Ce fut son mal de crâne qu'elle ressentit en premier. Elle n'avait pas encore ouvert les yeux, ne s'était pas encore totalement échappée des brumes du sommeil, que le rythme de son sang se répercutait contre ses tempes comme Stomp au sommet de sa gloire. Elle pataugeait toujours dans une désagréable touffeur ensommeillée, qu'elle regrettait déjà d'être en vie. La souffrance était partout. Sous son crâne, évidemment, mais également dans ses bras, ses jambes, son dos, son cou. L'intégralité de son corps n'était plus qu'un vif hématome que chaque froissement de drap éveillait et agaçait. La bouche pâteuse, les paupières collées, ce réveil avait absolument tout d'une seconde naissance, aussi douloureuse et désagréable que la première. Et pour couronner le tout, elle avait dû oublier de fermer les rideaux avant de se coucher, si bien que l'affreuse luminosité qui baignait la chambre teintait d'un rouge vif le revers de ses paupières closes.
Il lui fallut un effort surhumain pour s'extraire des méandres d'un sommeil ouaté, et un effort plus grand encore pour parvenir à remonter le fil de ses pensées. Qui était-elle ? Où était-elle ? Qu'avait-elle fait, la veille, pour se trouver dans un état pareil ? Une à une, les réponses lui revinrent en mémoire. Astrée. Beynac. Trop bu. Cette dernière réponse entraîna d'autres questions. Comment était-elle rentrée ? Pourquoi avait-elle autant trinqué ? Et pour toutes ces questions, une seule réponse qui lui fit l'effet d'une gifle en plein visage... Ou d'une flèche en plein cœur. Syssoï.
Elle se redressa d'un bond, fit fi du mal dans ses membres, sous ses cheveux, sur ses rétines, et chercha du regard le fils de... bordelière ? D'où lui venait une si désuète insulte ? Qu'importe, elle y songerait plus tard. Pour le moment, animée d'une terreur réelle, elle fouillait l'espace du regard en s'attendant à le trouver là, gisant à ses côtés, peut-être armé d'un maillet ou d'un sabre, mais assurément d'un sourire cruel.
Sauf qu'à ses côtés, il n'y avait rien d'autre qu'une place vide et intacte, comme si personne n'avait jamais été là. Avait-elle imaginé toute la scène ? Avait-elle rêvé sa présence comme elle avait rêvé son meurtre ? Il l'avait ramené jusqu'ici, elle en était certaine, et il avait été encore là au paroxysme de sa terreur nocturne. Elle sentait encore sa main fraîche contre sa peau, elle entendait encore les échos de sa voix basse contre son oreille. Elle se souvint du contraste entre son attitude de l'instant et l'ignominie de son rêve. Et pourtant, le même regard chargé de regrets... Avait-elle réellement fantasmé toute cette scène ? Et si oui, où commençait le rêve et où cessait la réalité ? Avaient-ils dansé ensemble ? Était-il seulement présent ? Y avait-il eu cette fête ?
Ses poings contre ses tempes, elle effectua un tour d'horizon, s'assurant, à nouveau, d'être parfaitement seule. C'est ainsi qu'elle la remarqua, la preuve de sa présence antérieure, la preuve qu'elle n'avait rien imaginé, qu'elle n'avait pas encore totalement sombré dans la folie. Sur la vieillotte table de nuit, un grand verre d'eau et deux gélules blanches n'attendaient plus qu'elle. Il était là. Du moins, il l'avait été, et, prévoyant, lui avait préparé un cocktail anti-gueule de bois.
Elle aurait aimé lui en vouloir pour cette intrusion dans sa sphère intime, mais elle devait bien admettre qu'il lui évitait bien des désagréments, notamment celui de ramper jusqu'à la salle de bain afin d'y chercher de quoi se soigner dans l'hypothèse qu'il y reste des médicaments pas trop périmés. A contre-cœur, elle s'empara des deux comprimés d'ibuprofène, et les avala d'une traite à l'aide du verre d'eau. Ce ne fut qu'en reposant ce dernier qu'elle fut prise d'un nouvel élan de terreur, et dans un mouvement vif et anxieux, elle souleva les draps afin d'étudier sa tenue.
Elle portait toujours sa blouse légère et ample, mais son jean avait été remplacé par... absolument rien. Enfin si, elle avait encore ses sous-vêtements, mais au-delà, il n'y avait plus que ses jambes nues. L'avait-il déshabillé ? Elle sentit ses joues s'embraser à la pensée de sa culotte si basique et de ses jambes si blanches. Elle aurait dû s'indigner, se révolter, hurler son outrage, mais la seule émotion dont elle fut capable était ce trouble né de sa si banale personne soumise au regard de cet homme si… beau ?
Pourquoi était-ce le premier adjectif qui lui venait à l’esprit ? Beau ? Le trouvait-elle réellement beau ? Elle n’y avait jamais réfléchi. Agaçant, intrusif, exaspérant, taciturne, inquiétant, oui. Mais beau ? L’était-il vraiment ?
Non, il ne l’était pas. Il était tellement plus que cela. Elle n'aurait su dire si elle était la seule à le percevoir ainsi, ou bien s'il en allait de même pour le reste de l’humanité, mais il émanait de lui cette beauté froide et si intimidante. Il était loin de la perfection physique, et pourtant son nez légèrement tordu et busqué, ses lèvres pleines, et ses traits angulaires contribuaient à le rendre si fascinant. On eût dit un David, un Rodin, sculpté dans le marbre, figé dans le temps, parfaitement immobile et pourtant si vivant. Une fournaise aussi glaciale qu’une chaleur givrée.
Pourquoi avait-il fallu qu'il lui ôtât son jean ? Au moins avait-il eu la décence de lui laisser sa blouse, lui épargnant une humiliation supplémentaire. Dans un gémissement, elle trouva refuge en position foetale sous les draps. Elle allait rester ainsi jusqu'à ce que les cachets aient agit. Et sûrement même au-delà. Jusqu'à ce que mort s'ensuive, peut-être. La tête sous les draps, elle était à l'abri de tout, mais surtout de lui. Qu'il s'agisse de honte, de gêne, de peur ou de rancœur d'ailleurs, peu importait la confusion du ressenti à son propos, elle était sûre d'une chose : elle ne voulait plus jamais le croiser de sa vie.
*
Oppressée, acculée. C'est le sentiment qu'elle avait, qu'elle ressentait, qui lui gonflait la gorge et le thorax, tandis qu'elle patientait dans la grande cuisine. Ses lunettes sur le nez, des feuillets déchirés éparpillés tout autour d'elle, elle enchaînait de la mine charbonneuse de son vieux crayon les additions, mais surtout les soustractions. À combien en était-elle, déjà ? Le chiffre ne faisait que croître à chaque seconde écoulée, comme si rien ne pouvait stopper la progression de cette chute et l'imminence d'une conclusion déjà plus qu'évidente. Le téléphone posé sur la table, grésilla à nouveau, annonçant le retour de son interlocuteur sur haut-parleur. Quelques bruits de papier que l'on froisse ou défroisse, puis se fut la voix de Benjamin qui prit le relais du silence.
— L'eau et l'électricité c'est fait, mais est-ce que tu as compté le gaz ?
— Le gaz ne nous sert que pour le chauffage. Pourquoi j’aurais besoin de compter le gaz ? On est en plein été.
Elle avait répondu d'une voix éteinte, poussant du doigt pour remonter ses lunettes sur son nez, sans jamais quitter ses comptes des yeux.
— Ce sont des mensualités, Ast', ce n'est pas calculé en fonction des saisons, mais en terme de montant annuel.
Elle le savait, pourtant. Ce n’était pas la première fois qu’elle mettait le nez dans les comptes du foyer. Elle faisait ça depuis des mois, peut-être une année. Mais Astrée avait l’esprit ailleurs, les pensées occupées par cette nuit, et celle d’avant. Et les jours aussi…
— Ils réclament plus de deux cent euros à payer avant… poursuivait Benjamin.
Le bruit de froissement revint, preuve que son cousin consultait les factures en même temps. Il faisait démonstration d'un sérieux que peu de gens lui connaissait.
— Ben, je peux te poser une question idiote ?
Elle n'attendit pas le verdict final. Elle avait d’autres préoccupations que la date d’échéance de la facture de gaz.
— Les écuries dans la cour…
« Eh bien quoi, les écuries dans la cour » semblait lui répondre le silence au bout de la ligne, tandis que son regard courait par-delà les verres épais et inégaux des fenêtres pour se porter sur les ruines qu’elle distinguait d’ici.
— Elles étaient comment, dans ton souvenir ?
— Les écuries ? Ma mère les a fait retaper ? Il était temps ! C’était une épave, ce truc.
— Non, ce que je veux dire, c’est… Hum… Elles ont toujours été en ruines ?
— Toujours, non. J’imagine qu’au XVIIIème siècle elles devaient même être flambant neuves, se moqua-t-il sans vergogne. Grand-père nous avait expliqué qu’elles avaient brûlé après s’être prises la foudre, tu ne te souviens pas ?
— Quand ?
Et tandis que son cousin se faisait un devoir de lui commenter sans omettre le moindre détail le grand incendie de 1803, un bruit suspect attira l'attention de la jeune baronne. Oreille et buste pivotèrent immédiatement en direction de ce signe de vie incongru. Ça venait de la cour, et ça se rapprochait dangereusement. Avait-elle oublié de cadenasser la grille ? Elle n'était pas sortie aujourd'hui, pas d'un seul orteil, et la veille... La veille elle n'avait pas été suffisamment en état pour vérifier si Docteur Jekyll avait bien fait le nécessaire.
Aussi, après avoir demandé à son cousin de patienter en le rangeant dans la poche de son short, elle se redressa sur ses maigres jambes, et entreprit de quitter la cuisine pour rejoindre l'entrée. Elle n'avait pas fait trois pas que déjà, des coups retentissaient à la lourde porte. Quelqu'un venait d'actionner le battoir en fer contre le bois abîmé. Non sans une pointe d’inquiétude, Astrée fit faire plusieurs tours à la grosse clef, avant de simplement entrouvrir la porte. Qui que ce soit, il n'était clairement pas le bienvenu. Elle n'était pas d'humeur à traiter avec au mieux un touriste, au pire un meurtrier. Cependant, à aucun moment elle ne s'était préparée à découvrir le visage bienveillant de Jeanne, les bras chargés de gamelles.
— Jeanne, mais... commença-t-elle avant d'être coupée par l'intérieur de sa poche.
— C'est qui ? C'est qui ? beuglait son téléphone.
— C'est Jeanne ! lui répondit sa cousine en s'adressant à son fessier d'où émettait la voix masculine.
— Jeanne ? Tatie Jeanne ? Bonjour Tatie Jeanne !
Imperturbable, le cousin poursuivait. Il n'avait pas à subir le regard semi-affolé d'une Jeanne qui cherchait à comprendre qui parlait et surtout où il se cachait, et qui fouillait du regard l'espace d’obscurité derrière Astrée. Comprenant que la situation ne ferait qu'empirer si elle n'intervenait pas, la jeune femme ôta le téléphone de sa poche, et le tendit en direction de la postière.
— C'est Benji, il te dit bonjour.
— Benjamin ?! s'étonna la vieille femme. Le p’tit Benjamin ? BONJOUR BENJAMIN !
Elle hurla à son tour, provoqua l'envol soudain et paniqué de plusieurs volatiles de la cour, et une surdité temporaire chez la petite baronne.
— Tu n'as pas besoin de crier, il... voulu-t-elle la prévenir.
Juste avant d'être interrompue par le hurlement de réponse du cousin, et les cris de Jeanne en contrepartie.
— J'te rappelle, conclut-elle, finalement, en mettant un terme à la communication sans autre forme de procès.
— Est-ce qu'il est toujours aussi beau garçon ? s'enquit Jeanne en passant la porte qu'Astrée lui maintenait ouverte.
— Il paraît, oui. Heureusement d'ailleurs, c'est un peu son seul atout.
*
Sarcastique mais souriante, elle précéda la vieille femme jusqu'à la cuisine, unique salle à peu près viable de l'immense bâtisse. Non, il y avait aussi la partie en location, bien plus conviviale, bien plus habitable, mais terriblement interdite... Astrée déposa son téléphone silencieux sur la table, et s'empressa d'inviter Jeanne à s’installer avant d’appuyer sur le bouton de mise en marche de la cafetière. Elle n'avait pas grand-chose à lui offrir d'autre, malheureusement.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle prudemment, son regard irrémédiablement attiré par les gamelles qu'elle venait de déposer sur la table.
— Oh, ça ? Des restes du festin d'hier. Plutôt que de les jeter, j'ai pensé que ça ne t’ferait pas de mal. Et avant que tu n’fasses ta mémeinte, j'ai déjà rempli mes placards, ceux de mes enfants, pièces rapportées et cousins au troisième degré.
Si elle n'avait plus la robe ni la coiffe, elle avait conservé ce je-ne-sais-quoi d'ancestral, une forme d'autorité mêlée de bonhomie qui réchauffait la pièce bien plus efficacement que toutes les vaines tentatives antérieures d'Astrée.
— Et pis, j'voulais vérifier par moi-même que t'avais pas été découpée en morceaux pendant la nuit, ajouta-t-elle dans un sourire amusé qui eut le don d'agacer prodigieusement la jeune femme.
Elle ne gardait pas de souvenirs très précis de la fin de soirée, mais elle était à peu près sûre de s'être débattue et d’avoir hurler au meurtre, voire même au viol. Un spectacle qu'elle se serait bien gardée de donner à des villageois qui ne l'avaient pas revu depuis des années. Charmante dernière image, qu'ils conserveraient là.
— C’est qu’vous avez fait votre petit effet, t’sais, poursuivait-elle en ouvrant divers paquets pour en sortir quelques croquants et autres pâtisseries.
Astrée avait beau détester la charité qui dégoulinait de ce geste, elle devait bien admettre qu'à la simple vue de ces douceurs, son estomac s'emballa, et sa bouche saliva. Elle avait faim. Très faim. Mais elle avait faim depuis tellement longtemps qu'elle en avait presque oublié à quel point elle pouvait être affamée.
— Tout le village ne parle plus que d’ça, la petite baronne et le séduisant inconnu...
— Séduisant ! ricana-t-elle, ponctuant le tout d'un bruit de bouche très infantile. Inconnu, surtout ! Visiblement, ça n’a pas dérangé le village d’être le témoin passif d’un enlèvement.
Mais Jeanne ne l’écoutait plus, ou du moins feignait de ne pas l’entendre. Cette dernière venait de mettre la main sur le document roulé qu’Astrée avait abandonné sur la table quelques jours plus tôt. Les doigts arthritiques déroulèrent le vélin. Les paupières se plissèrent à la découverte de son contenu, puis les lèvres se pincèrent.
— Où t’as trouvé ça ?
La main fébrile fouilla la poche de sa longue jupe pour en extraire une paire de lunettes. Les loupes en équilibre sur l’arête du nez, son doigt parcourait encore et encore le parchemin. Astrée ne pouvait pas expliquer à Jeanne qu’elle l’avait découvert dans les caisses bien ordonnées d’un lieu qui avait cessé d’exister en 1803, d’après Benjamin. Son regard se porta à nouveau en direction des écuries mais… Non, toujours des ruines. Plus la moindre de trace des boîtes et autres coffres.
— Je ne sais pas même pas de quoi il s’agit, éluda la jeune femme occupée à sortir des tasses d'un placard.
— Il m’semble que c’est l’arbre généalogique que ton grand-père cherchait. Celui qu’avait été produit pour vos lettres de noblesse.
Astrée marqua l’arrêt. D’abord le cours magistral sur l’amour courtois, et maintenant ça ? A quel moment Jeanne était passée du statut de postière de village à celui de doctorante en Histoire Médiévale option Beynac avancée ?
— Comment tu sais tout ça ?
Se pourrait-il que la vieille femme soit détentrice de quelques réponses aux folles questions qui obsédaient Astrée ?
— De quoi tu m’causes, gouyate ? C’est juste que quand on était minot, avec ton grand-père, on s’passionnait pour vot’ famille, l’Histoire, tout ça. On a longtemps cherché c’t’arbre là, mais ton arrière-grand-père sout’nait qu’il avait cramé dans l’incendie d’la vieille grange.
Encore les écuries ? Ce ne pouvait être une simple coïncidence.
— Que sais-tu de cet incendie ?
Lentement, entre deux mordillements de lèvre inférieure, Astrée s'était approchée. Deux tasses fumantes à la main, elle s'en était allée s'installer près de la vieille dame, dont les yeux ne quittaient pas les prénoms du parchemin.
— Ma foi, pas grand chose, si c’n’est que le vieux arrêtait pas d’se plaindre que toute votre histoire avait brûlé c’soir-là. A l’époque, ils y avaient stocké plein d’documents importants dans des malles, et piouuuuuf, les flammes ont tout bouffé !
Astrée avait toujours su que Jeanne et son grand-père avait été très amis. Peut-être même plus que cela. Mais elle ignorait qu’ils avaient passé leur enfance à enquêter sur ses propres ancêtres. Qu’y avait-il à investiguer, de toute manière ?
— Mais si tu m’disais plutôt comment s’est terminé ta nuit ?
D’un mouvement rapide, trop rapide, Jeanne délaissa le vélin et pivota sur le banc afin de se tourner complètement vers Astrée. Le pli soucieux entre ses sourcils avait disparu. A la place, l’amusement étira ses traits, la rajeunissant de quelques décennies au passage.
— Mal ! J’ai même rêvé qu’il me tuait. Mais n’essaye pas de changer de sujet.
— Crévindiou, tu rêves du bonhomme, à présent !
Tout y était. Le sourire carnassier, l’oeillade complice, et la nausée chez Astrée.
— C’est pas ce que tu imagines.
Astrée baissa les yeux, hésitant à confier ce qu'elle se refusait toujours à admettre. Cependant, le taire ne changeait rien au phénomène qui semblait ne faire que croître de jour en jour. Conserver tout ça en elle, surtout en cette période durant laquelle le deuil la rendait si vulnérable, n'aidait en rien. Elle allait finir par exploser, perdant le peu de raison qu'il lui restait encore. Jeanne était là, bienveillante, apaisante, prête à l'entendre, mais surtout à l'écouter. Depuis combien de temps n'avait-elle pas fait ça ? Depuis combien de temps ne s'était-elle pas confiée ? Le fardeau était trop lourd à porter, il lui fallait de l'aide, juste un peu. Et Jeanne paraissait si solide, comme Atlas et le monde sur ses épaules. Après tout, elle n'était pas obligée de tout lui raconter. Peut-être qu'avec quelques détails, même superficiels, la vieille femme aurait un semblant d'explication ?
— Il te plait !
Jeanne, triomphante, se mit à applaudir comme une enfant. On était très loin de l'image d'Atlas, brusquement.
— Pas du tout ! Absolument pas ! tenta-t-elle de se défendre. C'est tout le contraire ! Il tire la tronche sans arrêt, menace de me tuer à tout bout de champ, et ne parle jamais. Ou seulement sous la torture, par monosyllabe...
— Il t'énerve ?
— Pire ! Il m'exaspère, me donne envie de le frapper la plupart du temps.
Elle ne savait pas trop si c'était Jeanne ou elle-même qu'elle cherchait à convaincre mais la première ne semblait guère convaincue par sa tirade, au vu du large sourire qu'elle affichait encore, comme détentrice d'un secret qu'elle conservait jalousement.
— Et l'autre moitié du temps, quelle envie tu nourris à son propos ?
Aucun contre-argument n'aurait pu détromper la postière tant les joues rouges et la peau brûlante d'Astrée répondaient à sa place. Aussi préféra-t-elle conserver le silence un instant, le temps de reprendre contenance et visage humain.
— Il quitte son isolement pour te r’trouver à une fête... renchérit Jeanne en levant son index. Il s’fend d'un déplacement jusqu'à ta table, t'invite à danser, et finit par t’raccompagner jusque chez toi. Y a des premiers rendez-vous qui s'avèrent moins copieux.
Quatre doigts en l'air, elle rayonnait, comme si elle ne faisait qu'énoncer un fait établi que rien ne pourrait venir contredire. Astrée qui s'était levée pour rejoindre le seuil de l'arche jeta des regards en direction du salon, celui-là même qui communiquait avec la zone des locataires. Manquerait plus qu'il assiste à toute cette conversation et s'imagine que... Quoi ? Qu'il lui plaisait véritablement ? Non, il ne lui plaisait pas le moins du monde. Elle avait juste besoin de savoir si l'attraction qui émanait de lui était réelle et commune à la gente féminine, ou bien s’il s’agissait d’une des innombrables étrangetés qu’elle subissait depuis qu’elle était revenue à Beynac.
— Mais arrête, Jeanne ! Il sait même pas sourire, comment pourrait-il me plaire ?
— Parce que toi, tu es la joie de vivre incarnée...
— Tu comprends pas.
Et comment pourrait-il en être autrement ? Astrée elle-même ne comprenait pas, ne se comprenait plus. Elle n’avait rien demandé, rien provoqué. Ce n’était absolument pas le moment, qui plus est. Il lui restait encore tellement à faire. Tellement à penser Elle n’avait certainement pas besoin d’une pseudo romance totalement fantasmé par la vieille femme. Mais cette dernière n’était plus qu’un flot ininterrompu de cancanages. Quelle idée avait eu Astrée de vouloir se confier à la reine mère des commérages ? Et la voilà qui évoquait, à nouveau, la danse de la veille. Rêveuse, Jeanne avait les yeux perchés au plafond, la tasse au bord des lèvres.
— Après réflexion, j'ai décidé d’mettre ça sur l’compte de son métier, disait-elle.
Son métier ? L’incompréhension d’Astrée dû être suffisamment visible puisque Jeanne s’exclama immédiatement :
— Oh diou, Astrée ! Tu n’sais donc vraiment rien à propos d’tes locataires ? Il est danseur.
Danseur ? L’imaginaire d’Astrée fut assailli d’images tout droit surgies d’émissions de télé sur lesquelles elle avait parfois zappé. Des danseurs de salon, de comédies musicales… Elle tentait de se représenter l’homme congélateur en collant fluo occupé à gesticuler derrière un chanteur de variété. Ça sonnait surréaliste à son oreille. Improbable. Inenvisageable.
— A l’Opéra d’Paris, ajouta-t-elle devant l’air ahuri d’Astrée.
Tellement plus chic. Evidemment. Là, ça collait bien avec le personnage. Supérieur au reste de l'humanité jusque dans sa façon d'être rémunéré. Un danseur classique. Ça expliquait son allure, son maintien, son élégance, la fluidité de ses gestes, la facilité avec laquelle il l'avait soulevé et transporté jusqu'à la gentilhommière... Un domaine pour lequel les connaissances d’Astrée se résumaient au trop connu et très couru.
— Comment tu sais tout ça ? finit-elle par lui demander.
Astrée refoula le flot de ses autres questions pour se focaliser sur cette faculté que Jeanne avait de tout savoir sur tout le monde, même les plus distants et énigmatiques. Était-ce la torture ? Une organisation secrète et gouvernementale dont elle serait la secrétaire ? L'espionnage international ?
— Parce qu'il me l'a dit.
Certes, c’était moins spectaculaire, d'un coup. Quoique...
— Quand ? Comment ? Pourquoi ?
— Quand il m'a engagé comme cuisinière, Pardis ! Et pour l’comment et l’pourquoi, je répondrais simplement que d’parler, communiquer, ce sont des choses qui s’font très naturellement entre gens normaux, t’sais ?
Elle travaillait pour lui ? De toutes ces révélations, c'était le détail qui la surprenait le plus. Non pas qu'elle doute des qualités de cuisinière de Jeanne, elle avait encore fait des miracles la veille, mais... Pourquoi elle, pourquoi maintenant ? Pourquoi avait-il besoin d'une cuisinière tout bonnement ? Passablement sonnée, Astrée mit un moment à retrouver la parole en même temps que ses esprits.
— Après tout, si une cuisinière semble indispensable à Monsieur, alors autant que ce soit toi. Juste, si tu pouvais éviter de parler de moi lorsque tu seras chez eux...
— Evidemment, ma chérie, affirma cette dernière en tendant une main dans sa direction, comme pour étreindre la sienne, bien trop loin.
Un mouvement de poignet plus tard, et la voilà qui observait sa vieille montre avec attention, sourcils froncés et mine rembrunie.
— Faut que j’file, gamine. J'ai déjà trop traîné et ma Poste va pas se rouvrir sans moi.
Elle avait déjà quitté le banc, une main sur les reins, et le patois aux lèvres tandis qu'elle râlait à voix basse. Dans ces instants-là, Astrée prenait conscience de l'âge de la vieille femme, tout comme celui du Capitaine et de la quasi totalité de ces personnes qui avaient accompagnés chacun de ses pas d'enfants dans les ruelles. Funestement, elle se surprit à s'interroger sur le nombre d'années qui lui restait pour profiter d'eux. Il en allait ainsi depuis le Décès, depuis qu'elle avait quitté l'enfance pour l'âge adulte, celui où la conscience de l'imminence de la mort est finalement effective. Avant ça, on s'imagine que chaque personne aimée est immortelle, qu'on a toute la vie devant nous, que rien de mal ne peut nous arriver. Et puis la fatalité surgit, et nos héros d'antan se drapent de cette vulnérabilité. Superman avec un compte à rebours au-dessus de la cape. Combien de temps encore ? Combien ?
— J’suis heureuse que t'aies pas eu à endurer l’ensag, l'informa-t-elle en arrivant à sa hauteur.
Une main rugueuse couru sur sa jeune joue. Une caresse visant à atténuer le sourire moqueur, vraisemblablement.
— Et fais-moi l’plaisir de délaisser un peu tes papiers pour mettre le nez dehors. Il fait si beau, et t’es si blanche...
La main se fit encore plus caresse avant d'être remplacée par des lèvres qui formèrent un baiser contre sa joue. Un baiser tendre, maternel, bienveillant et protecteur. Un geste si simple et qui, pourtant, ravagea le petit cœur de la jeune femme. Jeanne avait tourné les talons et passait déjà la porte d'entrée, qu'Astrée demeurait immobile le dos contre son arche, le bout de ses doigts contre sa joue, effleurant l'endroit où le baiser avait échoué. C'était stupide mais... plus personne ne l'avait touché comme ça depuis sa mère. Une marque d'affection pure qui lui laissait un goût sucré et acide sur la peau. Douceur et amertume. L'assouvissement d'un manque qui n'aurait été si seulement... Elle ferma les yeux, sa respiration allait au rythme des pas qui s'éloignaient sur le pavé. Elle ne les rouvrit que lorsque la sonnerie de son portable la tira de son état d'inertie.
— Oui, Ben, désolée... annonça-t-elle en décrochant. Rappelle-moi pourquoi je peux pas parler à Pâris ?
Très bon chapitre, à la fois on se pose après les événements de la nuit/du chapitre d'avant avec le dialogue Jeanne/Astrée et en même temps on rentre un peu plus dans le mystère avec ces parchemins qui devraient être en cendres. C'est bien amené et c'est judicieux que Jeanne soit cette figure posée, fiable, les pieds sur terre en contraste avec l'étrange qui rentre de plus en plus dans la vie d'Astrée. En même temps, c'est aussi bien qu'elle dialogue avec son cousin, cela aère aussi le récit.
Il me tarde la suite.
Je suis toujours rassurée après tes commentaires ! Pourvu que ça dure, comme on dit.
En plus... Je n'en crois pas mes yeux, mais... Serait-ce un chapitre sans coquille ?!
quand on était minot (rajouter un s)/d’avoir hurler au meurtre/Oreille et buste pivotèrent immédiatement (je ne ferais pas pivoter les oreilles)/l'avait ramené jusqu'ici,(je mettrais un "e" à ramené).
Je corrige ça tout de suite, merci !
Un chapitre un peu plus calme après les précédents, je trouve ça bien cette variation de rythme, ces accélérations/deccélerations donnent du rythme à ton récit. Sacré réveil pour la pauvre Astrée ! On sent bien l'ambivalence de ce qu'elle ressent vis à vis de Syssoï, c'est très intriguant pour la suite de l'histoire haha !
Hum hum, étrange ce document qu'elle a réussi à tirer de la grange... là où il censé avoir brûlé deux cent ans plus tôt. Du coup, je m'interroge sur les facultés de notre chère Astrée : est-ce simplement des réminiscences du passé auxquelles elle a accès ou est-elle réellement capable de traverser les âges pour en ramener des éléments physiques ? Mystère, mystère ;)
Le personnage de Jeanne me plaît toujours autant, haha ! L'échange avec Astrée et le petit featuring avec Benjamin (vraiment, on l'a pas vu beaucoup mais il m'a fait forte impression, je l'aime trop haha) étaient savoureux, je riais comme une baleine. On sent toute la tendresse entre les personnages, caché derrière leur ton et leurs mots que tu rends très bien. Je trouve ça vraiment super la façon dont tu fais vivre tes personnages, ils ont l'air plus de chair que de papier dans leur diversité et la sincérité avec laquelle tu les traites. Et la caresse finale de Jeanne... Ca m'a serré le coeur, mais j'ai trouvé ça très juste de souligner l'absence de la mère d'Astrée de cette manière.
Si j'ai juste une réserve, c'est que parfois on ne sent peut-être pas assez cette période de deuil et cette absence. Je veux dire, Astrée le verbalise (surtout avec l'histoire de l'appareil photo plus loin, mais j'y reviendrai dans mon commentaire de ce chapitre en particulier), mais on ne le sent pas toujours à travers ton écriture, dans ce qu'on lit entre les lignes. Ca pourrait se traduire par l'utilisation d'un champ lexical particulier, renforcer l'impression que le fantôme de sa mère hante cette maison de son enfance, est dans chaque pierre, dans chaque ombre... Après ça dépend de comment tu voulais traiter le deuil, de quelle intensité tu veux lui donner, etc. mais il y a certains leviers sur lesquels tu pourrais jouer si tu veux accentuer cette idée ! :)
Merci beaucoup pour ces moments de lecture en tout cas, qui sont toujours très agréables et bon courage pour ta période de rush !
Les facultés d'Astrée, c'est encore un peu nébuleux. Du moins, ça l'était au précédent jet. Pour celui-ci c'est vraiment très clair dans ma tête, mais encore faut-il que je parvienne à les introduire convenablement dans ce jet-ci. De fait, c'est très intéressant de lire ton ressenti et tes interrogations, ça me permet de voir si ça fonctionne.
Ravie que Jeanne te plaise. Surtout que tu es mon baromètre en ce qui la concerne. Le baromètre de Denise, haha. Et concernant Benjamin, ta patience sera bientôt récompensée.
Le deuil... Compliqué à aborder, en effet. J'ai un peu de mal avec le juste dosage. Je ne veux pas plomber le lecteur avec la dépression constante d'Astrée, mais je ne veux pas non plus qu'on puisse imaginer qu'elle n'y pense plus. Au contraire, elle y pense en permanence, mais cherche à repousser cette pensée plus loin, à plus tard, pour ne pas se paralyser totalement. N'hésite pas à me dire comment tu ressens les choses à ce propos sur les chapitres suivants. De mon côté je vais retravailler ça sur les chapitres en réécriture.
Merci pour ta lecture et ton retour.
Et Joyeux Noël ! :))
Dur réveil pour Astrée !
Le mystère s'épaissit sur les évènements étranges. Je commence à me demander si Syssoï n'est pas là pour la dissuader de vendre ou un truc du genre.
En tout cas elle replonge aussi dans les soucis financiers, et je pense que sa bulle détente va éclater.
Jeanne, elle est vraiment adorable. Intrusive, marieuse, mais adorable. Avec un côté maternel. Et donc qui cuisine pour lui. Curieux, ça.
En plus il est danseur classique, donc... entre autres choses. Toujours curieuse de voir où tu nous emmènes.... ^^
Comme d'habitude, je ne te dis rien du tout, mais je note toutes les pistes que tu déterres, héhé !
Je pense que les chapitres à venir vont lever un peu du voile qui trouble, délibérément, les objectifs des uns et des autres... :))