Écartelée. Elle allait être écartelée. Si elle avait eu le choix, elle aurait opté pour la pendaison, tellement plus rapide et propre, mais le crime était bien trop élevé pour mériter pareille faveur. Alors, le bûcher, peut-être ? Il allait falloir que ce soit public et spectaculaire. Elle allait servir d'exemple, offerte en pâture à une foule avide de divertissement, mais surtout de sang. Une foule qui mangerait, danserait, festoierait sur son cadavre, exaltée par la mort frappant dans un autre foyer que le leur. Pourtant, à sa place, en auraient-ils fait autrement ? Auraient-ils opté pour une autre voie, un autre choix ?
La lourde capuche de sa cape rabattue devant ses yeux, elle tentait de faire taire les battements sourds de son cœur afin de prêter l'oreille aux allers et venues de la Garde. Plaquée dans l'ombre d'un mur, elle laissa les hommes, lourdement vêtus aux couleurs du Seigneur, passer sans la voir. L'écho de leurs pas se répercutant sur les hauts murs d'enceinte n'avaient rien de très discrets, mais ce simple son suffisait à faire naître la crainte chez tous les villageois. Ils n'avaient pas besoin de plus afin de faire respecter le couvre-feu imposé.
Écartelée, sans aucun doute, elle allait être écartelée. Si elle survivait assez longtemps pour ça. Alors, elle n'avait d'autre choix que de réussir, atteindre le rempart côté nord sans se faire prendre, et fuir. Le plus vite possible. Le plus loin possible. Toutes les portes de la Cité étaient fermées dès les derniers rayons d'un astre agonisant sur l’horizon. Seuls les chevaliers de la noblesse avaient l'autorisation d'aller et venir comme bon leur semblait. Le reste de la populace demeurait soumis au bon vouloir de la Garde. Même elle. Surtout elle.
De jour comme de nuit, elle vivait recluse entre les murs d'enceinte, n'observant la liberté qu'au travers des meurtrières de sa chambre. C’était depuis cet observatoire qu'elle avait étudié, également, les tours de ronde du haut des remparts. Cela lui avait pris des semaines, des mois peut-être. De nombreux détails restaient encore imparfaits, mais elle n'avait plus eu le choix. Ce serait cette nuit ou jamais. Des semaines durant, elle avait étudié les lieux, les heures, et les gens. Parce qu'avant de s'enfuir de la cité, elle avait dû s'échapper du Castel, tromper la vigilance du maître des lieux et de sa milice armée. Elle avait pris tous les risques, ces mêmes risques qui lui interdisaient de se faire prendre.
Infamie, parjure... Des crimes dont on l'accusait sous forme de murmure. Aux premières lueurs de l'aube, lorsqu'on découvrirait sa couche vide, on ne se contenterait plus de les chuchoter.
La lueur des torches dessina son profil sur les pierres de l'escalier contre lequel elle trouvait abri. Elle attendit que son ombre réintègre sa place pour se relever, elle et ses jupes, et traverser la cour jusqu'à la tour nord. D'après ses observations, elle devait être déserte à cette heure-ci. Mais si elle s'était trompée, si les horaires ou les habitudes ne se trouvaient pas respectée, et qu'un garde se trouvait au sommet, alors ce serait lui ou elle. Dans la pénombre de la tour, elle retira sa capuche, jaugeant du regard le nombre impressionnant de marches qui la séparait de cette liberté.
Une main sur la poignée raffinée de la dague qu'elle avait rangée dans sa ceinture, elle entreprit sa progression sans un regard en arrière. Elle n'avait jamais tué. Elle n'avait même jamais levé la main sur quiconque, mais ce soir, elle n'hésiterait pas. Ce soir, il en allait de sa propre vie. Et pas seulement la sienne. Heureusement, la garde se trouvait occupée du côté sud du chemin de ronde, délaissant totalement le versant nord pour les cinq prochaines minutes.
Pourtant, il s'agissait du point le plus faible des défenses. Donnant sur une zone surélevée du terrain, la muraille était bien moins haute de ce côté-ci, et la chute éventuellement moins mortelle. Une simple échelle permettrait à un assaillant d'y grimper, et une simple corde, lui permettrait à elle, d'en descendre. Une corde qui se trouvait jalousement gardée par la silhouette qu'elle distinguait à quelques mètres, occupée à déverser son précieux bien par-delà les créneaux.
Son soulagement ne fut que de courte durée. Et tandis qu'elle pressait le pas pour rejoindre la silhouette, tout s'accéléra. D'abord un cri. Un ordre. Un simple « Halte-là ! » qui déclencha la fin d'un monde.
Puis des pas précipités. Les siens. Mais d'autres aussi, proches et lointains. Un garde isolé, celui qui avait crié, et la Milice au complet alertée par ce même cri. Écartelée, elle allait être écartelée, mais sur l'instant, elle n'en avait cure. Seule la silhouette avait une importance immédiate. Tout se déroulait si vite, et pourtant elle allait si lentement, comme prisonnière d'un espace-temps au ralenti. La silhouette semblait si loin, et le garde si proche. Elle jeta un regard paniqué par-dessus son épaule, pour découvrir l'homme dont la tunique arborait fièrement le blason de son suzerain extraire une flèche de son carquois, et la glisser dans son arbalète.
Durant cette seconde qu'il lui restait à vivre, elle eut le sentiment de tout sentir, de tout ressentir. La brise fraîche soulevant ses cheveux humides de sueur froide, l'essence des vignes chatouillant ses narines, la pierre dure et solide sous la semelle fine de ses souliers, le chant d'un imperturbable corbeau… Et le sifflement de cette flèche, qui progressait tellement plus vite qu'elle.
Durant cette seconde toute puissante, il lui sembla que le temps s'inversait, lui permettant d'être plus rapide que le reste du monde, de ce monde qui touchait à sa fin. Et elle sut ce qu'elle avait à faire, ce qu'on attendait d’elle. Ce qu'elle-même attendait depuis si longtemps. Elle avait toujours vécu dans cette attente. Persuadée d'être née pour une raison bien précise. Elle n'avait plus peur, désormais, et ce fut avec un sourire serein qu'elle se retourna, se jeta sur le côté, fit face à l’assaillant. Elle se transforma en obstacle imprévu sur la trajectoire d'une flèche qui n'aurait jamais manqué sa cible, autrement.
La douleur meurtrière lui coupa le souffle, irradia de son épaule jusqu'à l'intégralité de son corps, et occulta celle de la chute, et de sa tête cognant la pierre.
Sur le dos, la lune pour seule témoin, elle porta une main fébrile au lourd cylindre de bois pointant de son sein, juste au-dessus de son cœur. Elle voulut l'en ôter, mais se résigna à la laisser là. Qu'importe, puisqu'elle l'avait si ardemment souhaité. Un voile opaque entama sa progression sur ses rétines. La mort lui tendait les bras. Finalement, elle ne serait pas écartelée. Finalement, elle était libre. Une liberté douloureuse, une liberté maudite, mais sa liberté tout de même. Elle toussa péniblement, teintant de gouttes écarlates ses joues si blanches.
La mort était là, la lune s'éloignait. Mais avant qu'elle ne disparaisse totalement, une tunique à blason écarta le voile opaque. Sa grande main ôta la flèche, mais elle ne sentait déjà plus rien, puis sa voix satura l'air environnant de son prénom. « Aelís ». « Aelís ». Sa voix gémissante, avant que son visage n'emplisse son désormais très restreint champ de vision. La légère fossette de son menton, le carré de ses mâchoires, le dessin si précis de ses lèvres, son nez fin tirant légèrement sur la gauche, et la surprise dans son regard d'acier. Surprise et regrets. Il l'avait tué. Lui.
Lui... Lui !
*
Le hurlement troua le silence. Un hurlement primitif, instinctif, déchirant. Un hurlement de douleur tandis qu'elle se redressait vivement, une main plaquée contre son cœur, les yeux grands ouverts sur un décor totalement inattendu. Non plus les remparts austères qu'elle tentait tant de fuir, mais une chambre. Sa chambre, celle de la gentilhommière de Beynac. Astrée, c'était son prénom. Bien qu'elle nage encore en pleine confusion, elle savait qui elle était et où elle se trouvait. Et pourtant cette douleur en travers de son épaule était si réelle… Le hurlement s'était tu, remplacé par ce prénom qui était sien sans l'être. Aelís. Aelís.
Elle gémissait encore lorsqu'elle remarqua la grande main fraîche qui sévissait sur son front, sa tempe, sa joue, depuis un moment déjà. Une paume accompagnée d'une voix qui se voulait apaisante tout en restant ferme. Une voix qui lui rappela ce prénom qu'elle n'avait de cesse de répéter, et cette flèche qui lui avait transpercé la peau. Elle voulut reculer, s'échapper, lui échapper, mais les draps la retinrent. La respiration folle, le corps tremblant, elle n'était plus capable du moindre mot, du moindre son. Les genoux ramassés contre sa poitrine, elle s’autorisa à ôter la main de son cœur pour en étudier la paume. Ni flèche, ni sang, pas même l'ombre d'une blessure ou cicatrice. La réalité prenait le pas sur ce rêve si... vivant. Vibrant, réel et cruel.
— Tout va bien, répétait la voix de celui qui débute dans ce rôle. Rendors-toi...
Son toucher plus que ses mots eut l'effet escompté, et roulée en boule sur le côté, elle s'enfonça, à nouveau, dans l'oreiller. Elle n'en demeurait pas moins tremblante, mais lessivée par la soirée. Elle était à bout de forces suite à ce rêve. Ce n'était pas la première fois, c'était même une habitude. Chaque matin elle se réveillait dans le même état, sauf que cette fois...
— Je m'en souviens... Je me souviens de tout, souffla-t-elle tandis qu’elle peinait à maintenir ses paupières ouvertes sur l'homme agenouillé à sa hauteur.
— De quoi ? chercha-t-il à s'informer, à gratter les dernières secondes de conscience pour l'amener à l'éclairer.
— De mon rêve... De toi... chuchota-t-elle les yeux clos, se laissant entraîner vers Morphée. De comment tu m'as tuée...
*
Dans l'ombre du mur, la silhouette attendit patiemment que le calme revienne. Elle s'assura que la crise était passée et que rien d'autre ne saurait troubler davantage cette nuit d'été. Les minutes s'égrenèrent sans plus un cri, sans plus un bruit, sans plus une parole échappée, une révélation faite. Encore quelques minutes puis, sous le regard vide de la statue de la cour, la silhouette se détacha, et traversa sans appréhension les lieux désertés.
Sans un regard en arrière, sa main referma la grille qu'il avait laissé ouverte à l'aller, les bras trop chargés pour qu'il puisse s'inquiéter d'une éventuelle intrusion. Un léger clic plus tard, et le cadenas assurait, à nouveau, son rôle protecteur tandis que, depuis la ruelle, la main désormais libre, s'évertuait à fouiller une poche pour en extraire un portable.
Il était très tard, voire même très tôt, mais qu'importe. Les doigts composèrent intuitivement un numéro répété maintes fois. Une tonalité, puis deux, et finalement la voix sèche et expéditive habituelle. « Elle se souvient. » furent les seuls mots offerts à l'interlocuteur qui en demeura silencieux un moment.
— C'est plus rapide que ce que nous avions prévu, finit par laisser entendre l’interlocuteur après réflexion.
— Je sais.
— De plus en plus rapide à chaque fois.
— Les circonstances s'y prêtent, argumenta la silhouette en s'éloignant de la masure.
— Probablement, soupira l’autre, visiblement las. Tu sais ce qu'il te reste à faire.
— J'attendais votre aval.
— Tu l'as.
Autoritaire, imperturbable, comme toujours, et aussitôt l'écran n'afficha plus qu'un message d'alerte. « Fin d’appel ». Il avait raccroché. Pas besoin de s'encombrer de politesses inutiles, ils se connaissaient depuis bien trop longtemps pour ça. La mission était leur seule priorité, leur unique raison de vivre.
Ralalala, t'as vraiment l'oeil ! Moi qui pensais être très perspicace dans chacune de mes lectures, ce n'est absolument rien comparé à toi. Je suis admirative.
J'ai eu parfois un peu de mal à comprendre ce qu'il se passait, notamment au moment où le garde (Syssoï donc si j'ai bien compris, enfin la version passée de lui) tire sur Astrée. Elle se fait toucher parce qu'elle se jette devant la flèche pour protéger la silhouette qui l'attend devant la corde, c'est ça ? Dans ce cas-là, pourquoi est-ce Syssoï et pas cette silhouette (qui doit donc avoir un lien avec elle) qui vient la trouver alors qu'elle meurt ? Je suppose qu'une part de ce flou est volontaire pour garder du suspens (c'est réussi d'ailleurs), sinon cette partie là gagnerait à être un peu plus claire je pense ;)
Ce n'est qu'un détail, j'ai beaucoup apprécié ce chapitre et était très frustrée en arrivant au bas du texte haha ! Mais qui est l'interlocuteur de Syssoï ?! Va-t-il la tuer ? Haha, c'est très intriguant, j'ai tellement hâte d'en savoir plus !
Le paragraphe de flou où Astrée se réveille et où les deux identités se mélangent est très reussi aussi. On sent toute la détresse du personnage dans ton écriture à ce moment-là, la violence de ce rêve/souvenir et le contraste entre la douceur de la main de Syssoï et l'horreur de ce qu'il a fait dans le rêve/ce dont il parle ensuite au téléphone. Chapeau !
Du coup, le flou est, en effet, totalement volontaire. Ce qui doit répondre à quelques unes de tes questions. Pour le reste, encore un peu de patience, ça arrive doucement mais sûrement.
Merci pour ton retour, tu me rassures sur tellement de points ! Merci beaucoup ! :))
Quand je disais flou, c'est qu'au moment où Syssoï tire la flèche, je n'étais pas trop sûre, à la lecture de ces quelques flèches, de qui était visé. J'ai dû relire plusieurs fois le paragraphe avant de supposer qu'Astrée se jetait en travers de la flèche. Peut-être à préciser... (Après c'est peut-être moi qui ait le cerveau d'une belette, hein x) )
Ah oui, au fait ! C'était nickel le vocabulaire de Jeanne cette fois-ci ! J'ai trouvé ça tout pile comme il faut, alors bravo ! ;)
Et merci pour Jeanne (peu importe que tu le dises ici ou ailleurs), justement j'attendais ton retour à ce sujet. Ravie et soulagée de constater qu'elle trouve ENFIN son langage, notre grand-mère ! :))
Un passage très très intriguant, ou à la fois on apprend des trucs, et en même temps le mystère s'épaissit !
Va-t-il la tuer comme il semble être condamné à le faire chaque fois ? Ou l'enlever ?
Est-ce que l'un des deux serait sa simili âme-soeur ? ^^
Sinon j'ai relevé 2-3 détails :
"Alors, le bûché, peut-être ? Il allait falloir que ce soit publique" -> bûcher ; et peut-être public ?
"Son touché plus que ses mots" -> toucher
"De comment tu m'as tué..." -> tuée ?
Et je me demande qui est le commanditaire ? Qui tire les ficelles dans l'ombre ? Aura-t-elle quelqu'un pour l'aider, cette fois ? ^^
Pour le reste, tes questions sont, encore une fois, très pertinentes, et me permettent de voir ce que j'ai réussi et ce que j'ai moins réussi. Je suis ravie que ça t'intrigue autant ! hahaha ! Non pas que je sois sadique ;)
Merci pour ton retour, Notsil, et désolée pour ces fautes