rouleau de Kaecilius
Quand je revins dans la chambre de Silvia, celle-ci avait disparu. J’ignorai si elle avait suivi mon conseil et avait quitté Alba pour de bon, ou si elle se cachait dans une des nombreuses pièces de la demeure familiale. Quand nous étions petits, elle disparaissait des demi-journées entières sans que je ne puisse la retrouver, ce qui ne manquait jamais de susciter en moi une angoisse sourde. Vingt ans plus tard, il m’était plus aisé d’ignorer ce sentiment, de chasser cette crainte qui ne disait pas son nom. Depuis son départ en exil, j’avais dû apprendre que ma sœur jumelle et moi étions deux êtres distincts, aux volontés contraires et contradictoires. Et si retrouvailles il y avait un jour, elles ne seraient que temporaires. Cet épisode venait de me donner raison.
Lao respirait encore. Sa peau, recouverte de sueur, était plus blanche que celle d’un cadavre. On aurait dit qu’il se trouvait aux portes de la mort. Comme il s’agissait d’une impression qu’il m’avait faite lors de notre première rencontre, deux jours plus tôt, je décidai de ne pas y accorder trop d’attention. Il s’éveilla quand je l’épongeai. Je lui racontai le remède que la Divine Alba avait prescrit. Les yeux mi-clos, il me dit :
« Qu’est-ce qu’ils t’ont donc appris, tes maîtres ? Tu n’es qu’une brute. Garde ton spiritus et laisse-moi mourir.
— La fièvre te fait délirer, remarquai-je, de mauvaise foi. Si je ne te sauve pas, la Divinité protectrice d’Alba me le fera cher payer. J’en suis certain. Maintenant, si tu as un conseil, c’est le moment de le partager avec moi. »
Quand il ouvrit ses yeux, son regard clair rencontra le mien. Il respirait de manière laborieuse. À sa place, j’aurais souhaité pareillement qu’on me laissât tranquille. Pour l’éternité.
« Imagine que… je suis une larve et… essaye de me tuer. Comme durant notre voyage.
— Ne sois pas ridicule. Je refuse de te laisser mourir. C’est un ordre, tu m’entends ?
— Imbécile, dit-il, avec l’ombre d’un sourire sur ses lèvres gercées. Repousse-moi avec ton spiritus. Au même moment… retire ton glaive. Fais-le sans ménagement.
— Mais tes blessures vont empirer.
— Je ne peux rien faire si tu es en moi, Matheus, extravagua-t-il.
— Reste avec moi, Démon, fis-je, saisi d’horreur. Ce n’est pas le moment. C’est moi, Kaecilius. Reprends-toi. »
Je frappai gentiment ses joues. Il voulut me repousser comme une mouche agaçante, mais ses bras retombèrent sur le lit, sans force.
« Tu n’es qu’une brute, Matheus, poursuivit-il. De la finesse avant toute chose. Laisse-moi t’apprendre. »
Comme il perdait connaissance sur ces dernières paroles, je poussai un cri de frustration.
Il me fallut un long moment avant que je ne retrouve des pensées claires. Malgré l’épuisement qui alourdissait chacun de mes membres, je me mis à faire les cent pas.
C’est maintenant ou jamais.
Je décidai d’appliquer les conseils du Démon blanc à la lettre. Ce n’était pas le plus sage, vu qu’il délirait à moitié quand il me les avait prodigués.
Mes maîtres m’avaient enseigné la meilleure manière de projeter mon spiritus pour me protéger ou pour attaquer. C’était ainsi que je m’étais débarrassé le matin même – ou était-ce déjà la veille ? – de la larve qui avait pris possession de la jeune fille.
Ma main tremblante alla empoigner le glaive, ce qui arracha un gémissement à Lao, qui n’était donc pas évanoui, contrairement à ce que j’avais cru.
« Une, commençai-je à compter. Deux… Trois… »
Arrivé à dix, je visualisai l’image d’un barrage qui, sous l’effet d’importantes pluies, finit par céder. J’étais cette eau volumineuse, trop puissante pour être retenue par une frêle digue. Je me déversai hors de mon corps en direction de Lao. Au même moment, je tirai d’un coup sec le glaive hors de son abdomen. Un liquide mordoré, son sang, en jaillit.
C’était trop. Trop rapidement.
Je n’eus pas le temps de presser la blessure avec un morceau d’étoffe. Toute mon attention, toute ma volonté, accompagnait mon spiritus. Je m’étais attendu à ce que mon énergie vitale bute vite contre un obstacle, que le Démon blanc la rejette. (Toute créature savait d’instinct repousser ce qui était vécu comme une attaque.) Au lieu de quoi, ce fut comme s’il acceptait entièrement mon don. Pire, il m’attira à lui, m’aspira, m’absorba. Il me fut impossible de me retirer.
*
De cette expérience, Lao en ferait un poème. Je le sais, car je suis lui, ou il est moi, ou je suis une partie de lui. Tout se mêle, les souvenirs – le passé – comme les désirs inassouvis – l’irréel. Je vois, je sens, j’entends des choses qui n’ont que peu de sens. La clé a été jetée dans les brumes du temps. Je vois, je sens, j’entends des choses que je crois comprendre, mais que je ne comprends pas. Je pourrais me perdre dans cette tapisserie riche, brodée d’ombres et de lumière. Je traverse, je suis traversé. Fugaces moments dont il ne me restera aucun souvenir, comme un rêve avorté.
Certaines images, certaines sensations m’appellent de leur chant séducteur. Je veux les visiter toutes. J’ai soif de ce monde inconnu.
Je n’en visite qu’une – ou peut-être, c’est la seule que j’emporterai avec moi.
*
Tristesse, indifférence, absence. C’est l’absence qui se remarque le plus. Lao est vide. Une amphore au contenu manquant. Son corps baigne dans une eau très chaude. À ses poignets, des entraves dans un métal dont il ne pourra jamais se défaire. Stygien, le fer contre sa peau.
Ridicule. Il ne s’enfuira pas. Il n’en a pas la force ni la volonté. Il fera ce qu’on lui demande, toujours étranger à lui-même. Où pourrait-il s’enfuir quand plus rien n’existe ?
« Hé ! Réveille-toi, esclave ! » Voix de la nouvelle maîtresse.
« Coupons tout. Qu’on en finisse au plus vite. » Voix du mari ? De l’amant ? Lao sait, évidemment, mais le souvenir est troublé par son indifférence. Ces deux êtres – les maîtres – vivent dans l’intimité. Tout, dans ce souvenir, est une question d’intimité.
« On finirait par croire qu’il l’aimait vraiment. » Voix cajoleuse, comme les mains qui caressent mon corps. Son corps. Le corps de Lao. Je ne suis pas Lao.
« Il faut le tuer. C’est le mieux. »
« Oublie ta stupide vengeance. Imagine ce que nous pourrions devenir grâce à lui. La puissance de Matheus est à nous si nous savons la dompter. » Les mains délicates cajolent encore, et caressent partout. Dégoût que l’on ignore. Matheus n’est plus là. Plus rien n’a d’importance. « Regarde, tout fonctionne encore. »
Rire de l’amant, ou du mari. « Rien ne saurait résister à tes doigts. »
Cajoleries sur la peau. Lao, nauséeux. Mais il accepte. Pourquoi se débattre ? Ils peuvent tout lui faire, ils peuvent nous tuer. Maintenant serait le mieux.
« Je lui laisserais bien sa vigueur fertile, mais je n’aime pas les mâles fougueux. La nature vous a faites incontrôlables. »
« Je ne veux pas de bâtards. Tu enfanterais un monstre, que je devrais tuer de mes mains. » L’amant ? Non, l’homme est l’époux.
« Mais je veux m’amuser. » Cajoleries sans fin, qui testent la fermeté de sa volonté. Le corps de Lao est ferme. Aucune humiliation ne lui est épargnée. Des larmes fondent sur nos joues, puis dans le bain. « Il ne faut pas pleurer pour Matheus, Démon. Ce qui est fait est fait. Je peux t’offrir des plaisirs plus doux. Et si je ne suis pas à ton goût. Lui saura l’être. »
« Tant que je n’ai pas à voir sa tête… »
La voix cajoleuse rit. « Oh, je t’en prie. Comme si tu laissais mes eunuques tranquilles ! »
« Bon. Nous n’allons pas y passer la journée. Tu coupes tout ; tu tailles une partie ; tu écrases, tu compresses. Fais ton choix. C’est toi l’experte. »
Les doigts frôlent la peau. Remontent le long du torse. Caressent le visage. Voulant sécher une larme, éraflent le derme. Blessure sans importance.
« Il ne doit pas mourir. Sa mort serait absurde. Un fil pour fermer le canal déférent ? Je le veux ferme pour mon plaisir, mais stérile pour ma tranquillité d’esprit. Taillons une partie, dans ce cas. C’est plus efficace, et il ne pourra pas utiliser son spiritus pour réparer les dommages. » Soupirs. « Mais quand même, j’aime quand mes doigts jouent avec ce qui pendille. »
L’homme s’agite. Saisit la mâchoire de Lao pour avoir notre attention.
« Démon, une préférence ? »
Je suis horrifié par le manque de réactions. Lao est sec comme un jardin sans pluie. Je veux me débattre pour lui, pour moi, mais je demeure prisonnier d’un corps sans envie. Pire que mort, car toujours en vie.
« Tout ce qui te fera plaisir, maître. » Ma voix, sa voix. Éteinte.
« Oui, une réponse parfaite ! » La cajoleuse caresse ses oreilles, sa nuque, sa gorge. L’eau chaude s’attiédit lentement. « Le Démon blanc tout entier dévoué à nos plaisirs. Nous ferons de ce taureau fougueux un bœuf paisible, mais laborieux. Un démon domestiqué. En somme, il n’est guère différent d’un homme. Il suffit juste de savoir où frapper. Je crois que je viens d’avoir une idée : retirons les deux billes de la bourse et remplaçons-les par des postiches en alliage stygien. Nous pourrons même en déterminer la taille. Oh, quelle intelligence ! Démon, ce sera le dernier don de ton cher Matheus. Ne suis-je pas la meilleure et la plus attentionnée des maîtresses ? »
« La meilleure. » Je répète. Il répète dans un écho d’indifférence absolue.
*
Je veux savoir qui est Matheus, remonter dans le temps de ses souvenirs, comprendre comment nous en sommes arrivés là. Je me trouble, les réminiscences s’emmêlent. Je suis près de Matheus. Un peu d’effort et je vais le revoir. Le voir ; je ne le connais pas. Lao pourrait le revoir ; je le verrai pour la première fois.
Je me retrouve devant un miroir. Lao se regarde lui-même, me regarde. Il y a de la colère dans ses yeux. Disparue l’indifférence.
« Ça suffit, Kae. Va-t’en ! »
Et sur ces mots, je me sens déchiré, coupé, broyé. Expulsé de celui qui, pour une éternité indéterminée, a été moi. Avec violence, je réintègre mon corps entier, intact, mes souvenirs, ma personnalité… J’éprouve le vide alors que je retrouve le plein.
Lao, je veux Lao.
Mais mon désir de fusionner à nouveau avec le Démon blanc s’évapore en même temps que je m’évanouis.
Pauvre Lao, quelle horreur ce qu'il a du subir. Après avoir eu le cœur brisé en plus. J'espère qu'on en saura plus sur ce Mateus.
Vivement dimanche prochain !
Dimanche prochain : Épilogue. ^^